La durabilité selon San Juan

Publié le 20/11/2008 à 00:00

La durabilité selon San Juan

Publié le 20/11/2008 à 00:00

Par François Rochon
Depuis 20 mois, L’Oréal Canada a un nouveau patron, Javier San Juan. Né en Espagne, ce dernier a fait une partie de ses études en France, ce qui explique sa grande maîtrise de la langue de Molière... Javier San Juan est entré chez L’Oréal il y a 16 ans, à peu près au moment où l’entreprise mettait sur pied la création des comités SHE (santé-hygiène-environnement) dans ses unités.

Auparavant, Javier San Juan a occupé des fonctions similaires en Argentine, en Russie et en Roumanie, alors secouées par d’importants troubles politiques et sociaux : tentatives de coup d’État, crises monétaires et financières, révoltes populaires. Sur une mer houleuse, les discussions stratégiques s’étendent rarement au développement durable. C’est peut-être ce qui explique le fait que Javier San Juan confie d’emblée qu’il ne maîtrise pas ce sujet aussi bien que le marketing, la gestion ou les finances. Lors du colloque d’Unisfera auquel il participait l’automne dernier, il se qualifiait lui-même de «converti au développement durable».

Racontez-nous votre conversion au développement durable.

Le développement durable comporte, on le sait, trois aspects intrinsèquement liés : le développement économique, sans lequel il n’y a aucun développement, le développement humain et l’environnement. Pour ma part, je peux dire que je suis converti à la cause de l’environnement et au fait de conjuguer ensemble les trois facettes du développement durable.

J’ai vécu aux Philippines, en Turquie, en Russie, en Roumanie et en Argentine. Pour l’ensemble de ces pays, le premier développement, c’est le développement économique. Aux Philippines par exemple, la première préoccupation des gens, c’est de manger et de réussir à envoyer ses enfants à l’école ! J’étais en Russie en 1998 ; c’était une période au cours de laquelle la population, la société, l’entreprise avaient d’autres priorités que l’écologie.

Ma conversion s’est produite quand je suis arrivé au Canada et qu’une grande partie de mes collaborateurs m’ont dit : «Monsieur San Juan, vous ne pouvez pas vous permettre d’être à côté ! » Ils s’occupaient et se préoccupaient du développement durable. C’est ainsi que j’ai pris conscience que, par le passé, j’avais accordé peu d’importance à l’environnement, car d’autres priorités étaient au programme.

DES PRIX POUR L'ORÉAL

22 mai 2006 : L'Oréal reçoit le prix prestigieux de la Coalition mondiale des entreprises contre le sida. Ce prix récompense son programme d'information auprès des coiffeurs, qui font circuler à leur tour des informations essentielles sur la prévention de la maladie auprès de leurs clients. En Afrique seulement, L'Oréal a formé quelque 200 000 coiffeurs ;

13 juin 2007 : L'Oréal est reconnue comme l'une des entreprises les plus éthiques du monde par Ethisphere Magazine, qui a analysé 5 000 entreprises, mais n'en a retenu qu'une centaine ;

9 octobre 2007 : L'Oréal Canada est classée pour la quatrième année consécutive parmi les meilleurs employeurs du pays par l'éditeur torontois Mediacorp, qui depuis neuf ans établit le Palmarès des 100 meilleurs employeurs du Canada.

L’Oréal se préoccupe d’environnement depuis plus de 15 ans. Qu’est-ce qui a suscité un tel engagement ?

Je crois que cela tient à l’esprit que le fondateur de L’Oréal, le chimiste Eugène Schueller, a inculqué à l’entreprise. Cet homme, qui était passionné par l’innovation et la recherche, ne vivait pas dans une tour d’ivoire ; il était près de la vie de tous les jours. On dit chez L’Oréal que pour réussir, il faut être moitié poète et moitié paysan. Il faut rêver, et en même temps rester terre à terre. Je suis sûr que le fondateur se disait : «Mes usines sont au milieu d’une ville ; je fournis de l’emploi, mais je suis aussi responsable d’une qualité de vie. »

Qu’aimeriez-vous laisser en héritage à L’Oréal Canada, à la fin de votre mandat ?

