Oser à la chinoise

Publié le 21/09/2011 à 09:31, mis à jour le 20/09/2011 à 09:31

Oser à la chinoise

Publié le 21/09/2011 à 09:31, mis à jour le 20/09/2011 à 09:31

Par Premium

William Fung est directeur général du Groupe Li & Fung, une grande société commerciale chinoise fondée en 1906. Le secret de la pérennité et du succès planétaire du groupe repose sur une approche hardie qui jumelle habilement les valeurs orientales et occidentales. Et qui ne va pas sans un grain de sagesse.

Une entrevue men.e par Paul Hemp, Briefing on Talent & Leadership

Yong Qi (prononcer « yong tchi ») — courage, en mandarin — est le maître mot du Groupe Li  &  Fung. Cette société commerciale produit chaque année des vêtements et d’autres biens de consommation d’une valeur de 14 milliards de dollars américains pour le compte de ses clients, tels Walmart et Abercrombie  &  Fitch. Et ce, sans être propriétaire d’une seule usine.

En effet, le Groupe Li  &  Fung orchestre, depuis Hong Kong, un réseau mondial de plus de 12 000 fournisseurs indépendants, qui lui permet de répondre vite et bien à chaque commande de ses clients. Un défi complexe qu’il relève en encourageant ses gestionnaires à prendre des initiatives personnelles et à développer une mentalité d’entrepreneur, tout en restant alignés sur les grands objectifs de la société.###

Pourquoi dit-on parfois de Li & Fung qu’elle est une « firme d’entrepreneurs » ?

Ça tient à l’histoire de notre entreprise et de notre domaine. Il y a environ 40 000 sociétés commerciales à Hong Kong — de la petite affaire bâtie par deux ou trois gars qui se servent des quelques contacts qu’ils ont à New York, jusqu’à Li & Fung, qui emploie aujourd’hui 14 000 per¬sonnes dans 40 pays. La plupart sont des entreprises exploitées en propre, par des gens qui se dépensent sans compter : des gens qui donnent rendez-vous à leurs clients dans les aéroports, qui connaissent le nom de l’épouse de chacun d’eux et qui savent à quelle école vont leurs enfants.

Quand mon frère et moi sommes revenus des États-Unis au début des années 1970, nous voulions transformer la petite entreprise qu’était alors Li & Fung en une grande organisation menée de façon vraiment professionnelle. Mais nous savions que, si nous voulions concurrencer toutes ces entreprises exploitées en propre, il faudrait conserver le caractère entrepreneurial de la société. Vous savez, un acheteur de Walmart ne veut pas se retrouver devant une énorme machine bureaucratique ; il veut faire affaire avec quelqu’un qui se donnera corps et âme pour Walmart, quelqu’un qui fera tout pour trouver les meilleurs prix et livrer la marchandise le plus vite possible.

Comment réussissez-vous à insuffler — ou à préserver — cet esprit entrepreneurial ?

Tout d’abord, nous cherchons à ce que chacune de nos unités opérationnelles conserve les caractéristiques d’une entreprise exploitée en propre. Notre organisation est très horizontale : nombre de ces 150 unités sont des centres de profit autonomes, auxquelles nous n’imposons aucune sorte de microgestion.

Chaque jour, partout dans le groupe, des milliers de petites décisions sont prises, et il n’y a aucune façon de garder le contrôle de tout ça à partir du siège social, à Hong Kong.

Ensuite, nous encourageons les dirigeants de ces centres de profit à les gérer comme s’ils en étaient les propriétaires. Pour ce faire, nous mettons l’accent sur la participation aux bénéfices. Être un entrepreneur, ce n’est pas un boulot de neuf à cinq ; ces gens-là travaillent très fort, et nous les payons en conséquence. Chez nous, à la différence de la plupart des entre¬prises, nous fonctionnons un peu comme un cabinet d’avocats ou de comptables : il n’y a pas de limite aux revenus des dirigeants des unités opérationnelles.

Malgré cette autonomie et les incitatifs que vous leur offrez, ces dirigeants, en véritables entrepreneurs, ne trouvent-ils pas difficile de travailler pour un grand groupe ?

Non, parce que faire partie de Li & Fung leur permet justement d’être de meilleurs entre¬preneurs. La plupart connaissent très bien le marché, leurs produits et leurs clients. Et nous ne voulons pas qu’ils passent des heures à faire des tâches administratives, liées aux technologies de l’information, aux finances et à la comptabilité, par exemple — ce à quoi un propriétaire d’entreprise consacre souvent jusqu’à 40 ou 50 % de son temps. Nous leur fournissons des systèmes de pointe pour ce type de tâ¬ches : des systèmes auxquels ils n’auraient jamais accès, même sur une base externe, s’ils étaient propriétaires de leur petite entreprise. Nous les libérons de ces tâches pour qu’ils puissent être de meilleurs entrepreneurs.

