Décoder les «signaux faibles» avant de prendre une décision

Publié le 18/03/2010 à 10:54

Décoder les «signaux faibles» avant de prendre une décision

Publié le 18/03/2010 à 10:54

Par Premium

Pourquoi tant de gens intelligents n’ont-ils pas anticipé l’effondrement du marché des prêts hypothécaires à risque, en 2008 ? La question est troublante : dès 2001, en fait, il était possible de noter quelques signes avant-coureurs du désastre qui allait frapper. Des «signaux faibles».

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La plupart des ténors de l’industrie, Bear Stearns, Lehman Brothers et Merrill Lynch par exemple, les ont ignorés. Certains observateurs, toutefois, ont su les capter. En 2003, le gourou de l’investissement Warren Buffett a prédit que les instruments dérivés complexes se multiplieraient et muteraient jusqu’à ce qu’« un événement révèle leur toxicité ». En 2006, John Paulson, grand expert des fonds spéculatifs, a repéré des marchés du crédit «surévalués». Résultat: en 2007, il a encaissé 15 milliards de dollars en vendant à découvert des hypothèques à risque. En juillet 2006, l’économiste en chef chez Goldman Sachs a lancé un avertissement: «Le prix nominal des maisons aux États-Unis subira peut-être un net déclin en 2007. Ce serait le premier déclin du prix des maisons jamais enregistré au pays, du moins en valeur nominale.» Et, au début de 2007, un de ses collègues a formulé cette autre mise en garde: «Certains signes indiquent un allégement des critères relatifs aux prêts hypothécaires et montrent des problèmes financiers causés par des prêteurs à risque.»

Qu’est-ce qui distingue les rares individus qui ont le don de prescience de tous ceux qui restent aveugles? Les seconds seraient-ils soumis à l’attrait des profits et des bonis démesurés qui est associé à l’illusion trompeuse de pouvoir gérer le risque? Ou à une surcharge d’informations, à des filtres organisationnels et à des préjugés qui nuisent à leur réflexion?

Les pièges de la subjectivité

Une chose est sûre: tous les gestionnaires sont vulnérables aux distorsions et aux idées reçues, comme on l’a constaté lors de la crise du crédit de 2008. Et si les organisations sont aveuglées, ce n’est pas tant parce que les décideurs ne voient pas les signaux faibles que parce qu’ils sautent souvent à la conclusion la plus commode ou la plus plausible. En effet, chaque fois que des preuves multiples indiquent des directions contraires ou qu’une information cruciale est manquante, on dirait que l’esprit humain arrange naturellement les faits en fonction des opinions préconçues. Certains pièges mènent à ce résultat. Voici les trois principaux:

1 Le filtrage. C’est ce que les psychologues appellent la «perception sélective». Si quelque chose ne convient pas à notre modèle mental, nous déformons la réalité de façon à ce qu’elle s’adapte à nos idées reçues au lieu de mettre celles-ci en doute.

2 La distorsion. Toute information qui traverse nos filtres cognitifs et émotionnels est sujette à une distorsion supplémentaire. Par exemple, notre tendance à prendre nos désirs pour la réalité peut nous amener à ne voir des gens que leur côté agréable. C’est ainsi que nous nions une preuve subtile lorsque notre enfant fait un usage abusif de drogues ou que notre conjoint est infidèle. Autre exemple: notre tendance à l’égocentrisme, qui nous incite à accorder trop d’importance au rôle que nous jouons dans les événements que nous cherchons à expliquer.

3 L’affermissement. Nous cherchons des preuves additionnelles qui confirment notre vision des choses. Par exemple, nous pouvons parler davantage à des gens qui sont du même avis que nous ou chercher activement à soutenir notre point de vue. Avec le temps, nous pouvons même faire preuve de mémoire sélective en oubliant des faits «dérangeants».

S’entendre sans bien comprendre

En principe, les groupes sont mieux placés que les individus pour détecter les changements. Encore faut-il qu’ils résistent aux effets néfastes de la pensée de groupe : analyse étroite, vision en tunnel, faux sentiment de consensus, mince collecte d’informations... Chose certaine, on atteint en général de meilleurs résultats lorsque l’information circule librement entre les services d’une organisation. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 illustrent bien à quel point les frontières entre les services nuisent à la compréhension. Pendant les cinq mois qui ont précédé le drame, la direction générale de l’aviation civile américaine a reçu au total 105 rapports d’information, dans lesquels Oussama ben Laden ou Al-Qaïda étaient mentionnés à 52 reprises. Ces rapports, provenant de la CIA, du FBI et du Département d’État américain, ont circulé dans plusieurs services de la bureaucratie gouvernementale. Certains signaux faibles, négligés sur le plan local, n’ont été transmis à personne, tandis que d’autres ont été partagés de façon fragmentaire, sans être liés à d’autres pièces du puzzle. Le pays n’a donc saisi l’ampleur de la menace que lorsqu’elle s’est concrétisée.

