Les ficelles du pouvoir

Publié le 21/01/2011 à 16:53, mis à jour le 21/01/2011 à 16:55

Les ficelles du pouvoir

Publié le 21/01/2011 à 16:53, mis à jour le 21/01/2011 à 16:55

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En matière de gestion, vient un moment où l’évidence s’impose d’elle-même : une équipe performante a besoin d’un leader qui a du pouvoir. Purement et simplement.

Auteur : Jeffrey Pfeffer, Harvard Business Review

Quand la médecin Laura Esserman est devenue directrice du Carol Franc Buck Breast Care Center de la University of California at San Francisco (UCSF), en 1997, elle avait de grands projets. Entre autres, elle comptait accroître la visibilité du Centre de même que le nombre de patientes traitées en leur proposant des soins intégrés dans un environnement attrayant.

Ainsi, les femmes n’auraient plus besoin de se déplacer d’un endroit à un autre pour se plier aux diverses procédures de diagnostic et recevoir leur traitement du cancer du sein, et n’auraient donc plus à connaître ces moments d’anxiété où l’on attend ses résultats des jours durant. Dans le scénario idéal, une femme pourrait arriver au Centre le matin et repartir chez elle en fin de journée avec son plan de traitement.###

Laura Esserman voulait aussi faciliter et accélérer la participation des patientes à des essais cliniques tout en mettant sur pied un système informatique permettant de compiler des données sur les différents traitements prodigués dans plusieurs établissements. L’objectif ? Ni plus ni moins que réduire le temps de traitement des cancers du sein.

Tout cela constituait une stratégie très logique, et tout a bien fonctionné. Le nombre de patientes traitées s’est multiplié en une dizaine d’années. Le Centre s’est doté d’un nouveau site Web, qui a contribué à augmenter le nombre de volontaires pour des essais cliniques. Et le projet Athena, qui vise à recueillir des données venant de plusieurs centres médicaux de la UCSF.

On s’en doute bien, rien de tout cela n’est arrivé tout seul. Pour Laura Esserman, comme pour tous les autres dirigeants aux prises avec des systèmes interdépendants gérés par des fortes têtes ayant leurs propres objectifs, le plan de match ne constituait qu’une étape du travail à faire. Les difficultés sont allées croissantes par la suite. Même si Laura Esserman avait le titre de directrice du Centre, elle n’avait que peu d’influence sur les décisions concernant le personnel, par exemple. Chacun des services qu’elle souhaitait jumeler avait ses propres objectifs et préoccupations : tandis qu’elle et son équipe se concentraient sur les patientes, le directeur financier, entre autres, se souciait plutôt des budgets et de la cote de crédit du Centre.

Plus complexe encore, le Centre logeait dans un édifice d’État, si bien qu’il fallait que Laura Esserman franchisse une myriade de processus d’approbation pour pouvoir espérer recueillir des capitaux privés afin de consolider sa trésorerie. En d’autres mots, elle était dans la même posture que tout leader essayant de mettre sur pied un projet interfonctionnel dans une grande organisation, comme un nouveau système informatique ou un produit novateur : elle avait d’immenses responsabilités mais pratiquement aucun lien d’autorité lui permettant d’obliger quiconque à faire quoi que ce soit.

Certes, on peut bien, comme le font nombre d’experts en gestion, parler en long et en large des aptitudes en leadership ou encore de l’intelligence émotionnelle qu’il faut dans ce genre de situations. Mais n’ayons pas peur des mots : ce qu’il lui fallait, c’était du pouvoir.

Aujourd’hui, la résistance au changement est partout: quel dirigeant ne s’en plaint pas régulièrement ? Un bon moyen pour résoudre ce problème est de faire comme Laura Esserman, à savoir développer sa capacité à accroître son pouvoir et à l’exercer avec autorité.

Réconciliez-vous avec le pouvoir

Si vous êtes comme bon nombre de dirigeants, vous ressentez sans doute déjà un malaise à l’idée d’aborder la notion de pouvoir. Comme l’a écrit l’experte en comportement organisationnel Jo Silvester, la « politique» est généralement perçue comme le « côté sombre » du comportement en milieu de travail. « Aux yeux de chercheurs, la politique par défaut provoque la division, cause la dissension et réduit le rendement », dit-elle.

Des faits viennent appuyer cette vision. Vous l’avez peut-être vous-même vécu, quand tout le monde sent que la politique prédomine dans un milieu de travail, on constate rapidement que les employés sont moins heureux, moins engagés, voire moins motivés, au point que certains quittent leur poste.

