Pourquoi les leaders mentent

Publié le 14/02/2013 à 10:51, mis à jour le 15/02/2013 à 10:51

Pourquoi les leaders mentent

Publié le 14/02/2013 à 10:51, mis à jour le 15/02/2013 à 10:51

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Toute vérité est-elle bonne à dire ? Absolument pas. En fait, de nombreuses situations stratégiques – et morales ! – justifient le recours au mensonge.

Auteur : David Berreby, Briefings on Talent & Leadership

La résolution de la crise des missiles de Cuba est généralement perçue comme un triomphe du leadership du président John F. Kennedy. Alors que ses conseillers préparaient l’invasion de Cuba et planifiaient une guerre nucléaire, le jeune chef d’État continuait à exiger un accord. Il réussit à conclure une entente avec son homologue soviétique, Nikita Khrouchtchev selon laquelle consistait l’URSS retirerait les missiles qu’elle installait à Cuba, alors que les États-Unis devaient retirer leurs missiles Jupiter sur leurs bases situées en Turquie, à la frontière soviétique. C’était un bon compromis (les Jupiter étaient de toute façon devenus désuets depuis la sortie d’une nouvelle catégorie de missiles nucléaires lancés à partir de sous-marins). Il y avait cependant un inconvénient : John F. Kennedy considérait qu’il ne pouvait être perçu comme ayant cédé devant l’ennemi, pas plus qu’il ne pouvait publiquement violer les engagements américains envers la Turquie concernant les missiles. Les Soviétiques retireraient leurs missiles ouvertement, mais la contrepartie consentie par les États-Unis serait tenue secrète. Les Soviétiques ont accepté, et lorsqu’on a demandé à John F. Kennedy s’il avait échangé missiles contre missiles, il a menti et a dit non.###

Une réalité parmi d’autres

Le Le mensonge qui a permis d’éviter la guerre nucléaire illustre une vérité rarement reconnue : parfois les leaders mentent sur des sujets à propos desquels des gens ordinaires ne mentiraient pas, et ils le font justement parce qu’ils sont des leaders. Ils fabulent, déforment la vérité et mentent parce qu’ils le peuvent, et tant et aussi longtemps que rien ne tourne mal, personne ne s’oppose à un mensonge qui engendre une victoire. Et surtout, les leaders mentent parce que le leadership nécessite parfois le recours à la tromperie. « Du point de vue historique, il est clair que même si on condamne souvent le mensonge comme un comportement honteux, les leaders de tous horizons lui attribuent une certaine utilité » , écrit le politicologue de l’Université de Chicago, John J. Mearsheimer.

Les leaders doivent bien entendu donner l’exemple en matière d’honnêteté et d’intégrité pour leur organisation. Ils ne doivent pas mentir à des fins personnelles. Toutefois, l’art du leadership implique, entre autres, de savoir quand mentir et de savoir distinguer les tromperies dont les motifs sont désintéressés de celles qui sont purement égocentriques.

Comme d’autres formes de tromperie, le mensonge est une réalité. La psychologue Bella DePaulo, de l’Université de la Californie, à Santa Barbara, a voulu quantifier cette observation. Elle a demandé à 147 étudiants de tenir un journal de leurs interactions avec les autres pendant une semaine, en leur indiquant de noter « chaque occasion où vous avez essayé de tromper quelqu’un intentionnellement ». Ses volontaires, des gens tout à fait ordinaires, ont menti en moyenne une fois et demie par jour. Et c’est un fait, dans la vie de tous les jours, les leaders mentent également.

Évidemment, la tromperie stratégique ne prend pas nécessairement la forme de mensonges purs et simples. Il existe de nombreuses autres façons subtiles de priver les gens des renseignements exacts qu’ils souhaitent avoir.

1- Ainsi, il est possible de dire la vérité tout en créant une fausse impression. En 1992, la Centel Corporation, une entreprise du secteur des télécommunications, a lancé une vente aux enchères pour évaluer l’intérêt d’acheteurs potentiels. Ce processus s’est finalement soldé par la vente de l’entreprise à Sprint l’année suivante. Durant la vente aux enchères, Centel a fait une déclaration selon laquelle « le processus se déroulait très bien », alors qu’en fait, les enchères se passaient très mal et que l’entreprise avait découvert qu’elle ne trouvait pas preneur.

