Tous perdants!

Publié le 04/11/2020 à 05:55

Tous perdants!

Publié le 04/11/2020 à 05:55

Une impasse dramatique pour les États-Unis... (Photo: Kedar Gadge pour Unsplash)

CHRONIQUE. L’un revendique la victoire, l’autre refuse de la concéder. Les États-Unis sont aujourd’hui sans président élu. Nos voisins se retrouvent en plein vide politique. Dans une impasse d’autant plus angoissante qu’elle est susceptible de durer dans le temps, des semaines durant. C’est qu’il va falloir vérifier et contre-vérifier tous les bulletins de vote, à tout le moins dans les États désunis - Géorgie, Michigan, Pennsylvanie, etc. -, en attachant un soin tout particulier aux dizaines de millions qui ont été envoyés par la poste…

Autrement dit, quel est le véritable résultat des élections présidentielles américaines? C’est bien simple, il n’y en a qu’un: l’incertitude. Mieux, l’Incertitude, avec un «i» majuscule.

Le hic, c’est qu’une telle Incertitude a nécessairement un impact socioéconomique. Prenons le cas des investisseurs: tout le monde sait combien la Bourse déteste l’incertitude, alors quand celle-ci a un «i» majuscule… Idem, les entrepreneurs se mettent à y réfléchir à deux fois quand il s’agit alors d’investir, que ce soit pour l’achat de matériel, l’embauche de main-d’oeuvre, ou encore l’investissement dans l’innovation. Ne parlons même pas des consommateurs, qui, ne sachant pas de quoi sera fait demain, préfèrent aussitôt couper dans leurs dépenses, dans l’espoir qu’un jour meilleur finira par percer à travers les nuages noirs.

Dans le cas présent, l’Incertitude est d’autant plus dramatique que le résultat final - Trump ou Biden - aura, de toute évidence, des répercussions socioéconomiques carrément divergentes sur les États-Unis ainsi que sur ses partenaires, à commencer par le Canada. Oui, carrément divergentes, car leurs programmes ne se recoupent que rarement: l’un prône le protectionnisme, l’autre le retour à un certain libre-échange; l’un veut poursuivre sa guerre commerciale avec la Chine, l’autre mise sur l’apaisement, a priori plus propice aux affaires; etc.

Alors, quel impact va vraiment avoir cette Incertitude? Il se trouve que la réponse à cette interrogation existe. Si, si…

Scott Baker est professeur de finance à l’École de management Kellogg de l’Université Northwestern à Evanston (États-Unis). Avec trois professeurs d’économie - Nicholas Bloom, de l’Université Stanford; Steven Davis, de l’Université de Chicago; et Stephen Terry, de l’Université de Boston -, il a concocté l’Indice d’incertitude en matière de politique économique (IIPÉ, soit en anglais l’Economic Policy Uncertainty Index, EPUI). Comme son nom l’indique, celui-ci vise à évaluer l’impact de l’incertitude sur l’économie d’une zone géographique donnée (une province, un pays, un continent, etc.) C’est-à-dire qu’il permet de connaître le «coût» qu’entraîne l’incertitude inhérente à un choc comme, disons, une pandémie planétaire, ou bien une absence prolongée de leadership à la tête d’un pays.

Comment fonctionne l’IIPÉ? Pour être sincère, son calcul est complexe. Mais pas de panique, je vais vous simplifier ce que ses auteurs présentent comme une «autorégression vectorielle calibrée». Pour faire simple, les quatre chercheurs ont identifié trois indicateurs économiques qui, subtilement combinés ensemble, permettent de se faire une idée «en temps réel» de l’impact de l’incertitude sur l’économie considérée:

> Bourse. L’un des indicateurs retenus est le VIX, cet indice du marché qui mesure quotidiennement la volatilité du marché financier américain. Cet indice est connu sous le terme d’«Indice de la peur»: plus il est élevé, plus les investisseurs semblent inquiets pour l’avenir, et inversement.

> Médias. Un autre indicateur concerne l’importance accordée par les médias à l’incertitude économique. Il s’agit ici de mesurer la fréquence de termes comme «incertitude» et autres «indécision» utilisés par les journalistes du pays considéré ainsi que d’évaluer les variations dans la couverture médiatique des politiques budgétaires, monétaires et commerciales.