Toutefois, la politique n’apporte pas que du mauvais ; elle est même nécessaire pour qui veut prendre plus de pouvoir au sein d’une équipe ou d’une organisation. Une étude montre, en effet, qu’il existe une corrélation entre les principales motivations des dirigeants et leur réussite. Les chercheurs David McClelland et David Burnham ont ainsi défini trois grands groupes de leaders. Certains, davantage mus par un sentiment d’appartenance, désirent profondément être aimés. D’autres songent surtout aux réalisations : l’atteinte d’objectifs et la reconnaissance de leur travail leur apportent le plus de satisfaction. D’autres encore cherchent le pouvoir : ils veulent avoir la possibilité d’influencer les autres. Et devinez quoi : les dirigeants du troisième groupe sont ceux qui réussissent le mieux.

Dans une autre recherche effectuée par Gerald Ferris de concert avec ses collègues de la Florida State University, on a mis au point un indice des aptitudes politiques (IAP) destiné à évaluer les hauts dirigeants et les directeurs de succursale d’une banque. Cet outil s’est révélé pertinent sur deux points particuliers : les hauts dirigeants qui avaient un IAP élevé étaient considérés comme des leaders efficaces par leurs subordonnés, et les directeurs de succursale à l’IAP élevé avaient de bonnes évaluations de rendement.

Zia Yusuf est un autre exemple éloquent. Même s’il n’avait aucun bagage en programmation ni en ingénierie, il a réussi à mettre sur pied et à gérer une équipe de consultants ainsi qu’à mener à terme un projet dénommé « écosystème SAP axé sur la clientèle », qui réunissait fournisseurs, utilisateurs et développeurs pour le compte de la société de logiciels SAP. Son secret ? Ce gestionnaire a misé sur ce que SAP appelle la « dynamique organisationnelle » — la capacité de mettre à l’œuvre les talents individuels d’une équipe pour atteindre un objectif précis. Selon Zia Yusuf, on a besoin de deux ingrédients pour réussir : une connaissance approfondie de l’entreprise, pour savoir quoi faire, et des aptitudes organisationnelles ou politiques, pour savoir comment faire faire les tâches à accomplir.

La manière dont Zia Yusuf a pris en mains le projet d’écosystème permet de mieux comprendre sa vision du pouvoir. Il devait obtenir la collaboration de tous au sein de l’entreprise — ses supérieurs hiérarchiques, ses collègues et ses subordonnés —, et ce, même s’il exigeait que certains lui concèdent davantage de pouvoir à leur détriment. Comment y est-il parvenu ? D’abord, il s’est entouré de personnes hautement compétentes dont le travail était difficilement contestable. Ensuite, il s’est efforcé d’apaiser les tensions interpersonnelles en mettant l’accent sur les données et sur l’analyse, et en s’assurant que cette dernière était irréprochable. Enfin, il a su écouter, et tenir compte des critiques constructives qui ont fusé de toutes parts, si bien que les tensions n’ont jamais explosé, mais plutôt diminué en douceur.

Prendre le pouvoir peut faire peur. C’est justement ce qui est arrivé à une jeune femme de ma connaissance. Après avoir longtemps refusé de « faire de la politique » parce qu’elle craignait de ne pouvoir y arriver efficacement ou de ne pas aimer cela, elle a finalement accepté d’essayer dans une situation à faible risque. Elle s’est jointe à un comité étudiant qui organisait des activités pour une fin de semaine au cours de laquelle des candidats admis à l’école mais toujours indécis viendraient visiter l’établissement. Elle a décidé de vérifier si elle pouvait prendre la direction du comité, se donnant des moyens de mesurer son succès (par exemple, vérifier le pourcentage des communications qui passeraient par elle, et dans quelle mesure les décisions iraient dans le sens qu’elle souhaitait).

À sa grande surprise, non seulement sa brève expérience a-t-elle réussi, mais il n’y a eu aucune friction, les autres membres du comité étant plutôt heureux de voir quelqu’un prendre les rênes. Au moment où les candidats ont visité l’établissement, elle savourait la reconnaissance et les félicitations reçues tout en se disant que, après tout, le pouvoir avait de bons côtés !

L’exercice du pouvoir

Qu’est-ce que le pouvoir ? Certes, les définitions abondent, mais en termes simples, il s’agit de la capacité d’agir sur quelqu’un ou quelque chose. En entreprise, cela correspond à avoir le dernier mot, et donc à avoir accès à plusieurs leviers de commande. Bien évidemment, il y a mille et une façons d’exercer le pouvoir, mais l’important est de manier le ou les bons leviers quand les choses commencent à s’agiter autour de soi.

