Le combat des idées

Publié le 21/01/2011 à 16:19, mis à jour le 21/01/2011 à 16:19

Le combat des idées

Publié le 21/01/2011 à 16:19, mis à jour le 21/01/2011 à 16:19

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Et s’il suffisait d’organiser des tournois d’idées, ces puissants véhicules pour les entreprises en quête de solutions, afin de donner naissance à des innovations majeures, voire à de véritables révolutions ? À vos marques ! Prêts ? Pensez !

Auteurs : John Morgan et Richard Wang, California Management Review

À l’ère des grandes découvertes en Europe, les innovations dans le domaine des techniques de navigation jouaient un rôle crucial dans la conquête des océans. On avait particulièrement besoin de découvrir une méthode permettant de déterminer avec précision la longitude du navire. Pour attirer les inventeurs, les empires de la tarification marine ont créé les Prix de la longitude. En 1714, le Parlement britannique a organisé un tournoi sur cette question. Le grand prix, remis à l’inventeur qui proposerait la meilleure solution : 20 000 livres sterling (soit environ 6 millions de livres en monnaie de 2010, c’est-à-dire approximativement 10 millions de dollars canadiens).

Au cours des décennies qui ont suivi, deux concepts concurrents sont apparus comme les plus prometteurs. D’un côté, de grands intellectuels comme Isaac Newton et Gottfried Leibniz préconisaient la méthode de la distance par rapport à la Lune ; cette solution n’exigeait que des instruments de mesure très simples mais nécessitait ensuite des calculs complexes. De l’autre, des inventeurs comme Larcum Kendall et John Harrison penchaient pour la création de chronomètres de marine ; à l’inverse de l’autre concept, cet appareil facile à lire était très coûteux : son achat équivalait au tiers du coût d’un navire.###

Avec le temps, des innovations majeures dans la conception de l’appareil ont permis au chronomètre de marine de devenir plus abordable et plus précis, gagnant ainsi la faveur des commandants de navires. Les Prix de la longitude n’ont pas seulement mené à la création d’une pièce d’équipement très poussée : ils ont conféré à l’Empire britannique un avantage concurrentiel qui l’a aidé à dominer les mers.

Les Prix de la longitude constituent un exemple classique de tournoi d’idées — un concours conçu pour donner naissance à des innovations majeures. La plupart du temps, ces tournois sont mis sur pied par des gouvernements ou des organismes sans but lucratif (comme la Fondation X Prize) à l’occasion de grands projets, comme un voyage dans l’espace. Toutefois, une innovation n’a nul besoin d’être grandiose pour avoir son importance, et de tels concours peuvent remporter beaucoup de succès même s’ils ne sont pas organisés par un gouvernement ou une fondation. En fait, les tournois d’idées représentent un puissant véhicule pour les entreprises cherchant à générer de l’innovation.

Un tournoi comme mesure incitative

Les tournois d’idées constituent en quelque sorte un mode de récompense où la rémunération (ou la reconnaissance) s’appuie sur un classement plutôt que sur des résultats absolus. Des économistes ont d’ailleurs élaboré des modèles théoriques pour examiner le rendement des tournois comparativement à d’autres formes de rémunération. Selon ces modèles, un tournoi structuré adéquatement donnera au moins d’aussi bons résultats que des contrats accordés sur la base de produits ou services à la pièce. Les tournois d’idées sont particulièrement efficaces dans les situations suivantes :

- lorsqu’il est difficile de faire le suivi des efforts déployés ;

- lorsque les performances sont observables mais difficiles à évaluer en     termes absolus ;

- lorsque les performances sont soumises à des chocs sous-jacents impossibles à observer.

Organisés sous différentes formes, les tournois comportent diverses structures de prix, de nombre de rondes, de systèmes de handicaps et de limites d’inscription. Toutes ces particularités servent à raffiner la configuration des incitatifs afin qu’ils correspondent à différents scénarios.