Commencer à trouver un sens

S’il est important de rassembler différents points de vue sur la même question, il est encore plus crucial de les relier entre eux. On pourra alors trouver un sens à une information déficiente. Voici neuf approches éprouvées que les gestionnaires peuvent utiliser pour vaincre les filtres et les distorsions afin de mettre au jour et de clarifier des signes avant-coureurs qui pourraient se révéler importants.

1. TIRER PARTI DE L’INFORMATION LOCALE

Les insectes emploient un système de lentilles complexe, dans lequel la plus grande partie de ce qu’ils perçoivent se situe dans l’œil et non dans le cerveau. De la même façon, les organisations ont intérêt à transférer localement une plus grande part de leur processus d’interprétation. Les réseaux terroristes ont démontré le pouvoir d’une telle approche, en utilisant des cellules quasi autonomes pour voir et penser à l’endroit visé. Dans une perspective plus positive, Linux et le mouvement Open Source se sont servis du codage de source pour élaborer un projet de logiciel évolutif à l’échelle de la planète.

2. VALORISER LES RÉSEAUX ÉLARGIS

Les cadres ne devraient pas hésiter à interroger leurs partenaires, leurs fournisseurs et leurs clients. Ces réseaux, qui tirent profit de différentes régions périphériques, sont les prolongements des yeux et des oreilles de l’entreprise. Par exemple, ce qui a largement avantagé, au départ, les services de R-D de Royal Philips Electronics et de General Electric, c’est qu’ils ont été intégrés aux réseaux externes du gouvernement, du milieu universitaire et de la clientèle, et reliés à l’interne à d’autres aspects de l’organisation. Le même principe vaut pour Merck & Co., dont les innovations dans le domaine des composés biologiques sont liées à des réseaux complexes et changeants d’institutions scientifiques, gouvernementales et médicales.

Les réseaux reliés à Internet souffrent toutefois de leur efficacité. En éliminant presque complètement le temps et les coûts de transmission des signaux, ils peuvent recevoir rapidement une foule de ces signaux. Les gestionnaires doivent donc trier soigneusement ceux auxquels ils accorderont de l’attention et respecter les limites de la « capacité d’absorption » de leur organisation.

3. MOBILISER LES EFFECTIFS DE RECHERCHE

Les dirigeants peuvent déterminer des zones de signaux faibles qui méritent d’être davantage sondées par des groupes de travail séparés. Par exemple, IBM dispose d’une ressource permanente, appelée « Crow’s Nest » (nid de pie), qui jette un regard analytique sur la compression de temps, la diversité de la clientèle, la mondialisation et les réseaux. Tout comme la vigie qui, sur un bateau, reste à l’affût des terres nouvelles, des pirates et des récifs dangereux, le « nid de pie» a pour responsabilité de s’élever au-dessus du fonctionnement et de la production pour présenter ses observations à l’administration.

Les activités de balayage sont surtout utiles lorsqu’on les exerce conjointement. Par exemple, la CIA a rassemblé un groupe de type «nid de pie» et un fonds de capital-risque pour déceler et évaluer des technologies émergentes qui pourraient servir à combattre le terrorisme.

4. ÉVALUER DES HYPOTHÈSES MULTIPLES

La plupart des gestionnaires ont une tolérance limitée à l’ambiguïté et sont parfois réticents à consacrer plus de temps à construire des hypothèses de rechange. Pourtant, les organisations ont besoin d’hypothèses concurrentes pour échapper au piège du point de vue unique, qui pourrait être mal fondé.

Les Forces armées britanniques déploient ce qu’elles appellent dans leur jargon des «équipes rouges». Ce sont des forces de frappe parallèles, composées de dirigeants compétents et d’un personnel de soutien dont la seule mission est de rassembler et de synthétiser de l’information destinée à prouver que le plan en vigueur est erroné et doit être changé.

5. SONDER LA SAGESSE COLLECTIVE

Pour affronter les dangers de la pensée de groupe ou le problème que pose la dispersion de l’information, les gestionnaires peuvent accorder plus d’attention aux rumeurs. Dans le livre La sagesse des foules, James Surowiecki résume la recherche qui montre que les groupes ou les marchés formulent souvent de bien meilleurs jugements que les individus. C’est particulièrement vrai si des sociétés peuvent créer des méthodes de prédiction (telles que les sondages Delphi) qui mettront en commun la sagesse collective d’une organisation sans engendrer de conformisme excessif.

