Démocratie américaine: on respire par le nez (2)

Publié le 08/03/2024 à 18:20

Démocratie américaine: on respire par le nez (2)

Publié le 08/03/2024 à 18:20

Par François Normand

Les conservateurs et Donald Trump veulent aller plus loin pour démanteler le «Deep State», ou l’État profond, qui serait généralement hostile aux idées conservatrices, notamment au chapitre de la promotion des énergies fossiles. (Photo: Getty Images)

ANALYSE. On nous a brandi ce spectre en 2016, en 2020, puis encore cette année: l’élection de Donald Trump pourrait mettre fin à démocratie américaine, rien de moins. Dans la version plus soft, on nous dit que l’élection de novembre pourrait mettre fin à la démocratie «telle que nous la connaissons». Sans minimiser les problèmes des États-Unis, il faut garder la tête froide afin d’évaluer le risque politique réel de la possible réélection de Donald Trump.

Cette question est primordiale pour les entreprises canadiennes. Qui voudrait investir dans un pays – en l’occurrence notre principal partenaire économique, et de loin – où l’on risque de saborder la démocratie et l’État de droit, essentiel pour régler entre autres des différends?

Mais avant d’aborder les éléments vraiment préoccupants chez nos voisins, commençons par mentionner ce à quoi nous n’assistons pas aux États-Unis, même si vous pouvez parfois l’entendre ou le lire sur la place publique, des deux côtés de la frontière, même en Europe.

Premièrement, nous n’assistons pas à une montée du fascisme aux États-Unis.

C’est-à-dire un phénomène «politique moderne, nationaliste, antilibéral et anti-marxiste, organisé en parti-milice, avec une conception totalitaire de l’État […], avec une vocation belliqueuse à la politique de grandeur, de puissance et de conquête, visant à la création d’un ordre nouveau et d’une nouvelle civilisation», pour reprendre la définition du grand spécialiste italien Emilio Gentile (Qu’est-ce que le fascisme?, 2004).

Comme l’explique régulièrement ce dernier (et d’autres historiens), le fascisme a été vaincu en 1945. Aussi, non seulement il n’est au pouvoir dans aucun pays, et n’est pas non plus sur le point de l’être, affirmait en avril 2023 Emilio Gentile au magazine français de géopolitique Le Grand continent.

«Tout ce qui était l’essence du fascisme n’existe plus aujourd’hui», a-t-il déclaré.

Deuxièmement, l’extrême droite ne prendra pas non plus le pouvoir à Washington si Donald Trump remporte un second mandat à la Maison-Blanche.

Mais encore faut-il bien définir le concept d’extrême droite que l’on utilise trop souvent de manière inadéquate sur la place publique, la confondant avec la droite radicale, voire le conservatisme…

 

Ne pas confondre extrême droite et droite radicale

Un revenu, une marge bénéficiaire et un rendement sur le capital ne sont pas la même chose; tous les comptables, les gestionnaires et les chefs d’entreprise le savent très bien.

C’est la même chose en politique: il ne faut pas confondre extrême droite et droite radicale, car ce n’est pas la même chose – les mots ont encore un sens.

Or, on le fait allégrement.

Selon des spécialistes des droites comme Cas Mudde (The Far Right Today, 2019) et Jean-Yves Camus (Les droites extrêmes en Europe, 2015), l’extrême droite «rejette» et «répudie» l’essence de la démocratie que sont la souveraineté populaire et la règle de la majorité.

Historiquement, l’extrême droite est associée à l’Allemagne nazie ou à l’Italie mussolinienne, deux régimes fascistes qui rejetaient et répudiaient la démocratie. Aujourd’hui, les partisans de l’extrême droite sont les néonazis, les néofascistes ou les dirigeants des dictatures de droite.

La dictature militaire d’Augusto Pinochet au Chili, de 1973 à 1990, est un bon exemple historique d’un régime d’extrême droite, mais qui n’était pas fasciste.

Pour sa part, la droite radicale, contrairement à l’extrême droite, «accepte» les formes de la démocratie, soulignent Mudde et Camus. En revanche, elle s’oppose aux éléments fondamentaux de la démocratie libérale, comme la séparation des pouvoirs, les droits des minorités et la règle de droit.