S’adapter à la nature des idées

Selon la nature des problèmes à résoudre, on peut faire en sorte d’adapter les tournois de manière à stimuler davantage les efforts des participants. Par exemple, on cherche parfois des idées révolutionnaires (concevoir un véhicule vert consommant 1 L/100 km) et parfois des idées «évolutionnaires » (améliorer de 10 % la consommation d’un véhicule existant).

Pour générer des idées révolutionnaires, les participants devront peut-être formuler de nouveaux paradigmes et entreprendre d’intenses activités de recherche et développement ou d’intégration. La probabilité d’obtenir des idées révolutionnaires repose donc sur un niveau maximal d’implication des participants.

Quand il s’agit d’idées évolutionnaires, comme optimiser la consommation de carburant en améliorant l’aérodynamique d’un véhicule ou en réduisant son poids, la démarche est souvent diversifiée, modulaire, et elle nécessite des efforts plus modérés de la part des participants. Pour trouver de telles idées, il faut donc miser sur la capacité de recueillir un grand nombre de suggestions et d’attirer une multitude de participants.

En d’autres mots, en vertu des théories économiques, quand on cherche des idées révolutionnaires, il convient de proposer des incitatifs très séduisants pour stimuler à fond les efforts des participants. Outre des sommes d’argent plus importantes en guise de prix, il existe d’autres moyens d’atteindre cet objectif. Par exemple, le fait de limiter la concurrence représente souvent une stratégie efficace. En effet, en restreignant le nombre de concurrents, chaque participant comprendra qu’il a une meilleure chance de remporter le concours et rehaussera en conséquence son niveau d’efforts. Dans un tel cas, même si moins de cerveaux se consacrent au problème, le niveau d’efforts s’en trouve optimisé, ce qui améliore les chances de générer des idées révolutionnaires. Lorsque, d’un autre côté, il s’agit de trouver des innovations évolutionnaires, il importe de maximiser le nombre de cerveaux investis dans la résolution du problème. Autrement dit, la meilleure stratégie consiste cette fois à ouvrir le tournoi au plus grand nombre de participants.

La structure de prix constitue un autre levier important. On en trouve deux principales : dans la première, le gagnant remporte tout ; dans la seconde, plusieurs prix sont décernés. Encore une fois, la meilleure stratégie dépend du type d’innovation cherchée, de même que de l’écart entre les capacités des participants. Ainsi, dans les tournois de type « le gagnant rafle tout », seuls les concurrents qui croient sincèrement avoir la meilleure idée s’inscriront ; cela élimine des participants potentiels qui n’ont pas une confiance absolue en leur idée. Par ailleurs, les concours à prix multiples favorisent la participation de concurrents qui croient avoir de bonnes idées réalisables sans qu’elles soient forcément les meilleures ; toutefois, ce type de concours force généralement à réduire la valeur des récompenses pour les meilleures idées. Cette dernière approche permet d’augmenter le nombre d’idées générées, ce qui la rend plus appropriée pour dénicher des idées évolutionnaires.

Motiver des concurrents affichant différents niveaux d’habileté

Sur le plan des incitatifs, les principaux problèmes surviennent quand des participants ayant différents niveaux d’habileté se font concurrence au sein d’un même tournoi. Les concurrents les plus faibles ont peu de chances de produire des résultats concluants, mais ils n’en réduisent pas moins la probabilité que les individus plus talentueux remportent le concours. Cela a pour effet de réduire l’effort maximal des participants les plus doués ; en même temps, quand les participants les plus faibles constatent qu’ils sont opposés à des gens plus doués, ils cessent de croire en leurs chances de victoire et sont portés à faire moins d’efforts. À titre d’exemple, on a constaté que les golfeurs professionnels remettent une carte affichant un coup de plus que leur moyenne habituelle dans les tournois auxquels participe Tiger Woods, parce qu’ils doutent de leurs chances de l’emporter et n’y mettent pas autant efforts.

