Pourra-t-on jamais sortir de cette foutue crise?!

Publié le 12/12/2016 à 06:09, mis à jour le 12/12/2016 à 06:18

Pourra-t-on jamais sortir de cette foutue crise?!

Publié le 12/12/2016 à 06:09, mis à jour le 12/12/2016 à 06:18

Une tempête économique dont personne ne semble vraiment voir la fin... Photo: DR

«Nous faisons aujourd'hui face à la toute première décennie perdue depuis 1860», a lancé la semaine dernière à Liverpool Mark Carney, l'actuel gouverneur de la Banque d'Angleterre et ex-gouverneur de la Banque du Canada. Une affirmation catégorique, mais surtout un terrifiant cri d'alarme...

M. Carney a débuté son discours par un parallèle troublant. Il a parlé d'une baisse sans précédent des revenus de la plupart des gens depuis une décennie, d'une crise financière freinant la croissance économique et sapant le moral des gens ainsi que d'une révolution technologique bousculant la façon dont on travaillait jusque-là. Puis, il a précisé, sachant qu'il allait surprendre l'audience : «Eh oui, vous l'avez compris, je parle de ce qui s'est produit au milieu du XIXe siècle, de cette époque où un certain Karl Marx griffonnait dans la Bibliothèque nationale du Royaume-Uni que la situation était on ne peut plus propice pour voir le spectre de la révolution se mettre à hanter l'Europe».

La Grande Perturbation

C'est que son analyse de la situation économique actuelle l'amène à considérer que nous vivons à présent une crise tout aussi préoccupante que celle qui a mené droit aux horreurs des décennies qui ont suivi – la guerre franco-allemande de 1870, les deux Guerres mondiales, la montée en puissance des extrémismes comme le nazisme et le communisme, etc. «Regardez Uber, ou encore l'Intelligence Artificielle, et souvenez-vous de la machine à vapeur, ou encore de la Spinning-jenny de James Hargreaves [ce rouet mécanique qui avait déclenché l'ire des ouvriers tisseurs, furieux de perdre leur travail]. Regardez Twitter et souvenez-vous de l'invention du télégraphe. Regardez bien tout ça et vous verrez que la dynamique est la même que celle qui est survenue il y a de cela 150 ans», a-t-il dit.

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Pour le gouverneur de la Banque d'Angleterre, nous voilà entrés dans l'ère de la Grande Perturbation. Plusieurs indicateurs économiques le confortent dans cette vision :

> Une reprise économique tiède. Depuis la crise financière de 2007, les pays développés ne connaissent qu'une reprise économique «tiède», dont le rythme est en général 13% inférieur à la croissance d'avant-crise. «Il s'agit là du rythme le plus lent que les pays développés aient connu depuis la moitié du XIXe siècle», a-t-il souligné.

> Un accaparement des richesses par les riches. À l'échelle de la planète, le 1% des personnes les plus riches a vu son emprise sur les richesses produites par leur pays passer de 1/3 en 2000 à 1/2 en 2010. Aux États-Unis, ce 1% a vu son emprise passer, elle, de 25% en 1990 à 40% en 2012. «La mondialisation et la technologie n'ont, au fond, fait qu'amplifier l'ampleur des récompenses décrochées par les superstars et les chanceux. Et ce, au détriment de tous les autres», a-t-il dit.

> Une jeunesse en panne. Depuis 2007, les revenus des Britanniques qui ont 60 ans et plus ont augmenté cinq fois plus vite que ceux de tous les autres. C'est ainsi qu'un jeune dans la vingtaine doit vivre aujourd'hui avec, en général, 8 000 livres (13 000 dollars) de moins par an que les autres lorsqu'ils étaient âgés dans la vingtaine. «Autrement dit, les milléniaux vivent l'injustice d'une économie en panne, dans laquelle les portes leur sont claquées au nez. Ce qui contribue grandement à aviver les classiques conflits inter-générationnels», a dit M. Carney.

Et d'ajouter : «Lorsqu'une économie entre en récession, les plus pauvres en sont les plus affectés. Les travailleurs les moins qualifiés et ceux qui sont les moins bien payés sont les premiers à perdre leur emploi. Ce qui touche toujours de manière disproportionnée les jeunes».

> Un cruel sentiment de déconnexion. «Il ne faut pas s'étonner que de plus en plus de gens dénigrent les vertus de la mondialisation et de la technologie, puis deviennent sarcastiques dès qu'on leur dit que «la vie d'aujourd'hui est incomparablement meilleure que celle d'avant». Et que ces gens-là se sentent en colère. C'est qu'ils ressentent une cruelle déconnexion avec l'évolution économique actuelle, exclus qu'ils sont – de fait – de la mondialisation et des progrès technologiques», a-t-il dit.

«Toute révolution technologique détruit sans pitié les emplois et la vie des gens – pour ne pas dire leur identité – avant d'être en mesure de faire naître de nouvelles sortes d'emplois et de nouveaux genres de vie. Et ce que nous connaissons aujourd'hui n'est finalement rien d'autre que l'éclipse annonciatrice de cette révolution», a-t-il ajouté, évoquant par cette magnifique image le phénomène qui déclenche chez certains un véritable vent de panique, à l'image de nos ancêtres qui se demandaient si ce n'était pas là le signe de la prochaine fin du monde.

Que faire?

