Karolyne Auger: les chroniques de la femme d'à côté

Publié le 07/03/2020 à 09:06

Karolyne Auger: les chroniques de la femme d'à côté

Publié le 07/03/2020 à 09:06

Karolyne Auger

Le jugement, la non-reconnaissance du travail accompli, la présomption que l’entreprise n’est pas à toi, mais à ton père, ton mari, ton frère… c'est aussi ça être une entrepreneure en 2020. (Photo: Daniel Desmarais)

« En ce 8 mars 2020, journée internationale des femmes, j’ai le bonheur de céder ma tribune à ma femme. Merci au Journal les Affaires pour cette superbe idée ! »

BLOGUE INVITÉ. Je m’appelle Karolyne. La majorité d'entre vous connaissez mes produits — Pur Vodka, romeo’s gin et compagnie — lisez les chroniques de mon mari chaque semaine, le voyez à la télé, l’entendez à la radio ou le suivez en conférences ou sur les multiples réseaux sociaux. Moi, je suis la femme d’à côté.

Je suis née à Québec au milieu des années 80. Fille unique, j’ai grandi dans une famille tricotée serrée où travailler dès le plus jeune âge était plus important que n’importe quel diplôme. Avoir un emploi était une sécurité, une manière de s’assurer de ne manquer de rien. Très jeune, on m’a inculqué l’importance de bien gérer ses finances personnelles. Chaque dollar était calculé et les prises de risques presque inexistantes.

Le compte de carte de crédit rentrait et il était payé en totalité le lendemain. Les spéciaux, les publisacs, les coupons-rabais faisaient partie de mon quotidien.

Mon rêve de petite fille était d’être une mannequin internationale. Pour cette raison, j’ai arrêté l’école durant mon secondaire 5 afin de sauter sur l’occasion d’une vie: partir au Japon deux mois afin de débuter ma carrière. Quelques mois plus tôt, j’avais remporté, à Toronto, tous les honneurs lors du «Canadian Model Talent Convention 2002». Meilleur portfolio, meilleure démarche, meilleure photo, meilleure photo en maillot, deuxième meilleure couverture de magazine et, surtout, le grand prix de mannequin de l’année!

Mes parents n’avaient jamais pris l’avion, moi non plus. Je partais seule, à l’autre bout du monde, du haut de mes 18 ans, unilingue francophone, afin de conquérir l’Asie! Sans le savoir, j’étais partie de chez moi pour de bon.

Entre les multiples voyages au Canada, en Europe et au Japon fait en tant que mannequin, je rentrais à Montréal afin de travailler dans l’univers de la restauration, un univers qui est rapidement devenu une deuxième passion.

La rencontre

C’est à l’été 2006 que j’ai rencontré mon mari Nicolas dans un souper d’amis. Ce fut un coup de foudre immédiat, les fameux papillons dans le ventre! Il venait de terminer l’université et s’apprêtait à ouvrir son restaurant. La folie de se lancer en affaires dans un domaine qu’il ne connaissait aucunement, la foi inébranlable dans son projet et le fait que j’adorais la restauration m’ont fait tomber sous son charme très rapidement. Moins d’une dizaine de jours plus tard, nous aménagions ensemble.

Très rapidement, son aventure entrepreneuriale est devenue un véritable cauchemar. J’avais 21 ans, aucune expérience en affaires, j’ai décidé de m’impliquer comme j’ai pu afin d’éviter la catastrophe. Service aux tables, plonge, nettoyage des toilettes, barmaid, il n’y a rien que je n’ai pas fait pour l’aider à surmonter cette épreuve. Malheureusement, c’était trop peu trop tard. Nicolas a décidé de «vendre» les parts de son restaurant à ses «amis» et partenaires.