Il existe plusieurs solutions pour limiter ce type de problème d’incitatifs. Outre le fait de restreindre le nombre de participants, l’organisateur peut prévoir plusieurs rondes de tournoi, offrant à chaque étape des prix plus importants ; grâce à cette formule, on élimine les concurrents plus faibles dès les premières rondes tout en gardant les prix les plus élevés pour la ronde finale afin de préserver l’intérêt des concurrents les plus doués. Aussi, les organisateurs de tournois instaurent parfois des systèmes de handicaps ou regroupent les concurrents par niveau d’habileté (par exemple dans une catégorie junior, amateur ou professionnelle) afin de rehausser la compétition. Avec de tels ajustements, on obtiendra souvent un plus grand effort total mais rarement un effort maximal de chacun, ce qui fait que ces ajustements demeurent plus appropriés pour les idées évolutionnaires.

Certaines situations sont pour leur part peu propices aux tournois. En effet, dans certains cas, les tournois nuisent à la capacité de collaborer des travailleurs impliqués. Ainsi, selon un sondage réalisé auprès de plus de 800 employés d’entreprises australiennes, ces derniers sont moins portés à travailler en collaboration (par exemple en partageant des outils de travail) dans le cadre d’un système de primes accordées sous forme de tournoi. En d’autres occasions, les tournois risquent de favoriser la collusion, plus particulièrement s’il s’agit de processus de soumission. En règle générale, les tournois ne fonctionnent pas très bien dans les contextes où les performances des participants sont interdépendantes.

De nouvelles formes de tournois

De plus en plus, les organisations intègrent à leurs pratiques les tournois d’idées en s’inspirant de trois concepts d’affaires : tenir des tournois d’idées sur une plateforme donnée, valoriser l’acceptation sociale comme élément de motivation non pécuniaire et démocratiser le processus de production d’idées.

Fondée à l’origine comme un partenaire de commerce électronique de l’entreprise de recherche pharmaceutique Eli Lilly en 2001, la firme InnoCentive est maintenant devenue une organisation indépendante qui sert de marché public en ligne pour les idées. Les organisations confrontées à des questions difficiles peuvent s’y inscrire en tant que « demandeurs », puis afficher en ligne le problème à résoudre, qui devient alors un « défi ». Le site présente quatre catégories de défis : idéation, théorie, mise en pratique et demande de propositions.

Dans la catégorie idéation, les demandeurs invitent les participants à lancer des idées et à les présenter par écrit (en les décrivant sur moins de deux pages). Les gagnants de cette catégorie cèdent aux demandeurs les droits non exclusifs d’utiliser les idées en question.

Pour ce qui est des défis théoriques, les participants doivent proposer aux demandeurs des solutions approfondies. Si leur idée est retenue, les concepteurs transfèrent officiellement les droits de propriété intellectuelle au demandeur.

Quand il s’agit de mise en pratique, la commande va encore plus loin que dans la catégorie précédente : les concepteurs doivent aussi présenter, en plus de leur solution théorique décrite en détail, une preuve concrète à l’effet que leur idée est bien la meilleure de toutes les suggestions.

Enfin, dans le cadre du quatrième type de défi, la demande de propositions, on autorise davantage d’interaction entre les demandeurs et les concepteurs. Pour leur proposition initiale, ces derniers ne sont d’ailleurs pas tenus de dévoiler les renseignements confidentiels concernant leurs idées. Il s’agit plutôt pour les demandeurs d’entrer en contact avec les concepteurs de leur choix et de négocier ensuite des contrats sur mesure.

Des solutions issues de l’autre bout du monde

Avec 160 000 concepteurs dûment inscrits sur le site InnoCentive, les demandeurs reçoivent souvent des solutions provenant de partout dans le monde. À titre d’exemple, dans le cadre d’un défi typique, un scientifique russe, un directeur de la recherche et développement de Hoechst à la retraite, un responsable de la recherche en Irlande du Nord et un directeur d’un institut de recherche indien peuvent se faire concurrence pour trouver une stratégie visant à synthétiser un composé chimique afin d’obtenir le prix de 25 000 $.

