Le piège de l’accélération

Publié le 28/06/2010 à 14:15

Le piège de l’accélération

Publié le 28/06/2010 à 14:15

Par Premium

Certains croient que plus on accélère, plus on va vite. Ils oublient que c’est surtout le meilleur moyen de foncer droit dans un mur.

Confrontées aux vives pressions du marché, les entreprises en prennent bien plus qu’elles n’en sont capables. Elles multiplient les projets et s’y investissent à un rythme accéléré. Elles haussent leurs objectifs de performance, raccourcissent leurs cycles de production et adoptent continuellement de nouvelles pratiques de gestion. Pendant un certain temps, toutes ces mesures donnent de brillants résultats.

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Mais il y a un piège: trop souvent, les PDG s’enthousiasment, au point de souhaiter que ce rythme effréné soit la norme. Ce qui a débuté comme une formidable poussée d’adrénaline devient soudainement une surcharge chronique, avec tout ce qui en découle. Non seulement cette frénésie sape-t-elle la motivation des employés, mais elle pousse aussi l’entreprise à se lancer dans toutes les directions, ce qui sème la confusion chez les clients et menace l’identité de la marque.

Dans bien des cas, dès qu’ils s’aperçoivent que quelque chose cloche, les dirigeants s’attaquent aux symptômes plutôt qu’à la cause du problème. Ils interprètent alors le manque de motivation des employés comme de la paresse ou une forme de protestation non justifiée, et ils accentuent la pression, avec pour résultat que la situation se détériore. Apparaissent ensuite les premiers signes d’épuisement et de résignation. Même les meilleurs employés tombent au combat.

On appelle ce phénomène le « piège de l’accélération », et il nuit aux entreprises à plusieurs niveaux. En effet, selon une étude menée auprès de plus de 600 organisations au cours des neuf dernières années, les sociétés qui fonctionnent en hyper accéléré réussissent moins bien que leurs pairs sur les plans, entre autres, de la performance, de l’efficacité, de la productivité et de la rétention des employés.

Un cercle vicieux

Ainsi, au cours de l’étude, quand on a demandé aux employés d’entreprises victimes de ce piège s’ils manquaient de ressources pour effectuer correctement leur travail, 60 % se sont dits en accord ou fortement en accord avec cette affirmation. À titre comparatif, dans les entre¬prises non touchées par ce phénomène, seulement 2 % des employés ont affirmé manquer de ressources.

Les statistiques montrent, dans les entreprises qui se laissent prendre au piège, des résultats semblables pour d’autres énoncés tout aussi révélateurs: « Je travaille constamment sous pression à cause des délais serrés » (80 % en accord, 4 % en désaccord), ou « Les priorités de mon entreprise changent constamment » (75 % en accord, 1 % en désaccord). À l’inverse, à l’énoncé « Je vois la lumière au bout du tunnel après une période de travail intense », 83 % des employés des entreprises « atteintes » ont répondu qu’ils étaient en désaccord ou fortement en désaccord, et 3 % seulement se sont dits en accord. Et à l’énoncé « J’ai souvent l’occasion de me ressourcer », 86 % des employés ont affirmé être en désaccord ou fortement en désaccord, contre 6 % qui se sont dits en accord.

La plupart des entreprises évaluées qui sont tombées dans le piège l’ont fait après une période exaltante. Le conglomérat européen ABB en constitue un parfait exemple. Fondé en 1987 à la suite de la fusion du groupe suédois Asea et du groupe suisse Brown Boveri, ABB a connu une croissance rapide, achetant 55 entreprises au cours de ses deux premières années d’existence. Après huit années de solide croissance, l’entreprise a montré ses premiers signes d’accélération excessive. On ne réussissait plus à intégrer les acquisitions aussi facilement. Ou, encore, différentes divisions de la société se faisaient concurrence auprès de la même clientèle ; à tel point qu’un client, exaspéré par les sept cartes professionnelles qu’il avait reçues d’autant de représentants d’ABB, a suggéré un jour au huitième qui s’est présenté de louer un autobus pour que ses collègues et lui viennent tous ensemble le rencontrer ! La situation de l’entreprise a continué à se détériorer jusqu’à l’arrivée d’un nouveau PDG, Jürgen Dormann, qui est parvenu à extirper ABB du piège de l’accélération.

