Le projet Énergie Saguenay a-t-il un avenir à long terme?

Publié le 27/11/2020 à 17:10

Le projet Énergie Saguenay a-t-il un avenir à long terme?

Publié le 27/11/2020 à 17:10

Le projet consiste à construire un complexe industriel près de La Baie, qui comprendra une usine de liquéfaction, des réservoirs de stockage et une jetée de chargement. (source: GNL Québec)

ANALYSE ÉCONOMIQUE — Y aura-t-il à long terme un marché intéressant en Europe pour y exporter du gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance du Québec? La question se pose, alors que le projet Énergie Saguenay de GNL Québec bat de l’aile, et que la taille de son marché potentiel sur le vieux continent pourrait diminuer graduellement en raison des exportations américaines de GNL, de la production européenne de gaz naturel renouvelable (GNR) et de l'adoption rapide des énergies vertes, affirment des spécialistes.

Énergie Saguenay est un ambitieux projet privé évalué à 9 milliards de dollars canadiens (G$CA), proposé par la société québécoise GNL Québec. Il consiste à construire un complexe industriel près de La Baie, qui comprendra une usine de liquéfaction, des réservoirs de stockage et une jetée de chargement.

L’objectif de l’entreprise est de liquéfier du gaz naturel en provenance de l’ouest canadien, puis de l’exporter en Europe, à compter de 2026 si tout se passe comme prévu, voire même un jour en Asie, pour alimenter des marchés comme l’Inde.

GNL Québec fait le pari suivant.

Le gaz naturel classique est une source d’énergie fossile qui émet des gaz à effet de serre (GES). Par contre, ce carburant est moins dommageable pour l’environnement que le charbon et le pétrole, deux autres énergies fossiles.

Aussi, exporter du gaz naturel classique en Europe (voire en Asie) pour déplacer du charbon et du pétrole permettrait donc de réduire les GES et de contribuer ainsi aux efforts mondiaux afin de limiter le réchauffement climatique.

Cette stratégie est belle en théorie, bien qu'elle soit loin de faire l'unanimité. C’est en pratique que les choses se compliquent.

 

La situation se corse pour GNL Québec

Tout d’abord, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) analyse actuellement les enjeux sur la santé liés de ce projet. Aussi, il est possible qu’il demande à l’entreprise de refaire ses devoirs, ce qui pourrait faire augmenter les coûts.

Par ailleurs, depuis l'hiver dernier, beaucoup d’incertitude plane sur le projet Énergie Saguenay en ce qui a trait à son financement.

En mars, un important investisseur américain potentiel, Berkshire Hathaway, propriété du gourou de l’investissement Warren Buffett, s’est désisté du projet, évoquant «l’actuel contexte politique» au Canada.

Plusieurs observateurs y ont vu une critique à propos de la difficulté croissante de réaliser d’importants projets industriels au Canada, sans parler des blocus ferroviaires autochtones en début d’année, qui ont créé beaucoup d’incertitude dans la plupart des industries au pays.

Par contre, selon Patrick Bérubé, directeur général de Promotion Saguenay, le retrait de cet investisseur ne serait pas un désaveu du potentiel pour exporter du gaz naturel en Europe, car Berkshire Hathaway a investi quelques mois plus tard dans un terminal d’exportation de GNL déjà en activité sur la côte est américaine.

En juillet, Berkshire Hathaway a acheté des actifs de Dominion Energy au coût de 10 G$US (13 G$CA), selon la chaîne d’affaires CNCB. Cette transaction incluait 25% de Cove Point LNG, une installation d'exportation-importation et de stockage de gaz naturel liquéfié au Maryland, l'un des six terminaux de GNL en activité aux États-Unis.

Entre 2016 et 2019, les exportations américaines de GNL ont d’ailleurs «augmenté substantiellement», selon l’Energy Information Administration (EIA). En 2019, deux pays européens — l’Espagne et le Royaume-Uni — figuraient parmi les cinq principaux marchés d’exportation des États-Unis.

