Gestion de l’offre: ce que Trump et cies ne vous disent pas

Publié le 16/06/2018 à 09:52

Gestion de l’offre: ce que Trump et cies ne vous disent pas

Publié le 16/06/2018 à 09:52

Source photo: Getty

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Le système de la gestion de l’offre au Canada (lait, œufs et volaille) est dans le collimateur de Donald Trump, qui dénonce l’impact négatif de la fermeture du marché canadien sur les producteurs américains. Si un débat d’idées est toujours le bienvenu, encore faut-il tenir compte de tous les éléments. Or, ce n’est pas le cas à l’heure actuelle.

Mais commençons par bien définir la gestion de l’offre pour savoir de quoi on parle au juste.

Au Canada, ce système repose sur trois piliers: la planification de la production pour répondre à la demande canadienne en lait, en oeufs et en volaille; le contrôle des importations grâce à des tarifs douaniers élevés (de 200 à 300 %); la mise en place de politiques couvrant les coûts de production des agriculteurs.

L’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, entré en vigueur provisoirement en septembre 2017, a toutefois légèrement ouvert le marché canadien aux producteurs de fromages du vieux-continent.

Créée dans les années 1970, la gestion de l’offre bloque pratiquement toutes importations de lait, œufs et volaille au Canada. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), le chien de garde des échanges de biens et de services dans le monde, tolère ce système.

Mais, en contrepartie, l’OMC interdit au Canada d’exporter ces trois produits.

C’est pourquoi des transformateurs laitiers québécois comme Saputo ou Agropur ont acheté au fil des ans des entreprises aux États-Unis afin de croître sur le marché américain, car elles ne peuvent pas y vendre leurs produits à partir du Canada.

Voilà une nuance importante que ne fait pas l’administration Trump : Washington impose des tarifs de 10% et de 25 % sur les importations d’aluminium et d’acier aux États-Unis, mais il n’empêche pas en contrepartie ses producteurs d’exporter leurs métaux.

Les États-Unis ont une gestion de l’offre… dans le sucre

Ce n’est pas la seule incohérence dans la critique de la gestion de l’offre. Les Américains ne le crient pas sur les toits, mais ils ont aussi un système de gestion de l’offre, mais dans le sucre.

Ce système repose sur quatre piliers :

1. Un soutien aux prix intérieurs par l'intermédiaire de la Commodity Credit Corporation (CCC).

2. Une gestion de l'offre, ce qui signifie que les quantités de sucre vendues au pays à des fins de consommation humaine par les transformateurs de betteraves sucrières et de canne à sucre opérant aux États-Unis sont fixées par la loi.

3. Des contingents tarifaires, permettant aux États-Unis de restreindre les importations de sucre sur son territoire.

4. Un programme de transformation de sucre en éthanol pour la production excédentaire de sucre sur le marché américain.

Les détracteurs de la gestion de l’offre oublient également souvent de mentionner ce point: le système de la gestion de l’offre au Canada n’est pas unique dans le monde.

Outre les États-Unis, on retrouve des systèmes similaires dans des pays comme la Norvège (lait), l’Islande (lait), Israël (lait et œufs) ou le Japon (riz). Or, il s’agit de pays ouverts à la mondialisation et au commerce international.

Cela dit, comme dans tout système, la gestion de l’offre a ses avantages et ses inconvénients. Or, avant de songer à l’abolir, il faut bien peser les pour et les contre.

Les avantages, selon l’UPA

Commençons par les avantages, selon l’Union des producteurs agricoles (UPA), le groupe de lobby qui représente les producteurs de lait, d’œufs et de volaille au Québec.

Ainsi, dans le cas du lait :

-les producteurs reçoivent un juste prix pour leur lait; ils ne dépendent donc pas de subventions pour gagner leur vie.

-les producteurs qui sont efficaces peuvent faire une marge bénéficiaire de 4 à 5%, ce qui leur permet d’investir dans leur entreprise.

-les transformateurs laitiers comme Saputo ou Agropur sont assurés d’avoir un approvisionnement stable et prévisible, ce qui leur permet de réduire leurs risques financiers.