Je voudrais que la motivation et l’énergie que nous consacrons au développement durable demeurent, que les individus soient toujours capables de passer du rêve à l’action, qu’ils soient prêts – pardonnez-moi l’expression – à « passer à la caisse ». Je ne parle pas seulement d’argent, mais aussi d’engagement personnel et de comportements quotidiens.
Les consommateurs sont-ils prêts, eux, à « passer à la caisse » ?

Aujourd’hui, beaucoup de gens s’intéressent aux actions des gouvernements et des entreprises. C’est très bien. Mais je me demande si suffisamment de gens disent aux consommateurs que le développement durable a un prix. Encore une fois, je ne parle pas uniquement d’argent. Il est facile d’être pour la vertu ; mais est-on prêt à moins utiliser son auto ? À ne plus emballer ses cadeaux d’un superbe papier brillant ? Là est le grand défi : communiquer au consommateur qu’il doit changer ses habitudes ! Oui, il vaut la peine d’éteindre la lumière, non pour une question de facture, mais pour le développement durable. Un de nos défis est de convaincre le consommateur qu’un excellent produit peut se passer d’une boîte luxueuse. C’est ce que nous faisons avec les produits Kiehl’s, qui ne sont pas vendus dans des boîtes et dont les bouteilles sont biodégradables. Mais même pour ces produits, il y a des difficultés à surmonter : comment les emballer pour le transport ? Comment remplacer le plastique pour empêcher l’ouverture accidentelle du produit ? Comment intégrer un dispositif de sécurité au contenant ? C’est très complexe.

Que peut faire L’Oréal pour convaincre les consommateurs ?

Ce ne peut être l’affaire d’une seule entreprise, mais d’un regroupement d’entreprises qui investiraient de l’argent et du talent. Je m’explique : de même que l’on convainc les consommateurs de la qualité de nos produits, il faudrait les convaincre que le développement durable est un bien, et qu’il mérite d’être acheté.

L’Oréal est-elle une entreprise disposée à l’acheter ?

Oui. Je ne crois pas, par exemple, que l’on éliminerait un élément « vert » pour une simple question de prix. Pour cet aspect, on peut dire que nous sommes des militants. Par ailleurs, L’Oréal investit dans la chimie verte pour développer des molécules respectant l’environnement puisqu’elles sont biodégradables, et dont la fabrication n’exige pas une grande quantité d’énergie. Cela nécessite une recherche plus longue et donc beaucoup plus chère que celle de la chimie traditionnelle. L’Oréal cherche partout à réduire sa consommation d’eau et d’énergie. Sur ce point, nous sommes fiers de ce qui a été fait à notre usine montréalaise, où nous récupérons aussi une partie de la chaleur que nous produisons. Ce dernier projet, ce sont des employés, et non l’usine, qui l’ont suggéré ; évidemment, L’Oréal a payé pour mettre au point une nouvelle technologie, mais c’est rentable. Question rentabilité d’ailleurs, L’Oréal applique des critères particuliers aux questions de développement durable. Pour un investissement ordinaire, on s’attend à un rendement de l’investissement de deux à cinq ans ; pour un investissement lié au développement durable, cette période s’étend à sept, et même à 10 ans.

Vous avez évoqué l’initiative des employés de l’usine ; qu’en est-il au siège social ?

Nous avons demandé des volontaires pour participer à trois comités ; le taux de réponse a été formidable, car 10 % des employés se sont portés volontaires. L’une des difficultés est de maintenir ensuite ce haut degré de motivation, car je crois que l’on ne gagne vraiment la confiance des gens qu’une seule fois. Aussi, pour ne pas décevoir les attentes des collaborateurs, il faut déterminer avec soin les objectifs : doivent-ils être peu ambitieux, donc facilement réalisables, ou, au contraire, très élevés ? Faut-il fixer des objectifs trimestriels, annuels ou pluriannuels ? Chaque formule a ses avantages et ses contraintes. Il faut bien réfléchir à tout cela et ne choisir que des objectifs qui soient mesurables (voir l’encadré «Objectifs 2009-2010 » ci-contre).