 

Les exportations américaines de GNL ont commencé à exploser depuis 2016. (Source: Energy Information Administration)

 

Deux démissions en moins d’une semaine

L’autre source d’incertitude entourant le projet Énergie Saguenay est la démission du PDG de GNL Québec, Pat Fiore, le 11 novembre, qui a été suivie quelques jours plus tard par celle de Louis Bergeron, président de Gazoduq.

Or, c'est cette société qui doit construire la conduite souterraine de 780 kilomètres entre le nord-est de l’Ontario et la région du Saguenay afin d'alimenter en gaz naturel le futur complexe de GNL Québec.

Ces deux démissions ne sont pas le fruit du hasard. Il y a quelque chose qui cloche avec ce projet, à commencer par la difficulté à trouver du financement.

GNL Québec ne nous a pas donné de précision sur les motifs du départ de M. Fiore. Toutefois, une source de l’industrie nous a indiqué qu’il avait un profil d’opérateur de projet, alors qu’il faudrait davantage un profil financier dans les circonstances.

La difficulté à trouver du financement pourrait s’expliquer par le fait que des financiers et des investisseurs estiment que les perspectives de marché à long terme — d’ici 2050 — pour le projet Énergie Saguenay en Europe ne sont peut-être pas si bonnes.

Bref, que le rendement sur l’investissement risque d'être moins élevé que prévu.

Dans un échange de courriels avec Les Affaires, GNL Québec affirme qu’il aura toujours un marché pour son gaz naturel en Europe, même si ce marché est en mutation en raison de la croissance de la production du gaz naturel renouvelable, mais aussi du déclin de certains gisements gaziers européens.

Ainsi, même si la demande en Europe est appelée à «décroître légèrement dans les prochaines décennies», l’offre va elle aussi «changer drastiquement», principalement en raison de la décroissance de la production domestique en Norvège, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, souligne l’entreprise.

«D’ici 2040, cela va représenter une perte de plus de 10 Gpi3/j (soit environ 7 fois le volume journalier que GNL Québec produira en GNL). Ceci étant combiné à la sortie du charbon européen qui, s’il était remplacé uniquement par du GNL, nécessiterait la construction de plus de 40 usines comme celle de GNL Québec», affirme la société, en disant s’appuyer sur la consommation de charbon de l’Union européenne en 2019 pour faire cette prévision.

 

Les spécialistes sont divisés

Pierre-Olivier Pineau, spécialiste en énergie à HEC Montréal, estime aussi qu’il y aura un marché en Europe pour le gaz naturel classique de GNL Québec, mais sur un horizon de 20 à 30 ans. Après 2050, il affirme qu’y vendre du GNL en provenance du Québec sera de plus en plus difficile en raison de la croissance de la production du gaz naturel renouvelable.

Les experts sont toutefois partagés sur le potentiel du GNR en Europe, révèle une récente analyse de la Florence School of Regulation.

Ainsi, selon l’organisation italienne, plusieurs études prédisent que les gaz renouvelables joueront un rôle important dans la décarbonisation du réseau de gaz en Europe.

Par exemple, une étude d'Eurogas montre que les gaz renouvelables ont le potentiel de couvrir 70% de la demande européenne de gaz d'ici 2050. Une autre étude, celle de Navigant, anticipe pour sa part qu’environ 60% de la consommation actuelle de gaz naturel dans l'UE sera couverte par des gaz renouvelables en 2050.

Par contre, d'autres projections sont plus prudentes.

Par exemple, le Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport de gaz prévoit que le gaz renouvelable représentera moins de 14% de la demande européenne totale de gaz en 2040, et ce, dans son scénario le plus optimiste.

Pour sa part, Jean-Thomas Bernard, spécialiste en énergie à l’Université d’Ottawa, croit qu’il sera de plus en plus difficile pour GNL Québec de vendre son gaz en Europe dans les prochaines décennies.

Premièrement, les États-Unis exporteront de plus en plus de GNL sur ce marché. Le pays possède déjà six terminaux actifs, tandis que deux sont en construction et que cinq autres ont été récemment approuvés par les autorités.