> Dirigeants d’entreprise. Le dernier indicateur est l’importance accordée par les dirigeants d’entreprise à l’incertitude. Celle-ci est évaluée à l’aide de sondages menés régulièrement auprès d’eux, en particulier le Survey of Business Uncertainty (SBU), un sondage quotidien et mensuel qui se penche sur la façon dont les chefs d’entreprise américains vivent l’incertitude.

On le voit bien, l’IIPÉ est un indice complet.

Or, que permet-il de constater lorsqu’on l’applique aux États-Unis? Notamment ceci:

- Une incertitude multipliée par trois. L’IIPÉ a triplé lors de la présidence de Donald Trump, passant de 100 points en janvier 2016 à 300 points en octobre 2020. Et ce, après avoir connu un pic jamais vu à 500 points en mai 2020, soit au pire moment de la première vague de la pandémie du nouveau coronavirus, lorsque les Américains ont compris que le gouvernement Trump avait baissé les bras face à la COVID-19.

À noter qu’aucun autre gouvernement américain n’a connu une telle progression de l’IIPÉ. Aucun, je le souligne. Même aux heures les plus sombres de ces dernières décennies (ex.: la crise des subprimes de 2007; etc.)

- Une potentielle aggravation de la crise actuelle. Les quatre chercheurs ont scruté à la loupe l’impact de la COVID-19 sur l’économie américaine, et ont ainsi vu que le produit intérieur brut (PIB) avait chuté de 9% au deuxième trimestre de 2020 par rapport au même trimestre de 2019 - ce qui correspond à une dégringolade de 36% sur une base annualisée -; cela leur a permis de vérifier la fiabilité de leur approche, puisque ces chiffres correspondent bel et bien aux estimations officielles.

Forts de cette assurance, ils ont regardé ce qui devrait se passer au quatrième trimestre de 2020 et en arrivent à la conclusion que la crise devrait s’aggraver, à hauteur de 11%, en raison de la seconde vague du virus. Pis, leurs calculs montrent que le PIB américain devrait, par conséquent, rester dans le négatif pendant les cinq trimestres suivants, soit jusqu’au début de 2022.

Point important: «La moitié de la contraction projetée du PIB américain est causée par l’incertitude induite par la COVID-19», notent-ils dans leur étude. Ce qui signifie que l’incertitude joue un rôle fondamental dans la crise actuelle: le PIB américain a fondu de 5 ou 6 points rien qu’à cause de l’incertitude (ex.: les consommateurs qui achètent moins qu’auparavant, les entreprises qui effectuent des mises à pied pour réduire la voilure, etc.) Et «5 ou 6 points», c’est énorme. Oui, énorme.

Là où je veux en venir, c’est à un point de détail de leur étude: «L’écart de confiance de notre projection est tel que le scénario le plus mauvais montre une chute de quelque 20% du PIB américain», indiquent les quatre chercheurs. Ça veut dire que le 11% anticipé pour le quatrième trimestre n’est qu’une sorte de «moyenne», à savoir le scénario le plus probable. Il peut très bien se produire un scénario nettement plus dramatique, surtout si de nouvelles incertitudes s’ajoutaient à celles actuellement présentes.

Vous me voyez venir: eh oui, la fameuse Incertitude. Le vide politique susceptible de durer deux mois, de novembre à janvier, aurait de quoi aggraver la situation, n’est-ce pas? Cela pourrait peser lourdement sur la courbe, au point d’accentuer sa chute.

Bon. Rien ne dit qu’on tomberait dans le scénario du 20%. Mais - qui sait? - un scénario du 13%? du 15%? du 17% peut-être même? Sans parler du fait que tout cela pourrait continuer d’avoir une incidence sur la performance économique des États-Unis lors des trimestres suivants…

Bref, les États-Unis sont maintenant en pleine Incertitude. Et nous, avec. Ce qui peut se résumer d’une phrase lapidaire: «Tous perdants!» Oui, cette élection n’a fait aucun gagnant, mais que des perdants...

PLUS: Trump va-t-il «hacker» les élections et demeurer président? (Le scénario que je vous dévoilais le 19 octobre est en train de se produire sous nos yeux...)

*****

Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

Découvrez les précédents billets d'Espressonomie

La page Facebook d'Espressonomie

Et mon dernier livre : 11 choses que Mark Zuckerberg fait autrement