Lorsque Big Brother ne regarde pas, l’information circule rapidement par le téléphone arabe. Une façon d’éviter la « myopie collective » consiste à mettre sur pied des « marchés d’opinion » anonymes. Par exemple, dans les années 90, Hewlett-Packard a demandé à des employés de participer à un marché d’opinion afin de prédire ses ventes. À l’heure du lunch ou en soirée, les employés faisaient des paris dans ce marché, révélant, au moyen de leurs investissements, ce qu’ils estimaient être les tendances des ventes. Les trois quarts du temps, les prédictions de ce marché ont battu les prédictions traditionnelles de l’entreprise. Plus récemment, une division de Eli Lilly a invité des employés à évaluer les chances de certains nouveaux médicaments de recevoir l’approbation de la Food and Drug Administration à partir de profils et de données expérimentales. Le «marché interne» de la société a désigné correctement les gagnants.

6. ÉLABORER DIVERS SCÉNARIOS

Malheureusement, aucune méthode n’est parfaite, et le consensus est parfois erroné. Pour contester la vision dominante qui a cours dans votre organisation, il peut être sage de créer des scénarios multiples à partir des questions soumises au débat. Par exemple, lorsqu’une caisse d’épargne et de crédit de Houston se portait à merveille grâce à la montée en flèche d’Enron, un de nos collègues a demandé à des cadres supérieurs d’imaginer un scénario dans lequel ils ne pouvaient plus s’appuyer sur Enron pour susciter la croissance et les dépôts. Après une réaction de réticence de leur part, certains scénarios ont émergé, qui allaient du rachat d’Enron à des hypothèses plus sinistres impliquant des problèmes pour Enron ou pour la caisse d’épargne. Plus tard, lorsque Enron s’est soudainement effondrée, cette institution a pu éviter la crise parce que des gestionnaires avaient pris des mesures pragmatiques en vue de moins dépendre d’elle : ils avaient lancé leur propre système de courriel pour com¬muniquer avec les membres (au lieu d’utiliser celui d’Enron), avaient ouvert des succursales à l’extérieur de l’immeuble d’Enron et commencé à admettre à la caisse d’épargne des employés qui n’étaient pas d’Enron.

En envisageant de multiples scénarios à la fois, l’organisation peut éviter de s’enfermer dans une seule vision de l’avenir, tout en partageant un ensemble de structures permettant de discuter de nouveaux signaux. Pour la Royal Dutch Shell, qui a inauguré la planification par scénarios dans le secteur des entreprises, il s’agit de « l’art délicat de la re-perception ». Le but n’est pas tant de faire de la planification que de remettre en question les mentalités.

La planification par scénarios systématise la chasse aux signaux faibles, en cherchant à magnifier des « récits de mésaventures » pour qu’ils soient à la portée d’un plus grand nombre.

7. RECHERCHER DE L’INFORMATION NOUVELLE AFIN D’«AFFRONTER LA RÉALITÉ»

Comme le disent Larry Bossidy et Ram Charan dans Confronting Reality, les plus grands échecs commerciaux ne sont pas dus, en règle générale, à une mauvaise administration, mais à une incapacité à affronter la réalité. Ils évoquent le cas d’EMC Corp., une société de stockage de données qui n’a pas compris certains changements importants dans son environnement, lesquels ont causé un déclin rapide des ventes en 2001. L’équipe des ventes d’EMC croyait qu’il s’agissait d’un simple retard dans les commandes. Mais lorsque Joe Tucci a été nommé PDG, au début de 2001, il a découvert, en parlant aux PDG et aux directeurs financiers de sociétés clientes, que celles-ci n’étaient pas intéressées à payer davantage pour obtenir des résultats de premier ordre. De plus, IBM et Hitachi vendaient des machines comparables à celles d’EMC à un plus bas prix.

Quand le marché d’EMC s’est mis à fondre, Joe Tucci a transformé rapidement son modèle commercial pour se concentrer davantage sur les logiciels et les services plutôt que sur le matériel, qui était en train d’être banalisé. Bref, lorsque Joe Tucci a reconnu la nouvelle réalité, il a compris comment l’entreprise devait se transformer.

8. ENCOURAGER LE «CONFLIT CONSTRUCTIF»

Le conflit constructif permet de vérifier et d’interpréter les faits tels qu’ils sont. Il s’agit de confronter les idées, et non les gens, tout en demeurant dans les limites de la raison.