Deuxièmement, la Norvège continuera à vendre son gaz en Europe, sans parler de la Russie, grand pays producteur de cette source d’énergie, même si plusieurs pays européens souhaitent diversifier leurs approvisionnements russes en raison du risque géopolitique.

Enfin, deux autres facteurs limiteront à long terme le potentiel de GNL Québec, selon Jean-Thomas Bernard.

L’Europe produira de plus en plus de GNR, tandis que le développement de batteries pour stocker les énergies éoliennes et solaires rendront de moins en moins pertinent le gaz naturel classique dans la transition énergétique. Bref, des entreprises passeront de plus en plus directement du charbon aux éoliennes, par exemple.

D'ailleurs, selon un consultant nord-américain en biogaz qui fait des affaires en Europe et qui requiert l'anonymat, le projet Énergie Saguenay ne serait même pas sur l'écran radar des grands consommateurs européens de gaz naturel  — il est toutefois impossible de vérifier cette information.

GNL Québec fait valoir que le marché asiatique représente aussi un marché intéressant pour elle, et qu'il pourrait éventuellement compenser un éventuel déclin de la demande européenne.

 

L’Asie deviendra aussi un marché plus complexe

Il est vrai que la demande énergétique continuera de croître en Asie dans les prochaines décennies, et que le gaz naturel classique y permettra de déplacer du charbon et du pétrole. Par contre, certaines dynamiques de marché observées en Europe pourraient aussi se retrouver en partie dans cette partie du monde.

Par exemple, la Corée du Sud et le Japon sont déjà les principaux marchés d’exportation de GNL des États-Unis. 

Par ailleurs, en 2019, l’Australie est devenue le plus important pays exportateur de GNL, devançant le Qatar, un pays du Moyen-Orient, qui occupait le premier rang, selon la publication LNG Industry. Tout comme les États-Unis, ces deux pays continueront d’alimenter le marché asiatique dans les prochaines décennies. C'est sans parler de la Russie qui compte accroître ses ventes de gaz natuel dans cette région du monde, entre autres en Chine.

Enfin, pour décarboner leur économie, des pays asiatiques utilisent de moins en moins le gaz naturel classique comme énergie de transition, et ce, pour se tourner immédiatement vers des sources d’énergie renouvelable.

C’est notamment le cas du Vietnam, où le passage du gaz et aux énergies vertes a été le plus radical d’Asie du Sud-Est, a récemment déclaré à l’agence Bloomberg Daine Loh, analyste chez Fitch Solutions.

Selon Fitch, environ 26 gigawatts de projets électriques au gaz sont prévus d'ici 2029 au Vietnam, ce qui permettra de répondre à 8% de la demande électrique actuelle du pays.

Bien malin qui peut prévoir avec certitude quel sera l’avenir du projet Énergie Saguenay.

GNL Québec est convaincu que son modèle d’affaires est toujours viable à long terme en Europe, et un jour en Asie. Par contre, des experts sont sceptiques, et la difficulté à trouver du financement soulève par ailleurs plusieurs questions sur ce potentiel.

C'est sans parler du fait que le marché énergétique est aussi en profonde mutation, en Europe et en Asie, alors que la lutte aux changements climatiques s’accélérera dans les prochaines décennies.

Aussi, malgré l'optimisme de ses promoteurs, l'avenir de ce projet est loin d'être assuré à 100%.

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Zoom sur le Québec, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Québec, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle et les politiques de développement économique. Journaliste à Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Actuellement, il fait un MBA à temps partiel à l'Université de Sherbrooke. François connaît bien le Québec. Il a grandi en Gaspésie. Il a étudié pendant 9 ans à Québec (incluant une incursion d’un an à Trois-Rivières). Il a été journaliste à Granby durant trois mois au quotidien à La Voix de l’Est. Il a vécu 5 ans sur le Plateau Mont-Royal. Et, depuis 2002, il habite sur la Rive-Sud de Montréal.