Plus intéressant encore, il arrive fréquemment que les solutions gagnantes proviennent de concepteurs dont l’expertise n’a rien à voir avec la spécialité du demandeur. Ainsi, le New York Times a rapporté l’histoire de John Davis, chimiste de l’Illinois et concepteur qui contribue à InnoCentive, qui avait une certaine expérience dans le coulage du béton. Il a remporté 20 000 $ attribués par le Oil Spill Recovery Institute (OSRI) de Cordova, en Alaska, pour avoir proposé un moyen d’empêcher l’huile de geler. L’idée était toute simple, et largement connue dans l’industrie du ciment : le béton ne prendra pas tant qu’on le fait vibrer. Scott Pegau, directeur de la recherche chez OSRI, a été impressionné par la solution de John Davis : « Le problème du débit de l’huile a été résolu par quelqu’un de l’extérieur, souligne-t-il. Si nous avions pu le résoudre facilement à l’interne, nous l’aurions fait ! »

L’expérience de John Davis met en évidence un problème fondamental de la recherche faite à partir du sommet par des experts unidirectionnels dans le cadre des tournois d’idées traditionnels : les organisateurs ne savent pas qui détient la meilleure solution au problème. En ne s’adressant qu’aux experts desquels ils pensent que la solution proviendra, ils limitent leurs chances de trouver les meilleures solutions.

À ce titre, le cas d’Ed Melcarek, un résidant de l’Ontario, est éloquent. Détenteur d’un doctorat en ingénierie, il compte plusieurs années d’expérience en conception — à partir de conduits de ventilation conventionnels pour les bâtiments jusqu’au laboratoire d’accélérateur de particules de classe mondiale, en passant par les robots qui vaporisent la peinture sur des chaînes de montage. Pourtant, il a toujours eu du mal à se trouver un emploi en recherche et développement. « Expériences et aptitudes trop variées », lui sert-on généralement comme prétexte pour ne pas retenir sa candidature. Jusqu’au jour où Ed Melcarek a découvert InnoCentive et qu’il s’est passionné pour un problème soumis par Colgate-Palmolive. Le conglomérat international cherchait à injecter une poudre de fluorure dans un tube de pâte dentifrice sans risquer qu’elle se répande dans l’air environnant. « La solution était très simple », soutient notre homme. Il a tiré profit de son expérience des accélérateurs de particules pour formuler sa réponse. Le prix de 25 000 $ qu’il a remporté lui a non seulement évité de passer par les bureaux d’aide sociale, mais cette victoire lui a surtout permis de retrouver confiance en lui-même. Six fois gagnant d’un défi InnoCentive, Ed Melcarek continue de chercher d’autres défis qui lui permettent de transformer ses idées en espèces sonnantes et trébuchantes.

Pour une structure de prix optimale

Un des lauréats du prix Nobel d’économie 1994, John Harsanyi, a déjà déclaré : « Le comportement des gens est généralement motivé par deux choses : le gain économique et la reconnaissance sociale. » En termes simples, on dira que la plupart des actions humaines sont motivées par l’argent ou l’amour. Si les tournois comme les Prix de la longitude ou les défis lancés par InnoCentive gravitent autour de récompenses pécuniaires, les tournois axés sur la reconnaissance sociale offrent également une option très attrayante.

La réciprocité est l’une des formes d’expression les plus courantes de la reconnaissance sociale. On en trouve partout : au restaurant, notre pourboire est plus généreux quand nous sommes servis avec le sourire ; des échantillons gratuits se traduisent souvent par un achat dans les supermarchés. Bref, la gentillesse attire la gentillesse.

Certaines expériences en laboratoire, dans des environnements contrôlés, ont permis de quantifier les retombées d’une telle gentillesse en termes économiques. Des chercheurs suisses ont posé une question toute simple : les employeurs ont-ils raison d’offrir une rémunération supérieure au marché ? En d’autres mots, les employés mieux payés récompensent-ils leur employeur par un effort additionnel ? Est-ce suffisant pour justifier une rémunération supérieure ?