2- Par ailleurs, il y a aussi le fait de déformer la vérité, c’est-à-dire de présenter l’information de façon à donner le meilleur portrait possible de la situation, ainsi que l’ultime déformation que le philosophe Harry G. Frankfurt appelle « baratin ». Au moins, les menteurs connaissent la vérité, écrit-il. Le « baratineur », lui, n’a aucun souci de la vérité. Certains, comme Eric Bergman, un conseiller en télécommunications de Toronto, incluent même le « fait de s’en tenir au message » dans leur liste des tactiques trompeuses, car le fait de s’en tenir au message signifie qu’on ignore les questions qu’on nous pose pour ne privilégier que les sujets dont on veut parler.

Dans l’abstrait, on pourrait soutenir — comme le suggère, par exemple, la philosophe Sissela Bok dans son œuvre influente Lying — qu’aucune de ces tactiques n’est aussi valable que la simple vérité. Cependant, un poste à la haute direction d’une entreprise peut vous mener à des situations auxquelles la plupart des conjoints, parents ou amis ne sont jamais confrontés, et dans ces circonstances particulières, les normes qui s’appliquent sont tout autres.

- Pensez, par exemple, à une présentation désolante d’un de vos subordonnés directs. Est-ce réellement la meilleure chose à faire que de l’interpeller devant toute l’équipe ?

- Dans le cas d’une négociation cruciale : qui offre le prix de réserve avant le début de l’enchère ?

- Dans un communiqué de presse sur la réduction de l’effectif : il doit y avoir une meilleure façon d’annoncer que vous n’avez plus les moyens de payer votre personnel.

- Lors d’un congédiement : « Bien entendu, nous dirons que vous quittez votre poste pour relever de nouveaux défis et nous vous remettrons une lettre de recommandation ».

Égocentrique et nuisible

L’histoire abonde en leaders qui ont décidé que la déformation de la vérité, le mensonge par omission ou le mensonge éhonté — ou tout autre moyen nécessaire pour amener les gens à faire ce qui s’imposait — serviraient mieux les parties prenantes que la vérité. (Le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Ataturk, disait souvent : « Pour le peuple. Malgré le peuple. »)

Pensez, comme le raconte John J. Mearsheimer dans son récent ouvrage Why Leaders Lie, à la raison pour laquelle on appelle les chars d’assaut des « tanks ». Durant la Première Guerre mondiale, les leaders britanniques ont dit au public qu’ils développaient un système de distributeurs d’eau sur roues pour approvisionner les troupes dans les tranchées. Ils ont choisi la tromperie pour ne pas dévoiler leurs véritables plans à l’ennemi. Auraient-ils mieux fait de dire la vérité à propos de la nouvelle arme, ce qui aurait mis en péril leurs soldats et les intérêts de leur pays ?

En s’appuyant sur la théorie de la « moralité des rôles différenciés », le philosophe Fritz Allhoff de l’Université Western Michigan soutient que certains postes de responsabilité rendent certains gestes permissibles, voire obligatoires, ce qui ne serait pas le cas dans un autre contexte. Citons l’exemple de l’avocat qui malmène un témoin hostile, même si celui-ci est sincère et dit la vérité, parce que le rôle d’un bon avocat, c’est de défendre son client. Ainsi, un bon soldat est prêt à tuer, parce qu’il a le devoir d’aider à gagner la guerre.

Le problème, c’est que la tentation de mentir se présente sans référence à la morale. Un mensonge égocentrique qui n’aide pas nécessairement l’organisation peut sembler être le meilleur choix sur le coup. En fait, le mensonge banal et égocentrique — qui facilite la vie de la personne mais n’aide pas l’organisation — est une plaie dans quantité d’entreprises. Il mène à ce que Ginger L. Graham, de la Harvard Business School, appelle « la culture du mensonge organisationnel ». En guise d’exemples, il cite : « le matériel de marketing qui claironne l’engagement de l’entreprise envers la satisfaction de la clientèle alors que les relations avec la clientèle se détériorent ; le silence qui se fait quand une personne ne fournit pas les résultats escomptés ou qu’elle agit mal ; le déni lorsqu’un programme échoue et qu’on le maintient quand même ».

Comment alors distinguer ces fortes envies de tromper simplement par égocentrisme et par paresse des tromperies qui sont véritablement essentielles sur le plan stratégique ? Alors que les premières permettent d’échapper à une situation gênante ou à une confrontation désagréable mais nécessaire, les secondes s’avèrent bénéfiques pour l’organisation.

