Les marathoniens

Publié le 01/11/2008 à 00:00

Les marathoniens

Publié le 01/11/2008 à 00:00

Discrets, les gestionnaires de portefeuilles et de fonds d'investissement en tous genres n'en possèdent pas moins une influence sur les entreprises. Voici comment.

Août 2008. Le géant américain du tabac Philip Morris propose d'acheter Rothman's pour deux milliards de dollars, ce qui équivaut à 30 dollars par action. Il n'en faut pas plus pour que la société montréalaise de gestion de fonds Jarislowsky Fraser, qui détient 14 % des actions de l'entreprise canadienne, dénonce publiquement l'offre d'achat. La raison invoquée : l'offre ne représente pas la valeur des titres que possèdent les actionnaires. Une prise de position qui n'aura pas l'effet escompté : Philip Morris a finalement pris le contrôle du deuxième producteur de cigarettes en importance du pays.

Stephen Jarislowsky et son équipe n'en sont pas à leur première intervention de ce genre. La renommée de ce gestionnaire de fonds s'est d'ailleurs bâtie sur son franc-parler, au fil de ses interventions. "Trop peu de gestionnaires de portefeuilles et d'investisseurs prennent la parole et demandent aux entreprises de les écouter", tranche ce personnage de la finance, qui soufflait il y a quelques semaines ses 83 bougies. À son habitude, ses propos sont directs, très loin de la langue de bois. "Trop souvent, les dirigeants négligent les intérêts des actionnaires, préférant se soucier des leurs. Il faut bien que quelqu'un fasse entendre la voix des actionnaires."

Au fil des ans, la rémunération des hauts dirigeants d'entreprise, qu'il juge trop élevée, est devenue le principal cheval de bataille du fondateur du plus important portefeuille privé du pays qui compte un actif de 63,6 milliards de dollars. À preuve, au moment même où il dénonce l'offre d'achat de Philip Morris, Stephen Jarislowsky confie lors d'une entrevue accordé à LesAffaires.TV que l'absence d'éthique et la cupidité des dirigeants des financières américaines est à l'origine de la crise qui ébranle les fondements de l'économie des États-Unis.

"C'est vrai, Stephen Jarislowsky parle haut et fort. Mais soyons francs, la majorité des gestionnaires de portefeuilles n'agissent pas de la sorte", souligne Michel Magnan, titulaire de la Chaire de comptabilité Lawrence-Bloomberg de l'École de gestion John-Molson de l'Université Concordia. L'univers de la finance est plutôt surpeuplé "d'investisseurs passifs". Rares sont ceux qui montent aux barricades. "Ici, très peu de fonds privés ont assez de poids pour s'imposer comme Jarislowsky le fait", ajoute Michel Magnan.

"Avant, les investisseurs avaient tendance à voter avec leurs pieds, dit Michel Nadeau, directeur général de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques et ancien numéro deux de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Quand quelque chose ne faisait pas leur affaire, ils retiraient leurs billes d'une entreprise pour aller ailleurs." Une réalité qui tend à changer. La présence accrue de certains fonds d'investissement - caisses de retraite, gestionnaires de fonds institutionnels et de fonds souverains - y est pour quelque chose. Rappelons qu'à elles seules, les caisses de retraite représentent désormais près de 20 milliards de dollars, selon les estimations de la banque d'investissement américaine Morgan Stanley. Une influence qui change le visage des finances canadiennes (voir l'encadré de la page 79).

"Ces organisations, qui sont là pour le long terme, sont de nature proactive, rappelle Michel Magnan. Elles ont des intérêts à défendre et plusieurs d'entre elles détiennent des mandats qui leur imposent d'agir conformément à la mission même qui est leur raison d'être." Au Québec, la Caisse de dépôt et placement est l'exemple le plus souvent cité par les analystes interviewés. La loi qui la régit l'oblige à prendre certains critères en compte lors de ses investissements. "Autrement dit, c'est notre devoir de prendre position et de défendre les intérêts et la mission que nous avons adoptée, précise Ginette Depelteau, vice-présidente principale, Politique et conformité à la Caisse de dépôt et placement. Ce qui fait que les entreprises respectent nos prises de position, c'est que nous les documentons et les publicisons sur notre site Internet."

L'activisme des gestionnaires de portefeuilles diffère beaucoup de celui des hedge funds ou autres Carl Ichan de la finance. Les changements qu'ils proposent ressemblent davantage à des ajustements. "C'est pour cela qu'il est plus juste de parler d'activisme "gentil" [soft activism]", rappelle Michel Nadeau. Le soft activism est à la finance ce que la diplomatie est à la politique. Contrairement aux actionnaires activistes, chez qui la confrontation est directe et agressive (voir "Les prédateurs", Commerce, août 2008), la pression exercée par les gestionnaires de portefeuilles peut durer plusieurs mois, voire plusieurs années. "Et le jeu de coulisses qui s'effectue est généralement envisagé pour un rendement à long terme", confie Michel Nadeau.

Il explique : tout d'abord, les gestionnaires organisent une rencontre avec la direction afin de faire part de leurs divergences de position et de leur mécontentement. Si la rencontre n'aboutit pas, ils passent à la deuxième étape : l'alliance avec d'autres investisseurs, afin d'augmenter la pression sur l'entreprise. La Coalition canadienne pour une bonne gouvernance, créée par Stephen Jarislowsky et Claude Lamoureux, a d'ailleurs été fondée en ce sens. Cette coalition regroupe 46 membres qui gèrent au total 1,4 billion de dollars. L'objectif : unir différents gestionnaires pour défendre les intérêts des actionnaires qu'elle représente.

"Mais, même là, rien ne garantit que la direction sera à l'écoute, rappelle Michel Nadeau. Si rien ne change après ces discussions, le tout peut se déplacer vers l'assemblée annuelle." Du coup, les divergences font surface, deviennent publiques et prennent alors la forme de propositions. Peut-on quantifier le taux de réussite de ce jeu de coulisses ? Plutôt difficile, note Yvan Allaire, président du conseil de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques. Il précise que l'influence qu'exercent les gestionnaires de portefeuilles n'est pas instantanée. "Cela peut prendre deux ou trois ans avant qu'on récolte les fruits d'une discussion ou d'une proposition"... Évidemment, il faut d'abord que la direction accepte de l'entendre.

Et elle aura de plus en plus de difficulté à faire la sourde oreille. Car les investisseurs s'organisent. En octobre dernier, une nouvelle coalition est née : The Canadian Foundation for the Advancement of Investors Rights (FAIR). Financée en partie à même les amendes payées par les particuliers et les firmes qui ont contrevenu à la loi, FAIR compte des administrateurs aussi solides que Claude Lamoureux, ex-président de Teachers', et Stephen Jarislowsky.

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