Tenez-vous compte de critères intangibles, par exemple la réputation de l’entreprise, pour évaluer le bien-fondé d’un investissement en développement durable ?

Tout investissement doit être quantifiable en argent. Une fois les chiffres en mains, la société décide de le faire ou non en fonction de ses valeurs. Quand on ne fait pas d’analyse financière préalable, on risque de devoir se dire plus tard : « La note est trop lourde. On arrête ! » Le développement durable, pour être vraiment durable, doit avoir une vitesse de croisière régulière, et non répondre à des pics d’humeur...

Les produits verts sont « vendeurs ». En tenez-vous compte dans votre marketing ?

Dire «Achetez nos produits parce qu’ils sont biodégradables et issus de la chimie verte » ne fait pas partie de la stratégie de L’Oréal. Le développement durable est une philosophie qui dépasse le marketing. Plus concrètement, il faut différencier le marketing, qui fait la promotion des produits, de la communication d’entreprise, qui, elle, a pour rôle de faire connaître l’engagement profond de L’Oréal dans le développement durable. Agir autrement reviendrait à le banaliser.

FONDS ÉTHIQUES

En France ou au Canada, L'Oréal est souvent un titre sélectionné par les gestionnaires de fonds d'investissement éthiques. Au Canada, The Ethical Funds Company, une entreprise qui gère le Fonds Desjardins Éthique Équilibré canadien, possède des actions de L'Oréal dans trois de ses fonds (Ethical Growth Fund, Ethical Global Equity Fund et Ethical International Equity Fund). En Europe, où l’on accorde beaucoup d'importance à des indices de notation extra-financière pour mesurer le caractère « vert » de nombreuses entreprises, on retrouve le nom L'Oréal dans plusieurs indices. C'est le cas de plusieurs indices développés par l'entreprise de recherche Vigeo. Ainsi, L'Oréal fait partie du groupe restreint des 120 entreprises européennes qui constituent l'indice Aspi (Advanced Sustainable Performance Indices). Cet indice est considéré comme la référence des investisseurs qui recherchent des investissements socialement responsable (ISR).

OBJECTIFS 2009-2010

- Réduire la consommation de papier de 10 % d'ici 2009 ;
- Réduire de 5 % les émissions de CO2 engendrées par les voyages d'affaires et par l'utilisation d'automobiles d'ici 2010 (elles ont déjà été réduites de 9% au cours des quatre dernières années) ;
- Inclure des critères de développement durable dans les procédures d'achat, notamment pour les articles de promotion.

LEADER MONDIAL DE LA BEAUTÉ

L'Oréal, ce sont 19 marques reconnues internationalement, comme L'Oréal évidemment, mais aussi Lancôme, Kérastase, Maybelline, Giorgio Armani, Cacharel... Leader mondial des cosmétiques, la multinationale compte 130 filiales, des dizaines d'usines et de centrales d'expédition. La filiale canadienne est la septième en importance, avec ses 1 200 employés, dont 900 au Québec, qui abrite le siège social, une centrale d'expédition et une usine. En 2005, cette usine, située dans l'arrondissement de Saint- Laurent à Montréal, a obtenu le prix SHE au sein du groupe L'Oréal, après avoir réduit sa consommation d'eau de 39 000 m3 par an. L'Oréal s'est donné une mission qui tient en trois points : performance économique, bien-être des employés et respect de l'environnement. L’Oréal veut, selon les mots mêmes de son président, Sir Lindsay Owen-Jones, « compter parmi les entreprises les plus exemplaires du XXIe siècle ». Elle vise une réduction absolue des déchets, conjuguée à une réduction de ses consommations d'énergie, d'eau et de matières premières.

Magazine Vision Durable, avril 2008

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