De mauvaises habitudes

Trois types d’activités destructrices caractérisent l’hyperaccélération, et il suffit qu’une entreprise en pratique au moins une pour qu’elle soit considérée comme victime de ce piège:

- 1. La surcharge de travail. Le premier signe est clair: les employés, surchargés de travail, s’épuisent rapidement. L’étude montre que c’était le cas dans 35 % de toutes les entreprises observées. Depuis ses bureaux de Berlin, Bombardier Transport en fournit un bel exemple. Pour rester concurrentielle, l’entreprise spécialisée dans le transport ferroviaire a pris il y a quelque temps des mesures pour optimiser sa production. Le hic ? Alors que la valeur des contrats décrochés doublait, on n’a embauché qu’un très petit nombre de nouveaux ingénieurs. Du coup, plusieurs employés ont frôlé le burn-out. Le problème n’a été résolu que récemment.

- 2. Le multitâche. La deuxième activité destructrice, c’est le multitâche: l’entreprise exige de ses employés qu’ils remplissent trop de rôles différents. En conséquence, les employés perdent de vue les priorités, et se consacrent souvent à des tâches qui s’écartent de la mission préalablement définie — et le phénomène s’étend à l’ensemble de l’entreprise. Là aussi, 35 % de toutes les entreprises observées souffrent de ce problème. Par exemple, la direction d’ABB confiait à ses employés trop de tâches à accomplir, en raison de plans de restructuration qui se multipliaient et contraignaient chacun à mettre davantage la  main à la pâte. Au bout du compte, la plupart des dirigeants d’ABB sur le terrain étaient confus et travaillaient sans véritable objectif ; de plus, littéralement pris au piège, ils étaient incapables de réagir et de changer leurs habitudes de travail.

- 3. Le changement continuel. Enfin, des entreprises sombrent dans le piège du changement perpétuel. Celui-ci prive les employés de tout espoir de répit et les incite à limiter leurs efforts, même si cela nuit à l’entreprise. Cette fois-ci, 30 % des entreprises étudiées étaient concernées par ce problème. Chez Lufthansa, par exemple, une décennie de changements successifs et de mesures d’austérité a créé un climat de travail oppressant. Le personnel n’en pouvait plus de se faire dire encore et encore qu’il fallait économiser sur tout, se souvient Holger Hatty, à l’époque membre du conseil d’administration de la compagnie aérienne. Cela a pris fin quand la compagnie a réussi à se sortir du pétrin.

De meilleures manœuvres

Si votre entreprise est coincée dans le piège de l’accélération, plusieurs options s’offrent à vous si vous voulez l’en sortir: interrompre les tâches les moins importantes, clarifier la stratégie commerciale, prioriser les projets, ou déclarer officiellement la fin de la surcharge de travail perpétuelle.

- Mettre un terme à certaines activités. Plutôt que de demander aux employés de suggérer sans arrêt de nouveaux moyens d’améliorer l’entreprise, pourquoi ne pas inverser la question ? Demandez-leur ce à quoi vous pourriez mettre un terme. Dans bien des cas, le personnel réagira en proposant un éventail d’excellentes idées. Dans l’une des 600 entreprises étudiées, la haute direction a ainsi obtenu 540 suggestions — trois fois plus que le nombre de nouveaux projets suggérés par les employés pendant toute l’année ! Cette société a fini par abandonner 40 % de ses projets. Posez-vous donc régulièrement la question suivante — et posez-la à vos gestionnaires, voire à tout le personnel: « Parmi nos activités actuelles, lesquelles choisirions-nous d’entreprendre si elles n’existaient pas déjà ? » Et éliminez toutes les autres.

- Clarifier la stratégie. Le fait de se demander ce à quoi l’on peut mettre fin, puis d’éliminer toutes les activités non essentielles, exige beaucoup de courage de la part d’un PDG. Dans certains cas, les projets voués à disparaître sont défendus par des personnes bien placées dans l’organisation, si bien que le PDG doit être prêt à jouer du coude. Ultimement, la décision de garder une activité ou d’y mettre un terme repose sur la réponse à une question fondamentale: ce projet vient-il soutenir directement la stratégie commerciale de l’entreprise, oui ou non ?