Aux fins de l’expérience, on a demandé aux « employeurs » de proposer un salaire et d’exprimer aux « employés » le niveau d’efforts attendu. L’effort suggéré n’est pas une obligation : les employés sont libres de travailler autant ou aussi peu qu’ils le veulent tout en recevant la rémunération convenue. Les profits des employeurs ne dépendent alors que de l’effort (plus ou moins onéreux pour l’employeur) de leurs employés. Quand les employés ne sont motivés que par l’argent, toutes les offres salariales se traduisent par le même résultat : les employés travaillent le moins possible. Dans ce contexte, il est logique de croire que les employeurs offriront le plus faible salaire possible et que les retombées affectives seront négatives.

Toutefois, si la réciprocité entre en ligne de compte, les employeurs futés pourraient, en échange d’une rémunération plus généreuse, obtenir un effort plus soutenu des employés. Même dans l’environnement austère et impersonnel du laboratoire, les chercheurs ont découvert de solides preuves que la réciprocité peut entrer en jeu. Ainsi, l’ensemble des employés recevant le salaire minimum a fourni le moins d’efforts possible. À mesure que la rémunération augmentait, l’effort fourni a suivi la même tendance. À l’échelon salarial le plus bas, une augmentation de 33 % de la rémunération a généré une hausse de 20 % des profits. Le rendement de l’investissement est encore plus considérable aux échelons supérieurs. Entre le haut du deuxième échelon et le troisième échelon salarial, une augmentation de 16 % de la rémunération a généré une hausse de 22 % des profits de l’employeur.

Néanmoins, les chercheurs ont remarqué que le pouvoir de l’amour a ses limites. Alors que les hausses du pourcentage de profits sont positives pour la plupart des échelons salariaux, les retombées obtenues par ceux qui offrent déjà les salaires les plus élevés sont négatives. Autrement dit, la loi du rendement décroissant s’applique aussi à l’« amour », puisque le revenu additionnel attribuable aux efforts des employés ne suffit pas à combler la hausse des dépenses.

Les économistes tout comme les entreprises reconnaissent de plus en plus l’importance des incitatifs non pécuniaires pour motiver les employés. Et c’est particulièrement vrai quand il s’agit de produire des idées. À titre d’exemple, l’encyclopédie virtuelle Wikipédia doit presque entièrement son succès au pouvoir des incitatifs sociaux. Mais qu’arrive-t-il quand on intègre des incitatifs non financiers dans une structure de type tournoi ?

Les tournois axés sur l’amour de Flickr

Comptant parmi les 10 meilleurs sites du Web 2.0, Flickr reçoit plus de 20 millions de visiteurs individuels chaque mois. En novembre 2008, le site hébergeait plus de trois milliards de photos. Si Flickr est très pratique pour organiser ses photos personnelles, plusieurs sites concurrents le sont aussi. Mais Flickr doit sa popularité à la nature sociale du site. Plusieurs utilisateurs s’en servent pour partager leurs « meilleures photos » avec l’ensemble de la communauté en ligne. En fait, 80 % des photos qui s’y trouvent sont visibles publiquement.

En fait, Flickr est une plateforme d’idées, celles-ci se limitant toutefois à des photos. Certaines personnes visitent le site pour y dénicher des photos de grande qualité, alors que les photographes exposent leurs œuvres pour gagner de la reconnaissance, de l’appréciation et parfois de l’argent. Comme c’est le cas pour le site InnoCentive, l’effet réseau joue un rôle important dans la popularité du site : plus la plateforme grandit, plus elle prend de la valeur aux yeux des deux parties. Pourtant, d’autres sites rivaux offrent le même potentiel : comment Flickr se démarque-t-il ?

Le site n’offre aucune récompense en argent aux photographes qui y mettent leurs œuvres en ligne. En réalité, c’est même l’inverse : pour obtenir le privilège d’afficher de nombreuses images, il faut payer Flickr. Évidemment, on peut visiter le site gratuitement. Dans bien des cas, on n’a même pas besoin de payer pour télécharger des photos mises en ligne par les utilisateurs de Flickr. Autrement dit, le site a construit sa réussite autour d’un tournoi d’idées basé sur l’acceptation sociale.