Plusieurs études montrent qu’un conflit cons¬tructif améliore les décisions, en permettant une meilleure collecte de l’information, une plus large exploration des choix et un examen approfondi des problèmes. Malheureusement, c’est habituellement le contraire qui se produit, comme l’a fait remarquer un cadre de Merrill Lynch à propos de l’équipe de direction menée par le PDG Stanley O’Neal : « Faute de dissidence, l’information ne circulait jamais vraiment. » Les leaders peuvent jouer un rôle clé dans la gestion d’un conflit s’ils aident à intégrer dans la discussion les observations périphériques des membres de l’équipe.

9. FAIRE CONFIANCE À SON INTUITION

Les gestionnaires d’expérience possèdent souvent beaucoup plus de connaissances qu’ils n’en ont conscience, surtout dans leur domaine d’expertise. Ils doivent apprendre quand et comment se fier à leur intuition. Le scientifique Gary Klein a étudié le pouvoir de l’intuition dans des contextes extrêmes, comme celui des pompiers, des urgences médicales et du combat militaire. Il a découvert entre autres que des infirmières chevronnées décelaient l’apparition du choc septique chez les bébés prématurés au moins un jour avant qu’un test sanguin puisse confirmer la présence de la bactérie mortelle. Ces infirmières avaient appris à être sensibles aux signaux faibles, malgré des indices variables et des symptômes diffus. Développer son intuition exige beaucoup d’expérience, mais une fois qu’on possède cette faculté, il ne faut pas hésiter à s’en servir.

Adopter des approches variées

Aucune technique, en soi, ne suffit à révéler l’ensemble d’une situation, car, à certains égards, toutes les méthodes sont imparfaites ou limitées. Pour obtenir un meilleur résultat, il faut souvent faire appel à une combinaison de méthodes. Une façon de systématiser le processus consiste à observer les signes avant-coureurs en envisageant divers sénarios.

Il y a plus d’une décennie, nous avons travaillé avec de grands éditeurs de journaux américains qui utilisaient la planification par scénarios pour examiner, sous différents angles, une même innovation technologique. Xerox venait d’introduire, notamment dans des hôtels, un nouveau service de livraison électronique de journaux sur mesure, permettant aux utilisateurs d’imprimer un contenu personnalisé. En vertu de ce service, les voyageurs pouvaient se faire livrer leurs nouvelles locales ou lire un grand journal national dans leur langue maternelle.

Quelle était l’importance de ce signe ? Signifiait-il que les invités de l’hôtel n’entendraient plus jamais le bruit sourd du journal qui tombe devant leur porte, ou cette idée serait-elle un échec dès le départ? Cela dépend du scénario. Dans celui du «fonctionnement habituel», ce nouveau service allait représenter un créneau (le marché des voyages) et un canal de distribution appréciable qui s’ajoutait à la livraison matérielle des journaux. Cela pouvait permettre à des journaux de dépasser leurs frontières géographiques naturelles et d’améliorer la loyauté des clients. Dans un autre scénario appelé «cybermédia», où des canaux électroniques allaient être rapidement adoptés, cette incursion initiale dans l’impression sur mesure pouvait favoriser l’impression maison de journaux personnalisés. Un tel développement pouvait rendre obsolètes les actifs physiques de l’entreprise (comme les coûteuses presses à imprimer).

En examinant sous divers angles ce même signal faible, les gestionnaires ont été mieux placés pour en explorer les retombées potentielles. La société a finalement décidé de poursuivre le développement de l’impression électronique de journaux à distance.

Même si ce genre d’analyse fondée sur des scénarios n’élimine pas l’incertitude quant à l’évolution d’une technologie ou à son acceptation par le consommateur, il peut aider les dirigeants à mieux interpréter une information mineure lors¬qu’elle s’ajoute au puzzle.

Les meilleures armes contre l’influence

De semaine en semaine, les médias populaires nous rapportent de nombreux cas de gens qui n’ont pas vu les signes avant-coureurs d’un phénomène. Le nœud du problème, c’est que les gestionnaires ne sont pas suffisamment conscients des préjugés cognitifs et des filtres émotionnels qui voilent leur jugement dans l’interprétation de ces signes.

Lorsque l’ambiguïté est élevée, il est facile de déformer des données jusqu’à ce qu’elles épousent nos convictions. Pour aller à l’encontre de ces tendances insidieuses, il faut faire preuve de leadership et maîtriser divers outils servant à combattre les filtres pernicieux qui obscurcissent et déforment notre perception de la réalité.

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