- Déterminer la façon de prendre les décisions. L’important, dans un tel processus, c’est d’agir avec méthode. Après une opération de restructuration, les dirigeants d’Otto Versand, une firme de vente à distance, ont vu d’un coup leur charge de travail augmenter de 20 % à 30 %. Peu après, en 2007, on a amorcé un processus d’élimination d’activités assez particulier. Chaque cadre a dû choisir parmi tous ses projets celui auquel il tenait coûte que coûte. Selon Thomas Grünes, à l’époque directeur des services centraux, la liste était pourtant encore trop longue, et on l’a réduite de moitié en étudiant différents facteurs (l’investissement requis, la rentabilité, et dans certains cas, la valeur symbolique du projet aux yeux du personnel). Ainsi, le réaménagement de la salle de réception et des cuisines réservées aux employés figurait sur la liste finale, car cela augmenterait vraisemblablement la fierté et la performance du personnel. Il a ensuite été décidé de faire de ce processus de réflexion une activité annuelle.

- Déclarer la fin du maelström. Si le phénomène d’accélération ne relève pas d’une foule de projets mais d’un tourbillon de changements, un PDG peut tirer son entreprise du cauchemar en mettant un terme à ce maelström. C’est ce qu’a fait Jürgen Dormann après avoir pris les commandes d’ABB, en envoyant un message clair au personnel: « Ce que nous voyons aujourd’hui n’est pas seulement la lumière au bout du tunnel, a-t-il déclaré. C’est carrément le bout du tunnel. » Tous les employés ont alors ressenti autant de fierté que de soulagement. Lufthansa a agi de la sorte en abandonnant son inlassable — et épuisante — obsession du contrôle des coûts. Même si la compagnie continuait bien entendu de surveiller ses dépenses, Wolfgang Mayrhuber, quand il est devenu PDG de la compagnie aérienne en 2003, a décrété que désormais l’accent serait mis sur l’innovation, la culture du service et la diversification des activités. Plus personne n’a alors été obnubilé par les dépenses.

Ne pas retomber dans le panneau

S’il est essentiel de se libérer du piège de l’accélération, il importe tout autant de ne pas y retomber. Plusieurs stratégies permettent d’y parvenir…

- Faire le ménage du printemps. Rien de tel qu’un grand ménage pour inciter les dirigeants à procéder au tri de leurs projets. Pas besoin de l’effectuer au printemps, bien sûr. En fait, des entreprises établissent un calendrier pour leur grand nettoyage de projets. D’autres choisissent simplement de s’y attaquer aussitôt que leurs employés croulent sous les tâches, ou bien avant d’amorcer un nouveau processus de changement.

- Limiter le nombre d’objectifs. À l’époque où il était à la tête de Balzers, une entreprise spécialisée dans les revêtements de pièces mécaniques, Hans Schulz avait affirmé: « Il est révolu le temps où les dirigeants établissaient leurs 10 principaux objectifs. » Il avait plutôt demandé à ses gestionnaires de choisir « trois batailles à remporter absolument ». Établir des objectifs ne sert pas à empiler les projets, avait-il expliqué, mais bien à « donner une orientation aux personnes responsables d’un projet, pour qu’elles puissent y consacrer toute leur attention et leur énergie ». Après avoir instauré cette règle, Hans Schulz a constaté que ses employés atteignaient un nombre nettement plus élevé d’objectifs qu’auparavant.

- Filtrer les nouveaux projets. Trop souvent, de façon implicite ou non, les PDG incitent les gestionnaires à se laisser gagner par l’euphorie de la nouveauté, au détriment de la critique constructive. En fait, les questions que devraient se poser les actionnaires sont plutôt : « Avons-nous les ressources nécessaires ? », « Qui dirigera ce projet et qui en sera responsable ? », « Quel autre projet devrions-nous abandonner pour lancer celui-ci ? », etc. Les réponses trouvées agiraient comme des « filtres » pour améliorer chaque nouveau projet, et ce, dès le départ.

- Enterrer un rêve. Mettre fin à un projet, ça peut faire très mal. Pas seulement à ceux qui le défendent, mais aussi aux employés qui y travaillent quotidiennement. Un sentiment de honte risque même de s’installer dans l’équipe touchée par la décision. Une solution originale pour remédier au problème, pratiquée par certaines entreprises, consiste à organiser une cérémonie funèbre symbolique, où l’on « enterre » officiellement le projet. Cela permet aux employés d’en faire le deuil, puis de passer à autre chose.

- Relâcher la pression sur l’accélérateur. Limiter le nombre des nouvelles activités n’est qu’une façon d’éviter le piège de l’accélération. Il faut aussi modifier en profondeur la culture de l’entreprise, en particulier son emballement pour la vitesse...

- Se consacrer à une seule chose. Pendant une période déterminée, une entreprise peut mettre des œillères afin de ne se consacrer qu’à un seul projet. C’est ainsi que Lidl, une chaîne internationale qui vend, à prix réduits, des produits alimentaires surtout, a décrété un moratoire sur tous les nouveaux projets, partout dans le monde, entre mai et septembre 2009. Un seul devait monopoliser l’attention de tous: l’ouverture de 29 supermarchés en Suisse. « Nous n’aurions jamais pu mener à bien ce gigantesque coup de force sans ce moratoire, confie Andreas Pohl, PDG de Lidl en Suisse. Durant cette période, on a continué à recueillir de nouvelles idées pour des projets futurs, mais tout le monde savait qu’on n’en discuterait pas avant l’automne. »

- Instaurer des temps d’arrêt. En 2004, après une période de profonds changements organisationnels, Microsoft a annoncé qu’elle n’effectuerait aucun autre changement avant un an. « Après le fardeau de travail imposé par notre restructuration, un répit a permis aux employés de récupérer », dit Ulrich Holtz, directeur, ressources humaines, de Microsoft International. De fait, les temps d’arrêt sont propices à la créativité et à l’exploration ; ils préparent mentalement et émotionnellement le personnel à la prochaine période d’activité intense.

- Ralentir pour mieux accélérer. Faire délibérément alterner des périodes de grande activité et des moments propices au ressourcement a permis à Sonova, une entreprise spécialisée dans les audioprothèses, d’innover à sa façon. Chaque année, elle lance deux nouveaux produits, l’un en avril et l’autre en novembre. Il y a donc des pics d’activité à l’approche de ces deux mois, mais aussi des ralentissements marqués aussitôt après, histoire de permettre à chacun de recharger ses batteries.

- Savourer ses succès. Dans nombre d’entreprises, on ne fête pas suffisamment l’aboutissement d’un projet. Pourtant, les réalisations et les efforts remarquables méritent d’être reconnus. Et, quand on le fait, chaque membre de l’équipe qui a travaillé au projet ressent une grande fierté, et surtout l’envie d’entreprendre une nouvelle aventure.

- S’inspirer de modèles exemplaires. Au printemps et à l’automne, Bill Gates a l’habitude de se retirer dans un chalet isolé pour une « semaine de réflexion », en apportant avec lui des idées soumises par les employés de Microsoft. Ce faisant, il peut se concentrer complètement sur l’une de ses principales responsabilités: déterminer quelle direction prendra le développement des produits. Grâce à cette « retraite », il évite d’être bombardé d’idées nouvelles. Et, en revenant au bureau, il se sent ressourcé. Aujourd’hui, des douzaines de créateurs de Microsoft suivent la même recette, et la semaine de réflexion est devenue une institution.

- Regarder dans le rétroviseur. La rétroaction peut contribuer à changer la culture de l’accélération. Serview, une firme de consultation en technologies de l’information, se montre très productive: elle affiche une croissance annuelle moyenne de 25 % depuis quatre ans. L’une des clés de ce succès ? La direction demande à ses gestionnaires de surveiller… les employés qui travaillent trop ! Chaque mois, les employés rencontrent leur supérieur immédiat, qui vérifie avec eux qu’ils ont bien pris soin de se reposer et de se ressourcer — ils doivent d’ailleurs remplir une fiche d’auto¬évaluation mensuelle à ce sujet. Ce système de rétroaction a occasionné un profond changement de comportement: chacun veille à ce que ses collègues se portent bien, et, en cas de problème, on l’aide rapidement.

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