En Europe, la droite radicale est au pouvoir en Hongrie, qui est dirigée depuis des années par Viktor Orban. Depuis l’automne 1992, cette mouvance est aussi aux commandes en Italie, avec le bloc de droite mené par Giorgia Meloni, cheffe des Frères d’Italie.

Eh bien, c’est essentiellement cette droite radicale – ou «illibérale» – qui sera au pouvoir à la Maison-Blanche si jamais Donald Trump remporte la présidentielle le 5 novembre.

En outre, sa marge de manœuvre dépendra de la composition du Sénat et de la Chambre des représentants au Congrès après le scrutin – actuellement, les démocrates contrôlent la première assemblée, tandis que les républicains dominent dans la seconde.

Si les républicains contrôlaient les deux chambres, il va sans dire que Donald Trump pourrait plus facilement appliquer son ambitieux programme politique et économique, même s’il a encore des contre-pouvoirs aux États-Unis.

 

La révolution conservatrice du Projet 2025

Ce programme s’incarne dans le fameux Projet 2025 (The Project 2025, en anglais), un ambitieux programme de mesures conservatrices, élaborées par une équipe de spécialistes, notamment de l’Heritage Fondation, un groupe conservateur de réflexion de Washington.

Plusieurs médias présentent le Projet 2025 comme «l’arme de vengeance» de Donald Trump.

Une riposte à l’égard du système qui aurait mené une chasse aux sorcières et une vendetta politique à son endroit après sa défaite en 2020 et la tentative d’insurrection au Capitole, le 6 janvier 2021.

 

Tentative d’insurrection au Capitole à Washnigton, le 6 janvier 2021. (Photo: Getty Images)

 

Pour l’essentiel, le Projet 2025 vise à renforcer le pouvoir de l’exécutif aux États-Unis, c’est-à-dire le pouvoir du président. C’est sans parler de la possibilité de licencier davantage de fonctionnaires afin de les remplacer par des fidèles du parti républicain.

On parle ici de 50 000 fonctionnaires, selon une analyse de Radio-Canada.

Or, habituellement, chaque nouveau président américain remplace environ 4000 hauts fonctionnaires pour des raisons de cohérence de vision politique, notamment à la tête d’agences fédérales.

Les conservateurs et Donald Trump veulent ainsi aller plus loin pour démanteler le «Deep State», ou l’État profond, qui serait généralement hostile aux idées conservatrices, notamment au chapitre de la promotion des énergies fossiles.

Sur le plan économique, une nouvelle administration Trump imposerait aussi des mesures qui entraîneraient des répercussions majeures sur toutes les entreprises étrangères qui exportent aux États-Unis – et, par ricochet, sur les consommateurs américains.

 

Trump songe taxer toutes les importations

Il songe à imposer une taxe de 10% sur toutes les importations aux États-Unis.

Cela affecterait toutes entreprises québécoises qui vendent des produits au sud de la frontière, mais à différents niveaux.

Par exemple, les exportateurs qui n’ont pas de produits nichés ou uniques sont particulièrement à risque de perdre des clients ou des ventes. En revanche, ceux qui sont spécialisés pourraient sans doute augmenter leurs prix.

Soyons clairs: le possible retour de Donald Trump à la tête des États-Unis aura d’importantes répercussions politiques et économiques aux États-Unis, mais aussi à l’étranger.

Comme durant son premier mandat, sa présidence représenterait un défi important pour plusieurs institutions.

C’est sans parler du risque d’une polarisation accrue dans le pays, alors que près du tiers des Américains croient encore que le résultat de la présidentielle de 2020 est frauduleux, selon un sondage publié en juin 2023.

Dans le cas des républicains, c’est près de 70% des électeurs qui estiment que la victoire de Joe Biden en 2020 est illégitime, selon un autre sondage publié en août 2023.

Bref, la démocratie américaine est en crise, et elle s’érode de deux manières, selon une recherche publiée en octobre par l’Institut Brookings, à Washington: par la manipulation des élections et la portée excessive de l’exécutif.

Cela dit, cette situation ne signifie pas que la démocratie aux États-Unis va s’éteindre.

Malgré ses défauts, la démocratie a encore des ressorts importants pour rebondir, comme elle l’a fait à plusieurs reprises dans son histoire, notamment après la Guerre civile (1861-1865).

Aussi, essayons de garder la tête froide pour bien mesurer le risque réel d’une possible nouvelle présidence Trump.

 

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