Exploitez vos ressources

Chaque fois que vous avez un pouvoir discrétionnaire sur des ressources importantes aux yeux de votre entourage, comme l’argent, l’équipement, l’espace ou l’information, vous avez la possibilité d’exploiter ces ressources pour augmenter votre pouvoir. (Voyez-le comme une nouvelle règle d’or : la personne qui possède le pouvoir dicte les règles.) Vous pouvez toujours trouver des occasions d’aider les personnes dont vous souhaitez obtenir l’appui. Mais toute aide apportée à autrui implique une certaine réciprocité — le principe universel voulant qu’on nous retourne l’ascenseur. Votre capacité à obtenir du soutien progressera d’elle-même : les gens aiment se retrouver du côté des gagnants.

Il convient toutefois de se rappeler que, même si l’argent procure toujours un levier, il n’est pas la seule source de pouvoir. L’accès à l’information ou à des personnes influentes peut être encore plus précieux. Prenez l’histoire de Klaus Schwab, un professeur suisse du début des années 1970 qui détenait des doctorats en économie et en ingénierie. Il aurait pu se contenter d’une belle carrière universitaire. Il a plutôt choisi de mettre sur pied ce qui allait devenir le Forum de gestion européen, qui réunissait de grands entrepreneurs d’Europe décidés à résister à l’influence grandissante des États-Unis. En observant les synergies qui se dessinaient au cours de ces rencontres, Klaus Schwab a compris à quel point une organisation économique globale pourrait être bénéfique pour tout le monde. Si des leaders politiques et financiers du monde entier pouvaient s’asseoir ensemble pour discuter des problèmes sociaux et économiques les plus urgents, les retombées iraient sans doute beaucoup plus loin que le simple échange d’idées : une telle rencontre deviendrait un événement incontournable pour les médias et une formidable tribune pour favoriser les échanges commerciaux. C’est ainsi qu’est né le Forum économique mondial de Davos.

Distribuez récompenses et sanctions

On a souvent tendance à récompenser ceux qui nous aident et à pénaliser ceux qui nous mettent des bâtons dans les roues. Même le charmant, distingué et honnête John William Gardner, fondateur du lobby Common Cause prônant une saine gestion gouvernementale, a reconnu ce principe. Il a été secrétaire d’État sous Lyndon Johnson, à la Santé, à l’Éducation et au Bien-être social, un poste d’importance, car l’avancement de ces programmes était une priorité pour le président américain. À l’époque, John Gardner ne se gênait pas pour dire à ses adversaires qu’ils avaient parfaitement le droit de s’opposer à ses projets, mais il n’oubliait pas non plus de leur rappeler que cela aurait de lourdes conséquences pour eux.

Autre exemple, issu du milieu des affaires : un membre du conseil d’administration d’une société spécialisée dans la fabrication d’appareils médicaux s’était ouvertement plaint du PDG, dont les directives ne permettaient pas à l’action de grimper, selon lui. Les ventes avaient certes augmenté, mais les bénéfices avaient été inférieurs aux prévisions. Que faire, d’autant plus que le PDG avait déjà promis d’augmenter les salaires, et pas le dividende ? Le PDG a cherché et obtenu l’appui du conseil d’administration. Résultat : l’administrateur a quitté son poste.

Progressez sur plusieurs fronts

Les projets de Laura Esserman ont rencontré de la résistance venant d’un peu partout, mais jamais au point d’être paralysés. Quand elle était confrontée à des obstacles sur un front, elle luttait sur un autre. De même, lorsque des dirigeants bloquaient toute avancée à l’interne, elle faisait progresser ses alliances à l’externe, consciente que de redorer ainsi le blason du Centre lui permettrait d’acquérir plus d’influence à l’interne. Aussi, elle continuait à pratiquer la médecine et ce faisant, restait en contact avec des patientes qui jouissaient d’un vaste réseau d’influence. Résultat? Elle a progressé ainsi, un pas à la fois.