-les consommateurs bénéficient d’un prix du lait stable, même s’il est plus élevé que dans certains pays où la production laitière n’est pas encadrée comme aux États-Unis ou en Allemagne, selon Les Producteurs laitiers du Canada et la société Nielsen.

Les effets néfastes, selon l’IEDM

C’est un tout autre son de cloche du côté de l’Institut économique de Montréal (IEDM), un think tank de droite, qui estime que les politiques de la gestion de l’offre sont «anachroniques» et «néfastes» -l'organisation demande donc son abolition.

Ainsi, dans le cas du lait, des œufs et de la volaille:

-les consommateurs canadiens paient systématiquement plus cher pour ces produits, tout comme les entreprises qui les utilisent comme ingrédients.

-les consommateurs pauvres sont touchés d’une manière plus importante que les riches par les prix, selon une étude de l’Université du Manitoba.

-les transformateurs ne peuvent pas exporter leurs produits.

-les producteurs ont peu d’incitatifs à innover et à être plus productifs, car ils ont un prix garanti pour leurs produits.

L’enjeu le plus important dont personne ne parle ou presque

Il manque toutefois une pièce majeure au casse-tête afin d’avoir une vraie vue d’ensemble, et c’est l’enjeu fondamental de l’occupation du territoire, souligne Bernard Colas, avocat spécialisé en droit du commerce international chez CMKZ, à Montréal.

Et pour bien comprendre cet enjeu, il faut faire un peu de géographie.

Le Canada et le Québec sont de vastes territoires avec de petites populations.

À lui seul, le Québec a une superficie de 1,667 millions de kilomètres carrés, ce qui représente presque 5 fois celle de l’Allemagne à 357 376 kilomètres carrés. Or, le Québec compte 8 millions d’habitants comparativement à 82 millions en Allemagne.

Dans ce contexte, on comprend que l’occupation du territoire et le développement économique régional ne représentent pas un défi particulier dans ce pays européen. Il y a du monde partout, du nord au sud, de l’est à l’ouest.

Par contre, au Québec, c’est un défi de taille.

Or, la gestion de l’offre contribue à l’occupation du territoire québécois, explique Bernard Colas.

Pourquoi? Parce qu’elle permet à des producteurs laitiers d’être en affaires dans la plupart des régions, et ce, du Bas-Saint-Laurent au Saguenay-Lac-Saint-Jean en passant par Lanaudière.

Comme il y a un prix unique pour le lait acheté aux agriculteurs, les fermes laitières n’ont donc pas besoin d’être situées près des usines des transformateurs laitiers et des grands marchés de consommation pour être rentables.

Ce système tient lieu de politique de développement régional, car les producteurs de lait emploient des travailleurs locaux, sans parler de l’achat de biens et de services locaux. Bref, ils sont des acteurs importants dans l’écosystème socio-économique des régions.

Le dilemme des consommateurs

Il va sans dire que l’abolition de la gestion de l’offre changerait la donne.

Les producteurs et les transformateurs étrangers pourraient vendre à grande échelle leurs produits au Québec à des prix plus compétitifs.

Cela provoquerait la fermeture des fermes québécoises les moins compétitives.

On assisterait sans doute à une consolidation dans l’industrie et à une concentration des fermes restantes dans le sud du Québec, et ce, afin de réduire leurs coûts de transport et de se rapprocher des grands marchés de consommation.

Il va sans dire que des agriculteurs resteraient en affaire grâce à des gains de productivité. Par contre, les gouvernements devraient subventionner l’industrie -comme partout dans le monde- afin de ralentir le déclin socio-économique des régions, déjà affectées par l’exode des jeunes.

En fin de compte, l’enjeu est assez simple pour les consommateurs canadiens et québécois, lorsqu’ils ont tous les éléments pour prendre une décision éclairée.

Soit nous gardons la gestion de l’offre et nous continuons à payer notre lait, nos œufs et notre volaille plus cher en raison de la gestion de l’offre, tout en soutenant l’économie des régions et en favorisant l’occupation du territoire.

Soit nous abolissons la gestion de l’offre et nous payons ces produits moins cher, mais au prix d’une dévitalisation des régions et de la création de nouveaux programmes de subventions pour soutenir les producteurs aux quatre coins du Québec et du Canada.

Quel est votre choix?

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand