Partager sa vision avant de l'imposer

Publié le 01/04/2010 à 15:40

Partager sa vision avant de l'imposer

Publié le 01/04/2010 à 15:40

Par lesaffaires.com

Pierre Jeanniot a piloté la privatisation d'Air Canada et il a permis à l'industrie de garder le cap à la suite des attentats du 11 septembre 2001.


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Les Affaires - Avant de parler de votre carrière, un mot sur votre jeunesse : vous êtes né en France, mais vous avez grandi en Afrique. Ce n'était déjà pas banal...

Pierre Jeanniot - Mon père était inspecteur principal des chemins de fer franco-éthiopiens. Ma mère était donc en Éthiopie, elle était déjà avancée en âge. On pensait que ma naissance ne serait pas facile, j'étais une vendange tardive, si on peut dire. Elle a décidé à ce moment-là d'aller à Montpellier, où il y avait une excellente faculté de médecine. C'est là que je suis né. Nous sommes rentrés en Éthiopie, où j'ai passé les quatre premières années de ma vie.

L.A. - Vous êtes ensuite revenu en France, et peu de temps après, la Deuxième Guerre mondiale a commencé. Vous l'avez vue de près ?

P.J. - Non seulement je l'ai vue de près, mais je l'ai vécue. J'ai subi le bombardement de Rome par les Alliés parce que j'étais allé visiter ma soeur qui avait épousé un Italien. Ensuite, dans le petit village du Jura où j'étais retourné, il y avait le maquis, la résistance des Forces françaises libres, comme on les appelait. J'y ai même participé, de façon très modeste parce que j'avais 10 ans, mais je les connaissais. J'allais leur porter des choses dans les bois où ils étaient cachés. J'ai été témoin de bagarres entre les Allemands et les résistants.

L.A. - Vous n'avez que 10 ans, vous vous êtes déjà promené sur deux continents. Est-ce que ça marque un tempérament ?

P.J. - Je crois que cela nous apprend à survivre, mais je dois dire que je n'ai aucun souvenir déplaisant de cette époque-là. Nous n'avions rien, mais nous étions heureux quand même. C'était plutôt amusant et nous faisions avec les moyens du bord. Je faisais de la pêche dans certains lacs et j'allais vendre les poissons aux restaurants pour me faire quelques sous. On apprenait à se débrouiller. C'était le système D.

L.A. - Vous êtes arrivé au Canada et vous vous êtes installé à Montréal. Vous aviez à peine 13 ans, est-ce que la transition a été facile ?

P.J. - Je suis arrivé sans rien dans les poches ! Ma mère était monoparentale, j'avais perdu mon père très jeune et il a fallu travailler, les week-ends, pour gagner un peu d'argent de poche et payer pour mes habits ! Ma mère pouvait payer ma pension, chez des amis où j'habitais, mais très jeune j'ai travaillé à plein temps et j'ai fait mes études universitaires le soir.

L.A. - Combien de temps ?

Un peu plus de 10 ans, durant lesquels j'ai fait un premier diplôme, un bac en physique et en mathématiques, et ensuite, j'ai essayé d'obtenir une maîtrise en administration des affaires, mais à cette époque-là, on ne décernait pas de diplôme de ce genre par des études du soir. Je n'ai donc pas obtenu de maîtrise. Par contre, plus tard, l'université qui me l'avait refusé m'a donné un doctorat honorifique. J'ai trouvé cela assez amusant...

L'ENVOL CHEZ AIR CANADA

Les Affaires - Pourquoi avoir choisi l'aviation ?


Pierre Jeanniot - Au début, j'étais chercheur, et ce qui me passionnait à ce moment-là, c'était l'électronique. Un de mes premiers jobs, c'était avec une société qui fabriquait des instruments de bord pour les avions. Un jour, je me suis disputé avec mon chef ingénieur et j'ai claqué la porte. Air Canada, que je connaissais parce qu'on leur avait vendu un certain nombre d'instruments, embauchait des techniciens. Je suis donc entré chez Air Canada parce qu'il y avait un poste vacant. Et 13 échelons plus tard, j'en suis devenu le président.

L.A. - Ça s'appelle monter dans l'échelle...

P.J. -
J'ai commencé réellement en bas !

L.A. - On vous associe beaucoup au développement de la fameuse boîte noire. Vous y avez été mêlé de quelle façon ?

P.J. -
Il faut se rappeler d'un accident traumatisant, à Sainte-Thérèse. En 1963, un DC-8, qui avait décollé de Dorval, s'était écrasé une quinzaine de minutes plus tard [NDLR : les 118 passagers et membres d'équipage ont péri]. L'appareil était en miettes et il a fallu des années pour reconstituer ce qui s'était passé.

À ce moment-là, j'étais déjà responsable d'une petite unité qui travaillait sur la sécurité aérienne; j'ai donc été indirectement mêlé au travail. L'analyse de l'accident était dirigée par le ministère des Transports, mais nous y avons contribué. Il existait déjà une boîte noire, mais elle n'enregistrait que cinq paramètres. Et elle n'était pas protégée ! En général, elle disparaissait, pulvérisée, lors d'un accident. Simultanément, un ingénieur anglais avait proposé à Air Canada une enregistreuse pour faire le suivi de l'entretien. On m'avait demandé d'implanter ce système, mais j'ai vite conclu qu'il n'était d'aucune utilité... pour l'entretien. Je me suis dit que cette enregistreuse pourrait fournir beaucoup plus de possibilités d'analyse si on pouvait mieux la protéger en cas d'accident. C'est l'origine de la boîte noire que nous connaissons aujourd'hui.

L.A. - Pendant des années, vous avez diriger des gens. Comment manifestez-vous votre leadership ?

P.J. -
Il est très important de convaincre, très important de communiquer, d'engager les gens, de leur faire partager la vision que vous avez développée. Je me considère beaucoup plus comme un instructeur, comme un coach, comme un conseiller. Ce n'est pas toujours facile de diriger en convainquant, parce que viennent des moments où on n'a plus le temps de le faire. Ce qui est important, c'est que les gens partagent votre vision, parce qu'ils trouveront des façons de la réaliser.

" JE PRÉFÈRE CONVAINCRE, MAIS IL FAUT SAVOIR S'IMPOSER "

Les Affaires - Vous étiez à la tête de l'entreprise lorsqu'Air Canada, société de la Couronne, a changé de statut pour devenir une société privée. Est-ce qu'il a fallu imposer l'idée ?

Pierre Jeanniot -
Évidemment ! Convaincre des gens qui avaient toujours travaillé pour une société d'État, donc convaincre des fonctionnaires qui perdaient cette protection que donne l'État, ce n'était pas facile. Il faut commencer par le haut, par les adjoints immédiats, par les vice-présidents pour qu'ils soient d'accord. Pourquoi doit-on privatiser ? Quelles sont les raisons de cette décision ? Quels sont les avantages ? Il faut comprendre qu'à ce moment-là, c'était nécessaire pour nous de le faire.

Je l'avais proposé, justement, au gouvernement conservateur arrivé au pouvoir en 1983-1984, parce qu'il avait décidé de libéraliser le marché aérien. Et j'avais dit à Don Mazankowski, alors ministre des Transports : " Vous allez libéraliser le marché aérien, il faut donc aussi libéraliser l'actionnariat d'Air Canada. Il est impossible qu'une société d'État aussi considérable fonctionne dans un marché libéralisé, mais qu'elle demeure, elle, contrainte aux exigences du conseil du Trésor. " Il m'a répondu : " Elle n'est pas privatisable. Si vous pouvez la rendre privatisable, nous la privatiserons. Mais ne faites pas trop de vagues ! "

L.A. - Et puis ?

P.J. -
Il y a eu trois grèves... mais nous avons réussi à modifier la culture des employés; d'une culture de fonctionnaires à celle de gens qui travaillent dans une entreprise privée. Pendant deux ans, tous les employés d'Air Canada ont suivi des programmes de repositionnement de notre culture. L'idée était de faire comprendre que le client est notre source de survie, et pas simplement quelqu'un à qui on donne certains services, parce qu'on est là comme fonctionnaire. C'est complètement différent. Cela a pris cinq ans. Et après cinq ans, nous étions privatisables...

L.A. - Je vais vous lire un commentaire paru dans le magazine L'Express, lorsqu'on a publié un critique du livre qui porte sur vous. On écrit que vous êtes plutôt consensuel, mais ferme dans votre façon de diriger. Qu'en pensez-vous ?

P.J. -
J'aime ça ! Lorsqu'on a développé une vision qu'on va partager avec d'autres, cela ne fait pas toujours l'affaire de tout le monde. Il y a des moments où il faut s'imposer. Je préfère convaincre, mais il faut savoir s'imposer quand il est plus important d'aller vite que d'essayer de convaincre. Cela arrive.

Je préfère que les gens achètent l'idée et qu'ils partagent la vision parce que leur engagement est important. Ils le feront mieux, avec beaucoup plus d'efficacité et beaucoup plus d'énergie s'ils partagent la vision. C'est très clair.

Mais il arrive des moments où, à cause de crises, à cause de la rapidité de décision, même si on a déjà établi cette base de décision commune, on doit dire : " Écoutez les gars, on n'a pas le temps, il faut y aller ". À ce moment-là, il faut être plus ferme, c'est sûr. Le style de gestion va varier avec le facteur temps, et à un moment donné, il faut être presque brutal. Mais ce n'est pas mon style.

UN VÉRITABLE PILOTE AUX COMMANDES DE L'ESPACE AÉRIEN CANADIEN

Les Affaires. - Faisons un bond dans le temps pour aller à un autre moment clé de votre parcours. Vers la fin de votre mandat à l'Association internationale du transport aérien (IATA), vous avez vécu un événement qui restera à jamais gravé dans nos mémoires : le 11 septembre 2001. L'attentat va provoquer un immense embouteillage dont on peine à imaginer l'ampleur dans le transport aérien. Quel a été le rôle de l'IATA à ce moment-là ?

Pierre Jeanniot -
J'aimerais d'abord féliciter les agences canadiennes de navigation aérienne, parce que lorsque les Américains ont fermé l'espace aérien, le Canada l'a heureusement laissé ouvert. Quand la première tour a été frappée, cela aurait pu être un accident. Mais avec la deuxième tour, on savait qu'il s'agissait de terroristes. La réaction des États-Unis a été immédiate et totale. Ils ont fermé leur espace aérien. Imaginez ce qui arrive lorsqu'un espace qui représente 35 % du trafic aérien mondial se ferme. Les conséquences sont importantes. Plus de 1 000 appareils ont atterri au Canada en très peu de temps, ce fut un travail incroyable.

L.A. - Et vous, comment avez-vous réagi ?

P.J. -
Dans l'heure qui a suivi, j'ai immédiatement créé deux cellules de crise, l'une technique, à Montréal, l'autre, de communication, à Genève. Un cafouillis incroyable était en train de se produire tout d'un coup à l'échelle mondiale entre les différentes lignes aériennes, bon nombre de juridictions aériennes et les gouvernements. Il fallait informer et coordonner rapidement le développement de nouvelles mesures de sécurité que les Américains implantaient à toute vitesse. Mais les Européens étaient aussi en train d'en implanter. Or, il était impensable d'avoir des règles différentes pour des activités internationales.

Les Américains s'en fichaient complètement, parce que c'était leur sécurité qui leur importait en premier. Il a fallu leur faire comprendre qu'il fallait revenir à la normale le plus rapidement possible, parce que sans cela, les terroristes gagnaient. Ils voulaient détruire notre économie. Et rien ne pouvait davantage détruire notre économie que d'arrêter le mécanisme des échanges internationaux que représentent les lignes aériennes. Cela a pris un peu de temps, mais après cinq ou six jours, nous sommes revenus à la normale.

L.A. - Quel est l'impact de cet événement ?

P.J. -
Tout cela a été extrêmement traumatisant, et l'industrie ne s'en est pas complètement remise. L'année dernière, vous savez, cela a coûté à peu près six milliards de dollars, mondialement, pour la protection des aéroports. Ce sont des coûts faramineux. Et le gouvernement canadien vient d'en ajouter. Je peux dire que les contribuables, ou les voyageurs, vont payer, évidemment !

COMBINER (BEAUCOUP DE) TRAVAIL ET PASSION

Les Affaires - Parlons de la relève. Êtes-vous impressionné lorsque vous regardez des jeunes qui sont en train de bâtir la société de demain ?

Pierre Jeanniot -
Oui, bien sûr. Je pense qu'il y a une relève, je pense que lorsqu'on regarde l'esprit d'entrepreneurship qui grandit chez nous, c'est bien. C'est important d'encourager les gens de rêver, de développer des projets. Il y a des jeunes qui sont là, il y a de futurs leaders qui s'imposeront. J'ai confiance en la relève, mais il faut l'encourager.

L.A. - Mais ils ne sont pas prêts à étudier le soir pendant 10 ans pour aller chercher un diplôme tout en travaillant en même temps...

P.J. -
La vie a changé, bien sûr. Je l'ai fait parce que je n'avais pas le choix. À ce moment-là, il n'y avait pas de bourses et je devais gagner ma vie. Je m'étais marié très jeune et j'avais trois enfants. Cela m'a donné la discipline de travailler 70 heures par semaine ! C'est probablement pour ça que je suis devenu président d'une grande société, parce que j'étais prêt à travailler 70 heures par semaine, pas parce que j'étais plus d'intelligent que les autres...

L.A. - Pensez-vous que cela doit se faire encore ?

P.J. -
Il faut être déterminé pour réussir. On ne devient pas médaillé olympiques sans la volonté et la vision pour y arriver. Si j'ai appris quelque chose dans ma vie, c'est que plus j'ai travaillé, plus j'ai eu de la chance. La chance, vous pouvez la créer vous-même par cette détermination. Sans être une obsession ! J'aime mieux parler de passion que d'obsession. Une obsession, c'est un peu maladif, tandis qu'une vision, une passion, ça nous guide. Mais il faut y mettre le travail. Pour réussir, il n'y a pas d'autre formule.

L.A. - Pierre Jeanniot, notre question fétiche : plus tard, dans un dictionnaire ou une encyclopédie, que souhaiteriez-vous que l'on dise de vous ?

P.J. -
Qu'on dise qu'il a essayé de contribuer avec sa vision le mieux possible à l'aviation, que beaucoup de gens ont adhéré à sa vision et que celle-ci a été bénéfique pour l'industrie et pour la société en général.

J'ai beaucoup bénéficié de la société. Je suis arrivé au Canada sans un sou, avec une mère qui a dû travailler en arrivant. Et ce pays m'a donné tout ce que j'ai aujourd'hui. J'ai toujours eu une grande gratitude envers ce pays et envers cette société. J'espère qu'on dira : " Il a redonné un peu de ce qu'il a reçu. " Ça me semblerait agréable.

( CV )
Nom:
Pierre Jeanniot
Âge: 76 ans
Fonction: Président et chef de la direction
Entreprise: Jinmag

Pierre Jeanniot a passé son enfance en Éthiopie et en France, avant d'émigrer au Canada à l'adolescence. Il a étudié la physique et les mathématiques à l'Université McGill tout en travaillant. C'est en tant que technicien qu'il est entré chez Air Canada, avant d'en devenir le vice-président exécutif en 1980, puis président, de 1984 à 1990.

Il a ensuite pris les rênes de l'Association internationale du transport aérien pendant 10 ans, de 1992 à 2002. Son expérience du monde de l'aviation en particulier, et des affaires en général, l'ont conduit à siéger à de nombreux conseils d'aministration, dont celui de Thalès Canada, qu'il présidait jusqu'à tout récemment.

Il a reçu plusieurs honneurs et décorations. Il a été nommé Officier de l'Ordre du Canada, Chevalier de la Légion d'honneur et Chevalier de l'Ordre du Québec. Il a aussi soutenu l'Université du Québec, en contribuant à sa naissance, et en occupant pendant 13 ans le rôle de Chevalier de l'UQAM. Jinmag, qu'il a créée, agit à titre de consultant auprès des sociétés aériennes, des gouvernements et des aurotités civiles concernées par l'aviation.

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