Mais comment faites-vous pour que ces entrepreneurs, qui profitent des avantages de votre organisation, défendent les intérêts de Li & Fung autant que les leurs ?

Vous savez, nous sommes beaucoup plus qu’une simple société financière de portefeuille qui fournit des systèmes administratifs à 150 entreprises à succès. En plus d’offrir un important soutien opérationnel, ces systèmes sont un signe des valeurs et de la culture qui définissent Li & Fung. Diriger un groupe d’entrepreneurs n’est pas facile ; mais, quand on arrive à tous les faire avancer dans la même direction, on obtient une organisation très efficace.

C’est pourquoi nous avons défini les grandes lignes d’une philosophie d’affaires — comment traiter les employés, comment servir les clients, comment travailler avec les fournisseurs. Deux fois par an, nous rassemblons quelque 300 de nos cadres supérieurs pour discuter de notre plan et de nos pratiques d’affaires, et nous en profitons pour leur inculquer notre philosophie. Lorsqu’ils retournent au boulot, nous attendons d’eux qu’ils travaillent à l’unisson, sans qu’on ait recours à la microgestion.

Parlez-nous de votre philosophie…

Nous misons considérablement sur une vision à la fois à long terme et à court terme de l’entreprise. Prenez par exemple notre planification triennale, différente des plans qu’on voit souvent dans les entreprises américaines ou occidentales : notre objectif est d’allier flexibilité et stabilité. La flexibilité, ça signifie que nos unités opérationnelles doivent s’adapter rapidement aux changements de l’environnement d’affaires et à ceux des besoins des clients ; la stabilité, c’est maintenir des liens solides avec les clients et ne jamais perdre de vue les objectifs de l’entreprise.

Cette planification comporte bien sûr des objectifs financiers annuels et des budgets auxquels les unités opérationnelles doivent se conformer. Mais elle fixe aussi des cibles plus éloignées, dont l’échéance est de trois ans, et qui sont établies en collaboration avec les dirigeants des unités et conçues pour nous obliger à réévaluer régulièrement ce que font chacune des unités opérationnelles et l’entreprise dans son ensemble. À la différence des objectifs évolutifs qu’on trouve dans un grand nombre d’entre¬prises, ces cibles éloignées ne changent pas.

Les cibles éloignées ont aussi autre chose de particulier : il n’y a pas de sanction si on ne les atteint pas. Toutefois, les dirigeants d’unité reçoivent des gratifications s’ils atteignent les cibles financières progressives. Ça les motive à se fixer des cibles éloignées ambitieuses, plutôt que des objectifs plus modestes qu’ils sont sûrs de pouvoir réaliser. Mais, vous savez, aucun dirigeant d’unité n’a envie d’avoir à expliquer devant ses pairs, à une rencontre semestrielle, pourquoi il n’a pas réussi à atteindre une cible !

Êtes-vous en train de dire que leur loyauté envers l’entreprise s’appuie d’abord sur la possibilité de gagner ainsi beaucoup d’argent ?

Non. Jusqu’à maintenant, je n’ai parlé que de l’aspect très concret de ce qui peut les motiver, les récompenses monétaires ; mais il y a un autre aspect, moins tangible, à savoir nos valeurs, qui sont très proches des valeurs familiales.

Je vais vous raconter une histoire. Après mes études à la Harvard Business School, je suis revenu à Hong Kong pour travailler dans l’entreprise de mon père. J’avais 23 ans et j’étais sûr de tout savoir. Mon père m’accordait beaucoup de liberté, alors un jour je lui ai dit : « Tu sais, papa, il y a pas mal de poids morts dans l’entreprise ; les vieux employés sont dépassés et plus vraiment efficaces. » Je vous l’ai dit, j’avais 23 ans, alors l’âge, je prenais ça très au sérieux !

Voici ce que mon père m’a répondu : « Untel est un poids mort, t’en es sûr ? Sais-tu que, il y a quatre ans, ce gars-là a conclu le plus gros contrat de toute l’histoire de l’entreprise ? Et un autre a fait ceci, et un autre cela… » Il voulait que j’apprenne qu’on ne peut pas évaluer l’efficacité d’une personne en ne considérant qu’une période de temps isolée. Les gens peuvent avoir des difficultés à certains moments — un divorce ou quelqu’un de malade dans la famille, par exemple —, qui influent sur leur travail. Quand on évalue ses collègues et employés, il faut considérer le long terme, et pas seulement le passé, mais aussi l’avenir. Si on les aide pendant une période difficile, ils en sortiront plus forts encore et contribueront plus qu’on ne peut l’imaginer sur le moment au succès de l’entreprise.