L’organisation avant tout

La différence la plus évidente entre le rôle du leader et celui des parties prenantes est, bien sûr, la responsabilité de la survie de l’organisation qui incombe au premier. Le philosophe Alan Strudler de la Wharton School, par exemple, affirme que la tromperie dans le monde des affaires peut être l’équivalent de la légitime défense au cours d’une bagarre dans un bar. Les dirigeants de Centel savaient que le fait de donner un portrait juste de la vente aux enchères de l’entreprise aurait porté un dur coup à l’action de la société. Ils ont donc déclaré que le processus se passait très bien, ce qui est vrai en théorie, puisqu’il s’est déroulé sans la moindre anicroche, mais ceci était néanmoins trompeur, puisqu’au final, personne n’était intéressé à acheter l’actif de la société. Lorsque plusieurs investisseurs ont intenté des poursuites à cet égard, ils ont perdu leur cause. Les tribunaux ont reconnu que les dirigeants de Centel bénéficiaient d’une grande latitude pour défendre le prix de l’action.

Toutefois, le plus souvent, le sort de l’organisation tout entière n’est pas en jeu, et la raison de la tromperie est ce que Platon a appelé « le pieux mensonge ». Ce mensonge découle d’une situation où la vérité, bien qu’elle ne soit pas mortelle, donnerait néanmoins des résultats pires qu’un mensonge bien choisi. Par exemple, le mensonge de John F. Kennedy à propos des missiles était la bonne décision à prendre, soutient John J. Mearsheimer dans Why Leaders Lie, « car ce mensonge a contribué à régler la crise des missiles de Cuba et à prévenir une guerre éventuelle entre les deux superpuissances qui possédaient des armes nucléaires ». Que ce soit dans le domaine géopolitique ou personnel, tous les curriculum vitae contiennent de pieux mensonges, à tout le moins du point de vue de leur auteur. Le fait d’avoir exagéré des responsabilités ou d’avoir gonflé des compétences sera compensé par le travail remarquable que nous ferons une fois en poste. Il en va de même de la personne qui se vante d’avoir un « ami » qui est une grande vedette alors qu’elle ne l’a pas vu depuis 2002. Selon de nombreux philosophes qui ont réfléchi aux aspects éthiques du mensonge dans les affaires, de nombreuses négociations en affaires exigent le recours à de pieux mensonges. « Is Business Bluffing Ethical? » demande l’auteur Albert Carr dans un célèbre article publié dans le Harvard Business Review en 1968. Oui, répond-t-il, affirmant qu’en affaires, les négociations ont des règles différentes de celles qui sont applicables aux échanges courants. À l’instar d’une partie de poker, a-t-il soutenu, elles obligent les « joueurs » à se cacher mutuellement des vérités.

Pour citer l’homme d’État britannique Henry Taylor, un « mensonge cesse d’être un mensonge quand tous comprennent qu’il ne faut pas s’attendre à ce que la vérité soit dite ». Par exemple, les investisseurs de Centel ont poursuivi l’entreprise pour ses déclarations trompeuses relativement au processus d’enchères, et les tribunaux ont statué qu’aucune des personnes visées n’avait le droit de s’attendre à une divulgation complète. (Dans la décision de la Cour d’appel fédérale, le juge Richard Posner a conclu que les investisseurs savent lire les rapports d’une entreprise, de la même façon que les employeurs examinent des piles de lettres de recommandations, qui décrivent toutes chaque candidat comme remarquable.)

Les enjeux de la tromperie sont par contre moins liés à un besoin organisationnel urgent qu’au besoin de maintenir l’ordre, de soutenir le moral du personnel et d’atteindre l’objectif de l’entreprise. Les leaders mentiront parfois pour préserver ce que les militaires appellent « l’honneur social » : la dignité et l’estime de la marque, de l’organisation et des membres de l’équipe. John F. Mearsheimer raconte qu’à titre de cadet de West Point, il n’avait pas le droit de tromper les autres, sauf si son mensonge contribuait à préserver « l’honneur social ».