À peine quatre mois après notre première rencontre, quatre mois après l’excitation de l’ouverture du restaurant, l’aventure se terminait abruptement. Nicolas était endetté par-dessus la tête et je n’avais jamais vécu une telle insécurité financière. Moi qui payais mes comptes religieusement, qui avais réussi à amasser un coussin de sécurité, qui avais payé ma première voiture flambant neuve en «cash», je me suis retrouvée dans l’inconnu le plus complet. Je connais bien des personnes qui, à ce moment précis, seraient parties. Non par méchanceté, mais par peur. J’avais une carrière, des passions, des ambitions et des rêves. J’ai tout mis de côté afin d’aider Nicolas. Il a été obligé de retourner laver les planchers à l’hôpital à temps plein et trouver une manière de s’entendre avec les huissiers, la cour et les créanciers afin de rembourser un montant faramineux de dettes.

Plutôt que d’abandonner, on a décidé, ensemble, de se retrousser les manches et de tout faire pour nous sortir de cette situation que je ne souhaite à personne de vivre.

«Une autre idée folle»

En partant du restaurant, Nicolas avait déjà une autre idée en tête: celle de créer la première vodka produite au Québec. Je ne sais pas si c’est le fait que je le trouvais tout simplement fou de vouloir se relancer en affaires à peine quelques jours après un échec aussi majeur ou simplement le fait que je croyais plus que tout en nous, mais mon intuition me disait que de le suivre dans cette autre idée folle, comme il la décrira, était la bonne.

Depuis que Pur Vodka a vu le jour sur papier, sans vraiment le réaliser, je suis devenue une entrepreneure, et nous n’avons plus jamais regardé en arrière par la suite.

Pour tout vous dire, ça n’a pas été facile. Les sept premières années ont été pour moi une véritable traversée du désert. Rapidement, nous sommes entrés en mode survie et il fallait trouver, par tout moyen, une manière de rembourser les dettes, financer le démarrage de l’entreprise et tout simplement payer nos besoins primaires tels le loyer et l’épicerie. 

Au fil des premiers mois, ma carrière de mannequin a été reléguée en second plan. Il fallait que je travaille le plus possible en restauration afin de payer les comptes. J’avais besoin des pourboires du soir, je ne pouvais attendre que mon agence me paye trois mois plus tard.

Dieu merci, on avait la chance d’avoir de l’aide de temps en temps de mes parents, de ceux de Nic et de sa sœur. Sans celle-ci, je ne sais pas si on y serait arrivé. Malgré le fait que l’orgueil en prenait tout un coup, on n’avait pas le choix.

Nic a tenté d’entrer dans toutes les universités afin de faire des études supérieures en gestion, sans succès. J’ai donc décidé de le faire à sa place. J’ai suivi plusieurs cours de sommellerie afin de mieux connaître l’industrie dans laquelle on se lançait, et j’ai entamé un certificat en gestion d’entreprise à HEC Montréal. Il n’y a rien qu’on n’a pas fait pour ne pas atteindre notre objectif ultime, celle de vendre une bouteille de vodka !

Les sacrifices

Durant ces années, je suis sortie de ma zone de confort et suis devenue une autre Karolyne. Bien que stressée à mort au quotidien, j’ai découvert la véritable définition de prise de risque ou de sacrifice. J’ai compris ce qu’il fallait faire pour avoir une toute petite chance de réussir, j’ai vu à quel point le travail, la persévérance et la patience font toute la différence. J’ai été rongée par le syndrome de l’imposteur, par la croyance que je n’étais pas à ma place.

Aujourd’hui, je me réveille et notre entreprise est l’un des plus importants producteurs indépendants de spiritueux au Canada. Avec des produits leaders dans leurs catégories, des produits disponibles dans une dizaine de pays. Du Japon en passant par la France ou l’Angleterre, nous avons bâti, avec une superbe équipe, une entreprise en forte croissance qui a le vent dans les voiles.

À 35 ans, bientôt maman de trois enfants, ma vie et surtout ma réalité de femme entrepreneure ont grandement évolué. Il a y quelques années, j’ai décidé de ne plus travailler dans l’entreprise, mais plutôt sur l’entreprise. Cette décision a été mûrement réfléchie… en passant par toutes sortes d’émotions, de doutes, d’incertitudes et de remises en question. 