Mon père m’a aussi enseigné que la façon dont les employés traitent une compagnie est le reflet de la manière dont celle-ci les traite ; c’est un peu comme un miroir. Par exemple, on peut décider de congédier quelqu’un de 50 ans parce qu’on considère qu’il ne travaille pas à plein régime. On peut alors appeler un agent de sécurité qui va l’obliger à vider son bureau et l’escorter jusqu’à la porte. Tout le monde en sera témoin. Que va-t-il se passer par la suite ? Dès qu’un employé recevra une offre d’une autre entreprise, il l’acceptera immédiatement pour partir au plus vite ! Surtout les jeunes, car ils se disent que c’est ce qui leur arrivera quand ils approcheront de la cinquantaine. Voir un agent de sécurité raccompagner un vieil employé jusqu’à la porte, ça marque.

En effet, c’est une image puissante…

Et j’ai l’impression qu’il y a là une grande différence entre les Chinois et les Américains. Les Américains, et je ne le dis pas méchamment, voient beaucoup plus les choses à court terme : ils sont du style à escorter les employés congédiés jusqu’à la sortie. Je ne dis pas qu’il faut faire comme les Japonais, et qu’une entreprise doit garantir des emplois à vie. Non, mais il faut trouver un juste milieu en matière de respect et de loyauté. La loyauté, ça ne peut pas être à sens unique, ça se fait à deux.

Y a-t-il des éléments dans votre approche que les entreprises occidentales pourraient adopter ?

Oui, d’autant plus que les entreprises chinoises et occidentales ont beaucoup de choses en commun. La preuve, c’est que nous avons intégré avec succès de nombreuses entreprises étran¬gères que nous avons acquises.

Les systèmes administratifs « clés en main » que nous fournissons à nos unités opération¬nelles permettent aux entreprises que nous acquérons de coordonner en très peu de temps leurs opérations avec les nôtres. Parfois aussi, quand nous achetons une entreprise étrangère, nous ne mettons pas trop l’accent sur nos particularités culturelles ; nous agissons un peu comme un caméléon, en tentant d’adopter la culture, les valeurs et les pratiques du pays où nous nous implantons. Nous n’enverrons jamais, par exemple, un Chinois diriger une entreprise en République tchèque.

Comment cela se traduit-il concrètement ?

En 1996, nous avons acheté la société britan¬nique Dodwell. Comme plusieurs de nos plus grands compétiteurs, Dodwell était, à ses débuts, un hong, c’est-à-dire une société commerciale fondée au XIXe siècle pour exporter des produits de l’Asie vers l’Angleterre. Même si plusieurs paramètres concordaient pour que l’acquisition soit une réussite du point de vue commercial, nombre d’analystes ont affirmé que nous ne pourrions jamais absorber l’entreprise à cause des différences culturelles. Li & Fung est une entreprise familiale typiquement chinoise à laquelle s’était greffé ce que nous avions appris dans une école de gestion américaine ; Dodwell était le parfait exemple de hong britannique. Pour nous, la participation aux bénéfices est une pratique fondamentale : si un dirigeant fait beaucoup d’argent, il peut s’acheter une Porsche s’il en a envie. Dodwell, elle, mettait plutôt l’accent sur les avantages indirects : les hauts dirigeants envoyés d’Angleterre à Hong Kong avaient une résidence de prestige donnant sur le Victoria Peak, la célèbre montagne de la région, et une voiture de fonction avec chauffeur.

Mais voilà, nous avons surpris les analystes. Nous nous sommes rendu compte que, si l’on grattait un peu le vernis, les dirigeants britanniques de Dodwell avaient des aspirations qui n’étaient pas si différentes de celles des Chinois, en ce sens qu’ils veulent, les uns comme les autres, devenir leur propre patron.

Alors, plutôt que de leur offrir systématiquement une résidence sur le Peak, nous leur avons donné une allocation de logement : s’ils souhaitent se loger plus modestement et ainsi en avoir plus dans leurs poches, libre à eux. Bref, nous avons constaté que ceux qui, d’un point de vue culturel, ne semblent pas avoir les caractéristiques nécessaires pour être de véritables entrepreneurs ont, en fait, les capacités de le devenir.

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