On pourrait croire que le cricket n’a pas grand-chose à voir avec la lutte contre le cancer, mais l’histoire de Lalit Modi prouve le contraire. Là aussi, chercher à gagner des points sur plusieurs fronts peut être une stratégie payante... Fils d’une famille indienne très fortunée, Lalit Modi a étudié le marketing à l’université Duke aux États-Unis. À son retour en Inde, il a conclu une entente avec Disney pour vendre des articles sous licence. Il a ensuite eu l’idée d’organiser un tournoi de cricket mettant en vedette des joueurs étrangers — ce qui allait aussi dans le sens de son rêve de créer une nouvelle ligue indienne. Il est même parvenu à obtenir une couverture du tournoi par la chaîne sportive ESPN.

Le hic ? Le Conseil indien de contrôle du cricket (BCCI), l’organisation la plus riche et la plus puissante du monde dans cette discipline, s’est opposé à son projet. Plutôt que de plier devant cette institution immuable, Lalit Modi a poursuivi ses efforts auprès de tous les autres canaux disponibles et a agrandi son réseau de contacts, y compris avec Sharad Pawar, un politicien indien influent passionné de cricket. Après 10 années d’efforts, Lalit Modi est parvenu à jumeler ses forces et celles de Sharad Pawar pour prendre le contrôle de BCCI, puis à former la Première Ligue indienne (PLI), le rêve de sa vie. [NDLR: Lalit Modi a été suspendu de ses fonctions de vice-président de la PLI suite à des accusations de blanchiment d’argent et de trafic d’influence.]

Prenez les devants

La façon particulière dont Lalit Modi et Sharad Pawar ont pris le contrôle du BCCI illustre un autre point important : une stratégie inattendue peut prendre vos adversaires par surprise et vous assurer la victoire avant que quiconque ne s’en aperçoive. En 2005, le président du BCCI, Ranbir Singh Mahendra, appuyé par Jagmohan Dalmiya, ancien président du BCCI qui tirait toujours les ficelles, cherchait à être réélu. Lalit Modi, arrivant de nulle part avec son simple titre de directeur de l’Association de cricket du Rajasthan, a embauché plusieurs avocats pour enquêter sur des allégations de corruption et de mauvaise gestion contre Jagmohan Dalmiya, en plus de lancer une campagne politique contre Ranbir Singh Mahendra.

Selon le chroniqueur sportif Tom Rubython, « Jagmohan Dalmiya a été déconcerté par les efforts déployés par ses adversaires. Il a été complètement pris de court. » C’est Sharad Pawar qui a remporté l’élection, et Lalit Modi, qui l’appuyait, a décroché le poste de vice-président et pris la responsabilité des commandites et des droits de retransmission des matchs à la télévision, devenant du même coup le pivot de l’organisation autour duquel tout le monde s’est mis à graviter.

En résumé, si un conflit se dessine, n’attendez pas. Pendant que vous hésitez, d’autres se mobilisent contre vous.

Recrutez des adversaires

On peut parfois neutraliser ses adversaires en les intégrant à son équipe ou en leur offrant des avantages en cas de victoire. (Vous pourriez être surpris de constater à quel point les allégeances peuvent changer rapidement.) Il y a quelques années, un groupe de femmes d’une faculté de la University of Illinois — surtout des enseignantes et des étudiantes — a commencé à faire pression sur la direction de l’établissement parce que, selon elles, les femmes étaient moins bien rémunérées que les hommes pour des tâches équivalentes exigeant des compétences semblables.

La réaction de l’administration a été brillante : elle a formé un conseil du statut de la femme, lui a donné de la papeterie, un budget et un espace de bureau — donc une légitimité et quelques ressources —, en lui confiant le mandat de recenser les manifestations de cette supposée discrimination et d’émettre des recommandations. C’était un moyen efficace de recruter des adversaires : cette légitimation a ralenti les ardeurs des protestataires et atténué leurs demandes. D’autant plus que les membres du conseil ont commencé à se préoccuper davantage de leur propre budget que de l’amélioration du statut des femmes au sein de la faculté…

Écartez vos rivaux — gentiment si possible

Une autre façon de composer avec des adversaires consiste à leur montrer poliment la porte. C’est encore mieux si vous pouvez y aller d’une élimination stratégique en procurant à votre rival un meilleur poste ailleurs ; non seulement les adversaires écartés de cette façon ne seront plus dans vos jambes, mais ils vous seront même reconnaissants.

Quand Willie Brown est devenu président de la California Assembly, après une dure bataille contre son collègue démocrate Howard Berman, il a utilisé cette tactique. Après le redécoupage des districts — ce qui a lieu tous les 10 ans —, il a aidé Howard Berman et deux autres rivaux à accéder à la U.S. House of Representatives (Chambre des représentants des États-Unis). En récompensant ainsi ses adversaires plutôt qu’en se vengeant aveuglément, il a renforcé son propre pouvoir.