Pendant des années, Nic et moi avions voulu bâtir une famille et nous avons dû attendre beaucoup plus longtemps que prévu. Notre situation financière suivie de la croissance de la société repoussait, d’année en année, nos plans. Finalement, il y a bientôt cinq ans, nous avons pris la meilleure décision de notre vie. Devenir parents.

Une première fille, puis une deuxième 25 mois plus tard ont drastiquement changé mon quotidien. Entre le stress de gérer une entreprise qui a mille et un projets en route, le fait que Nicolas soit très souvent à l’extérieur et mon rôle de maman, j’ai malheureusement essayé d’être la superwoman qu’on idéalise toutes. Entrepreneure, maman, épouse, marathonienne (blague) et amante, j’ai plutôt rencontré un mur.

Désemparée, fatiguée, à court de solutions, je me suis perdue à vouloir essayer de tout faire parfaitement. Le temps était venu de prendre du recul, et de réfléchir à ce que je voulais faire, à mes rôles d’entrepreneure, de maman, d’épouse. Depuis plus d’une décennie, je ne voyais rien d’autre que mon entreprise. En devenant maman, mes yeux se sont ouverts.

Le regard des autres

Ce n’est pas nécessairement le fait d’avoir travaillé jour et nuit pendant des années qui m’a fatigué ni le fait de devenir maman (quoique certains jours c’est intense !). Ce n’est pas le stress ou le manque de sommeil qui m’a affecté autant, ni le fait que je ne me croyais pas à ma place, ayant été presque obligée de devenir entrepreneure. C’est une raison beaucoup plus sournoise qui m’a épuisé au fil du temps, celle du jugement. 

Maintenant que vous connaissez un peu mon histoire, voici le type de commentaires que j’ai entendus pendant des années, et que j’entends encore parfois :

« On le sait bien, elle est avec lui que pour son argent »

« Elle est chanceuse d’être tombée sur lui »

« Ils ont eu de la chance »

« On le sait bien, toi tu n’as pas besoin de travailler »

« Depuis quand ton chum a lancé son entreprise » 

« Tsé, l’entreprise de Nic »

Être une femme entrepreneure c’est malheureusement aussi ça. Le jugement, la non-reconnaissance du travail accompli, la présomption que l’entreprise n’est pas à toi, mais à ton père, ton mari, ton frère… Malgré tout ce que j’ai fait, malgré le fait que je sois privilégiée d’avoir un partenaire et mari qui est entièrement reconnaissant de mon apport et qui le souligne plus souvent qu’autrement, je me suis sentie pendant des années comme n’étant «que» la femme d’à côté, comme une copine de passage ou une erreur de parcours.

Être une femme entrepreneure en 2020 est encore malheureusement tout un défi. Bien qu’il y ait eu de grandes améliorations dans la dernière décennie, il reste encore beaucoup à faire. En cette journée bien spéciale, je souhaite, bien sûr, que l’on cesse de demander à une femme entrepreneure lorsqu’elle est à la banque, par exemple, si son mari va se joindre au rendez-vous. Je souhaite également, d’un point de vue plus corporatif, que les entreprises fondées et dirigées par des femmes aient les mêmes chances lors d’appels d’offres ou lors de recherche de financement. Ce que je souhaite par-dessus tout, c’est que l’on change tous, collectivement, notre vision de la femme entrepreneure.

Karolyne Auger

À propos de ce blogue

Je me suis lancé en affaires quelques jours après avoir gradué de l’Université de Montréal en science politique. Un peu par hasard, beaucoup par folie, je suis devenu entrepreneur sans trop savoir ce qui m’attendait. Bien que ma première expérience en affaires fut catastrophique, je suis tombé en amour avec l’entrepreneuriat. Aujourd’hui, je suis à la tête d’un des plus grand producteurs de spiritueux et prêt-à-boire en Amérique du Nord et ce ne sont pas les projets qui manquent! Depuis novembre 2015, je partage chaque semaine ici mes idées, mes opinions et ma vision sur le monde des affaires et les sujets de société qui m’interpellent. Bienvenu dans mon monde!

Nicolas Duvernois

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