Pensez, par exemple, au congédiement de l’adjoint au maire par Michael R. Bloomberg, le maire de New York. Le numéro deux de la Ville de New York, Stephen Goldsmith, a été arrêté pour violence conjugale à la suite d’une dispute avec sa femme (qui, par la suite, n’a ni porté d’accusations ni endossé le rapport de police). Michael R. Bloomberg a décidé que son adjoint devait partir. Il a également décidé qu’il annoncerait que Stephen Goldsmith quittait son poste pour « poursuivre une carrière dans le secteur privé, en financement d’infrastructures ». Lorsque les journalistes ont révélé l’affaire au public, le maire ne démontra aucun remords d’avoir fait passer l’honneur avant la franchise. « Je n’ai à m’excuser ni du fait que M. Goldsmith ait quitté ses fonctions à la ville ni d’avoir traité la famille Goldsmith avec le respect le plus élémentaire lors de son départ », a affirmé Michael R. Bloomberg. À son avis, il était plus important de préserver l’impression durable que ses subordonnés directs sont des gens honorables, et que les membres de l’équipe font preuve de loyauté mutuelle, même si c’était au détriment de l’information du public. « J’ai longtemps cru que les personnalités publiques ne sont que trop disposées à humilier les gens qui travaillent sous leurs ordres chaque fois que cela leur convient ou que cela les avantage sur le plan politique, a-t-il déclaré. C’est une honte, et je refuse de jouer ce jeu-là ».

La part des choses

Si le désir de survivre, de limiter les dommages et de protéger « l’honneur social » peuvent justifier la tromperie, la principale tâche d’un leader est de savoir cerner dans quelles situations de tels motifs justifient le mensonge. En admettant que le leadership exige parfois un lien atypique à l’obligation de dire la vérité, comment savoir si la situation répond aux critères du cas spécial ?

Avec du recul, il ne fait aucun doute que la réussite est le critère ultime. En matière de politique internationale, John Mearsheimer écrit : « la principale raison pour laquelle un leader s’attire les foudres du public reste l’échec de sa politique, et non le fait qu’il a menti ». En règle générale, ajoute-t-il, « la réussite excuse le mensonge, ou à tout le moins le rend tolérable ». Cependant, la réussite future ne peut évidemment pas être un critère dans le choix d’une stratégie avant la mise en œuvre. Tout le monde croit que sa stratégie réussira, mais tout le monde n’a pas raison, car la réussite est imprévisible. Les leaders ont besoin d’être guidés pour prendre des décisions lorsque l’information est incomplète et que les résultats sont encore incertains. À cet égard, Sissela Bok propose une méthodologie à la fois instructive et pratique.

Dans son ouvrage Lying, elle a appliqué sa méthode au mensonge pur et simple seulement, mais cette stratégie vaut également lorsqu’on envisage des formes plus nuancées de tromperie. Sissela Bok soutient que tout mensonge potentiel devrait faire l’objet de deux tests. Tout d’abord, le principe de la véracité (le fait que la plupart du temps, les gens ont besoin de dire la vérité pour leurs affaires, et que la société en général en a besoin pour fonctionner) oblige à se poser des questions difficiles : existe-t-il des moyens honnêtes d’obtenir les mêmes résultats que la tromperie ? Quels sont les arguments en faveur du mensonge, et quels sont ceux en sa défaveur ? Quel effet aurait ce mensonge sur la tendance générale à dire la vérité ?

Si, après avoir répondu clairement à ces questions, la tromperie vous semble encore justifiable, affirme Sissela Bok, vous devez poursuivre votre réflexion. Comme nous sommes tous trop sûrs de nos jugements, particulièrement sous l’effet du stress, l’introspection ne suffit pas. Vous devez savoir comment d’autres personnes raisonnables perçoivent le mensonge potentiel. Qu’en penseraient vos collègues ? Vos amis ? Les autres gestionnaires ? Et surtout, comment réagiraient les gens qui ont une perspective différente de la vie — les autres parties prenantes et les autres membres de la société ? Évidemment, cette consultation est parfois impossible, mais vous pouvez, si vous y consacrez un peu de temps, imaginer comment d’autres personnes raisonnables réagiraient à la tromperie que vous planifiez. De plus, soutient Sissela Bok, vous devez le faire pour bien soupeser les coûts d’une tromperie potentielle par rapport à ses avantages. Son argument s’applique à tout le monde en général, mais il a une résonance particulière pour les leaders, précisément parce que l’écart entre les obligations courantes et celles des leaders est plus important en période de stress. Parfois, une tromperie, une omission ou une déformation de la vérité passeront tous ces tests. Cependant, vous pourriez trouver une solution de rechange. Une partie de l’art du leadership consiste, semble-t-il, à savoir discerner les situations où vous pourriez tromper de celles où vous devez réellement le faire.

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