Aider vos adversaires à accéder à une autre organisation où ils seront hors de votre chemin n’est sans doute pas votre premier réflexe, mais cela devrait figurer très haut sur votre liste de stratégies. Souvenez-vous toutefois d’une chose : les personnes visées doivent pouvoir sauver leur honneur. (C’est d’ailleurs pourquoi les conseils d’administration et les PDG prodiguent tant de louanges à ceux qu’ils mettent à la porte…) Il est à noter que l’argent peut faciliter les choses : le tout nouveau PDG d’une grande entreprise de consultants en ressources humaines a convoqué dans son bureau un collègue qui lui avait toujours fait ombrage et lui a proposé de partir, avec une indemnité de départ équivalente à une année de salaire. Une offre difficile à refuser pour quelqu’un qui sait que la vie va, de toutes façons, être difficile au travail.

N’allumez pas de feux inutilement

Quand vous établissez une stratégie, demandez-vous constamment : « Si je remporte cette bataille, qu’en retirerai-je ? Cette victoire me permettra-t-elle de remporter ultérieurement la guerre ? » Si vous ne vous posez pas la question, vous risquez de perdre de vue vos priorités et de vous laisser distraire par d’autres batailles, ce qui vous attirera d’inutiles problèmes.

Avec ses grands projets, Laura Esserman avait besoin de tout le soutien qu’elle pouvait trouver. Elle a pourtant accepté de témoigner contre l’administration de l’université de la UCSF au cours d’une audience sur la fusion mal avisée, puis finalement rejetée, entre les hôpitaux de la UCSF et de Stanford. (Le sénateur qui présidait l’audience était un de ses amis.) Quand elle est entrée dans la salle d’audience, Mike Bishop, alors recteur de la UCSF, l’a reconnue et a critiqué le fait qu’elle soit venue témoigner.

Laura Esserman reconnaît aujourd’hui que cette démarche n’était pas son meilleur coup. La fusion des hôpitaux ne risquait pas de nuire aux changements qu’elle souhaitait instaurer dans le traitement du cancer du sein, et témoigner contre sa propre administration n’allait certainement pas faire avancer sa cause.

Même chose pour Zia Yusuf : quand il voyait qu’une décision découlant d’une réunion allait à l’encontre de ses intérêts, il n’avait pas l’habitude de livrer bataille. Il savait très bien ce qu’il faisait, même si cela pouvait être frustrant pour son équipe et lui-même : « L’important est d’être encore là pour continuer le combat au moment opportun », a-t-il toujours pensé. Il prenait alors le temps nécessaire pour faire avancer autrement ses pions auprès de ses supérieurs hiérarchiques et de ses collègues, pour éventuellement voir adopter la décision qui allait dans le sens de ses visées.

S’efforcer de ne pas créer d’opposition inutile ni de jeter de l’huile sur le feu nécessite une aptitude particulière : la capacité de garder le cap. Vous devez savoir clairement vers quoi vous vous dirigez tout au long du parcours. Quand vous rencontrez de l’opposition, pas de doute : vous devez réagir. Mais vous risquez de perdre votre temps, et de vous attirer des ennuis, si vous vous mêlez de problèmes qui ne sont pas directement liés à vos projets.

Ajoutez une touche personnelle

Pendant une trentaine d’années, Jack Valenti, aujourd’hui décédé, a dirigé la Motion Picture Association of America (MPAA), généralement considérée comme l’un des lobbys les plus efficaces des États-Unis. Durant le conflit entourant le Digital Millennium Copyright Act, pour ne prendre que cet exemple, il a déjoué toute l’industrie de la haute technologie, qui souhaitait limiter les contraintes sur le partage de contenu. La clé de sa réussite : la touche personnelle. Ainsi, Jack Valenti était toujours d’une extrême politesse envers le personnel, les assistants, les secrétaires et toute autre personne proche du Congrès. Plutôt que de communiquer par courriel, il s’assurait de rencontrer ces gens en personne ou, à défaut, de leur téléphoner. Il rappelait rapidement et avait toujours un bon mot pour chacun. Il avait compris l’importance de nouer des liens personnels avec ceux qui pouvaient l’aider à promouvoir ses idées. Et cela a joué en sa faveur à un moment crucial pour l’industrie du cinéma.