La solution? La néomondialisation, selon Mark Carney.

«Pour débloquer les freins à la croissance économique, réduire les inégalités et diminuer l'anxiété des gens, il convient de renouer avec une mondialisation qui fonctionne pour tout le monde. Il nous faut concocter une néomondialisation, et surtout pas nous mettre à dresser des barrières entre les pays, car cela nous mènerait droit à la tragédie», a-t-il lancé.

La néomondialisation? Le gouverneur de la Banque d'Angleterre, souvent critiqué pour ses prises de position plus politiques qu'économiques au goût de certains, n'a pas hésité, une fois de plus, à indiquer les lignes directrices à suivre pour mettre au jour une toute nouvelle forme de mondialisation. D'après lui, ces lignes directrices sont au nombre de deux :

1. Redistribution

La Banque d'Angleterre a d'ores et déjà joué son rôle pour atténuer les impacts négatifs de la mondialisation et de la technologie, selon M. Carney. D'ailleurs, ses experts ont simulé ce qui se serait produit si la Banque n'était pas intervenue, et il semble que la Grande-Bretagne aurait alors été plongée dans une tourmente économique et politique qui dépasse l'imagination. Cela étant, l'influence d'une politique monétaire – quelle qu'elle soit – est inévitablement limitée, «car elle peut, au mieux, stabiliser la demande, mais jamais l'accroître».

Autrement dit, le gouverneur ne peut aller plus loin que ce qu'il a d'ores et déjà accompli : «Si l'on souhaite vraiment renouer avec la croissance, il faut intervenir sur les leviers de la productivité et de la prospérité. Et cela, seul le gouvernement peut le faire», a-t-il dit.

M. Carney a énuméré plusieurs de ces leviers :

> L'investissement dans l'éducation et la formation;

> L'investissement dans les capacités de R&D du pays;

> Le dynamisme des institutions publiques;

> La flexibilité du marché du travail;

> L'intensité de la compétition économique;

> La levée des barrières commerciales, financières et humaines;

> Etc.

Autrement dit, le gouvernement se doit d'intervenir, en ayant en tête pour chacune de ses décisions d'importance que le but ultime est d'effectuer «une juste redistribution des richesses». Ce qui passe, entre autres, par «une nouvelle taxation des entreprises de telle sorte qu'elles prennent vraiment conscience de l'importance fondamentale de leur enracinement local et de leur impact socio-économique».

2. Reconnexion

«Dans un marché du travail subissant des bouleversements fréquents et majeurs, l'avenir des travailleurs passe par leur capacité à s'y engager de manière directe et créative. Ce qui signifie qu'il faut veiller à ce que chacun puisse apprendre continuellement et rafraîchir ses connaissances quand bon lui semble», a estimé M. Carney, en soulignant qu'un bon moyen d'y parvenir aujourd'hui était de miser sur «l'apprentissage collectif».

Et d'ajouter : «Demain, nous pourrons voir fleurir l'emploi pourvu que chacun soit en mesure de se reconnecter à la mondialisation et à l'avancée technologique. Car les emplois du futur pourraient bel et bien passer par de nouvelles utilisations individuelles de la réalité virtuelle et autres imprimantes 3D».

«La clé, c'est de remettre l'humain au centre de la mondialisation et de la technologie, en l'ouvrant au monde et non pas en l'incitant à se replier sur lui-même», a-t-il résumé.

Voilà. Quand le gouverneur de la Banque d'Angleterre parle de Karl Marx, de révolution et de décennie perdue, je pense qu'il convient d'écouter attentivement son propos. Quand il parle de tragédie à propos des pays développés tentés par le protectionnisme, je pense qu'il vaut mieux en tenir compte. Quand il parle enfin d'espoir pourvu que les gouvernements aient le cran de se lancer dans la néomondialisation, celle qui place l'humain au centre de l'économie, oui, je pense vraiment qu'il nous faut collectivement retrousser les manches en ce sens. Car nous n'avons pas d'alternative.

Un dernier mot, concernant un entretien qu'avait accordé le penseur français André Gorz, au début des années 1980. Voici ce qu'il disait à l'époque, visionnaire qu'il était :

«En ce qui concerne la crise économique mondiale, nous sommes au début d’un processus long qui durera encore des décennies. Le pire est encore devant nous, c’est-à-dire l’effondrement financier de grandes banques, et vraisemblablement aussi d’États. Ces effondrements, ou les moyens mis en œuvre pour les éviter, ne feront qu’approfondir la crise des sociétés et des valeurs encore dominantes», avait-il confié.

Et de poursuivre : «Pour éviter tout malentendu, je ne souhaite pas l’aggravation de la crise et l’effondrement financier pour améliorer les chances d’une mutation de la société; au contraire, c’est parce que les choses ne peuvent pas continuer comme ça et que nous allons vers de rudes épreuves qu’il nous faut réfléchir sérieusement à des alternatives radicales à ce qui existe.»

Une vision que semble maintenant partager nul autre que Mark Carney.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire sur Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

 

À propos de ce blogue

ESPRESSONOMIE est le blogue économique d'Olivier Schmouker. Sa mission : éclairer l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui. Ce blogue hebdomadaire présente la particularité d'être publié en alternance dans le journal Les affaires (papier/iPad) et sur Lesaffaires.com. Olivier Schmouker est chroniqueur pour Les affaires et conférencier.

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