L'économique est-il une science?

Publié le 11/11/2013 à 09:03, mis à jour le 16/11/2016 à 10:28

L'économique est-il une science?

Publié le 11/11/2013 à 09:03, mis à jour le 16/11/2016 à 10:28

BLOGUE-Les disciplines universitaires lorsque incertaines de leur statut s’attribuent le titre de « sciences » même si leur raison d’être est éminemment pratique et leur objet plus politique que scientifique. Ainsi, avons-nous des facultés ou départements de sciences de la gestion, de sciences de l’environnement, de sciences sociales et, bien sûr, de sciences économiques.

On a écrit, un peu injustement, à propos des recherches menées dans ces domaines  « scientifiques » qu’elles consistaient, au mieux, en opinions à la recherche de confirmation et, au pire, en idéologies en quête de munitions.

Tout de même, il est curieux, et démontre le caractère scientifique douteux de l’économique, d’attribuer conjointement un prix libellé « Prix de la Sveriges Riksbank en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » à deux professeurs (Eugene Fama et Robert Shiller) dont les thèses sont contradictoires et irréconciliables.

L’économique fut-il une science, des expérimentations bien contrôlées auraient été menées pour établir qui a raison, qui mérite l’accolade du Nobel. Les marchés financiers sont-ils efficients et rationnels en toute circonstance ou sont-ils souvent assujettis aux emballements, aux engouements, à la folie des foules?

Selon la thèse de l’un ou l’autre récipiendaire, la réponse dépend de comment on définit « efficience », de l’horizon de temps qui est en cause. Fama  tient mordicus au modèle de preneurs de décision rationnels faisant bon usage de toute l’information disponible.

Schiller fait partie d’une cohorte croissante d’économistes qui font une grande place dans leurs modèles économiques aux facteurs de comportement, influencés en cela par les travaux de Tversky et Khaneman (le seul non-économiste à recevoir le prix dit « Nobel » en « sciences économiques », en 2002). Kahneman et Tversky ont mené d’innombrables expériences plaçant des individus en situations diverses de prise de décision. Ces travaux démontrent la piètre qualité « rationnelle » des êtres humains, affligés de multiples biais cognitifs qui en font de bien pauvres preneurs de décision.

De toute évidence, la crise financière de 2007-2009 a fourni une éclatante démonstration des limites du modèle rationnel postulant l’efficience des marchés. Cette démonstration fut, semble-t-il, insuffisante pour que le comité de sélection du prix Nobel tranche. Comme d’ailleurs pour les tenants de cette théorie qui continuent d’en vanter les mérites et d’en expliquer les anomalies par des pirouettes conceptuelles. Le professeur Fama prétend encore qu’il n’y avait pas de bulle immobilière en 2007-2008.

Dans un article publié dans le dernier numéro de Foreign Affairs, Alan Greenspan, pauvre Greenspan, confesse son incapacité à percevoir le terrible tsunami financier qui allait s’abattre sur nos économies en 2008. Tous les économistes « réputés », dit-il, ont fait la même erreur. Tous croyaient aux vertus des modèles économétriques postulant la rationalité des acteurs. Ces modèles auraient dû tenir compte de la peur et de la cupidité, les jumeaux siamois des marchés financiers. Ils ne le font pas parce que ces comportements sont difficiles à mesurer et à prévoir. À l’avenir, il faudra inclure des variables comportementales dans nos modèles économiques, de conclure l’Oracle de la Fed, comme on l’appelait à une époque déjà lointaine.

Greenspan, un compère idéologique de Fama, donne ainsi un appui de poids à la thèse défendue par Schiller, l’un des rares économistes à prédire la crise de l’immobilier américain.

Schiller lui-même dans un blog pour le journal britannique The Guardian pose la question du statut scientifique de l’économique. Il ne répond pas vraiment à la question sauf pour noter que l’économique se préoccupe surtout de « politiques » (au sens de policies) et que, de toute façon, il est faux de penser que les sciences dites naturelles sont exemptes de divergences théoriques, d’engouement pour des théories séduisantes sans les soumettre à des tests empiriques rigoureux.

Il semble toutefois proposer que l’on change l’appellation du prix pour en faire le prix Nobel en économique. Voilà une bonne suggestion.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.

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Yvan Allaire est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance (IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. Il est membre de la Société royale du Canada ainsi que du Council on Global Business Issues du World Economic. Professeur de stratégie pendant plus de 25 ans, il est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées, dont les plus récents coécrit avec le professeur Mihaela Firsirotu : Capitalism of Owners (IGOPP, 2012), Plaidoyer pour un nouveau capitalisme (IGOPP, 2010), Black Markets and Business Blues (FI Press, 2009), à propos de la crise financière et de la réforme du capitalisme.

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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