Persévérez

Laura Esserman apprécie les scientifiques qui refusent d’abandonner malgré les échecs, et elle attribue son propre succès au même entêtement. Tous s’entendent pour dire qu’elle est une force de la nature. Cela m’a été confirmé également par Richard Blum, un investisseur et gestionnaire financier, ancien président du conseil d’administration de l’université de Californie et conjoint de la sénatrice Dianne Feinstein — un homme puissant et influent. En le voyant au lancement du projet Athena de Laura Esserman, je lui ai demandé pourquoi il l’avait appuyée. « J’ai appris que, quand ma femme ou Laura Esserman me demandent de faire quelque chose, la meilleure réponse est toujours : “Oui, chérie”. Parce que, même si je dis non, je vais finir par le faire de toute façon. Aussi bien sauver du temps et m’épargner des maux de tête en disant oui dès le début », m’a-t-il expliqué.

Resserrez vos liens les plus importants

En 1998, quand Gary Loveman a quitté son poste de professeur de la Harvard Business School pour devenir directeur de l’exploitation de la société de casinos Harrah’s, qui dirige notamment le Caesars Palace de Las Vegas, plusieurs ont contesté sa nomination, estimant que d’autres étaient plus qualifiés que lui. L’un de ces contestataires — et possible adversaire — était le directeur financier de Harrah’s. Sachant à quel point il avait besoin des connaissances et de l’appui de ce dernier, non seulement sur le plan politique mais aussi pour atteindre son objectif de devenir, un jour, le PDG de la société, Gary Loveman a mené une véritable opération de charme à son égard. En plus de s’arrêter fréquemment au bureau du directeur financier pour discuter avec lui, il le tenait informé de ses faits et gestes et l’impliquait dans toutes ses rencontres et toutes ses décisions. Bref, il a tout mis en œuvre pour créer une relation productive. Aujourd’hui, après être devenu PDG en 2003, il donne ce conseil : « Une fois que vous avez atteint un certain palier dans votre carrière, il suffit de faire en sorte que vos relations les plus importantes fonctionnent bien. Vos sentiments, ou ceux des autres à votre égard, ne comptent plus vraiment. Mettez de côté le ressentiment, la jalousie, la colère, et tout ce qui peut vous empêcher d’obtenir des résultats », fait-il valoir.

Rendez votre vision attrayante

Il est plus facile d’exercer le pouvoir quand vous poursuivez un objectif inspirant et socialement valable. C’était sans nul doute le cas pour Laura Esserman : s’opposer à elle pouvait être perçu comme tourner le dos aux femmes atteintes d’un cancer du sein et à leur famille.

Robert Moses, qui a détenu de vastes pouvoirs à la Ville de New York pendant des décennies, a commencé sa carrière comme commissaire des parcs dans les années 1920. Ses premières batailles politiques lui ont appris ceci : « Tant que tu es du côté des parcs, tu es du côté des anges. »

De la même façon, les luttes de pouvoir au sein des entreprises se résolvent rarement sans l’évocation d’enjeux supérieurs. En situation de crise ou quand il faut prendre une décision importante, il arrive que les dirigeants les plus rusés évoquent, par exemple, l’intérêt des actionnaires, en tenant des propos tels que : « Il serait avantageux pour les actionnaires de nommer un nouveau PDG. » Comme le souligne Gary Loveman, personne, y compris lui-même, n’est le maître de son poste : pour ce qui est du PDG, il est notamment redevable aux actionnaires. Gary Loveman est sincère quand il dit cela, et il a d’ailleurs rempli ses engagements envers les actionnaires de Harrah’s, l’action de la société ayant passé de 16 $ à son arrivée à près de 90 $ quand elle a quitté la Bourse pour passer entre les mains d’intérêts privés. Mais ses propos sur la souveraineté des actionnaires est aussi un moyen de décrire son pouvoir d’une manière socialement acceptable, même désirable. La leçon : placez vos objectifs personnels dans un contexte plus large qui incitera votre entourage à vous appuyer.

Certains peuvent rêver d’un monde des affaires plus juste, plus harmonieux, plus à l’écoute des intérêts des uns et des autres. Laissons-les rêver. La réalité, c’est la lutte de pouvoir. Ceux qui en prennent conscience et qui sont disposés à jouer avec les leviers pour arriver à leur fins triompheront, contrairement aux autres. Ne vous y trompez pas : cette victoire ne pourra se faire sans une équipe soudée autour de vous, et donc sans des personnes prêtes à se lancer à l’assaut à vos côtés — et même heureuses de le faire.

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