Dans ce cas, le tournoi, c’est la page d’exploration de Flickr. Plusieurs fois par jour, le site passe au crible les milliards de photos qu’il héberge, puis il sélectionne les 500 qu’il considère comme les meilleures. Ces images sont alors mises en vedette, et elles reçoivent un nombre nettement supérieur de visites d’internautes. Essentiellement, la page d’exploration de Flickr est une sorte de concours de photo en continu. Pour les photographes, avoir une de ses photos ainsi mise en valeur est un symbole d’excellence — une reconnaissance assez intéressante pour générer des occasions d’affaires.

Comment le site choisit-il les meilleures photos ? Bien que l’algorithme exact soit privé, Flickr reconnaît que la reconnaissance sociale des visiteurs joue un rôle important dans cette évaluation. En fait, on peut commenter les photos affichées sur Flickr, et plus une photo reçoit de commentaires favorables, mieux elle sera classée. Souvent, ces commentaires proviennent de groupes Flickr en quête de réciprocité : on s’attend à ce que ceux qui s’inscrivent à un groupe commentent d’autres belles photos.

Prenons le cas des 11 000 membres du groupe Flickr « All You Need Is Love ». Ce groupe a délibérément établi une règle de réciprocité en vertu de laquelle chaque fois qu’un membre met en ligne une de ses photos, il doit témoigner son appréciation à trois photos d’autres membres. Selon un des administrateurs du groupe, cette mesure a été instaurée pour lutter contre « la négativité démesurée qu’on trouve sur Flickr. Il est temps de contribuer à se valoriser les uns les autres plutôt que de se démolir mutuellement. » Ce genre de réciprocité, de type « payez au suivant », qui s’apparente à l’attitude des employeurs offrant de meilleurs salaires dans l’expérience décrite précédemment, génère beaucoup d’amour au sein de Flickr, et c’est sans aucun doute ce qui permet au site de se démarquer.

Par ailleurs, la réciprocité fonctionne aussi à l’échelle locale. Les utilisateurs de Flickr peuvent établir des liens entre eux par le biais d’un système de contacts. Les photos du contact d’un utilisateur sont mises en valeur dans sa propre page, et les membres commenteront généralement les photos de leurs contacts. Un autre exemple du pouvoir de la réciprocité…

La réponse de Yahoo ! Answers

Toutes ces considérations mènent à une question cruciale : quand on cherche à solutionner un problème, doit-on consulter un expert ou un vaste groupe de personnes ordinaires ? En s’inspirant peut-être de Flickr, Yahoo ! a décidé de faire appel aux connaissances de la foule d’internautes lorsque, en 2005, elle a élaboré le site Yahoo ! Answers.

Sorte de plateforme en ligne où les demandeurs posent leurs questions, Yahoo ! Answers est organisée comme un tournoi au cours duquel des volontaires entrent en concurrence en proposant des solutions pour lesquelles les utilisateurs votent. Les meilleures réponses sont mises en évidence, et les gagnants reçoivent des points de reconnaissance. En moins de six mois, la plateforme Yahoo ! Answers est devenue le deuxième site de référence le plus populaire sur Internet après Wikipédia. À son premier anniversaire, elle comptait 60 millions d’utilisateurs et 160 millions de réponses.

Lancée trois ans avant Yahoo ! Answers, la plateforme Google Answers avait une bonne longueur d’avance sur le marché du savoir en ligne. Logiquement, on pouvait croire qu’avec une telle avance, et la vision éclairée de Google dans le monde des affaires, l’écart serait insurmontable pour Yahoo ! Même si les deux plateformes ont des points communs, comme le fait de profiter du réseau Internet pour réduire leurs coûts de communication et d’administration, Google a choisi de suivre la route des experts — à une certaine époque, le géant en a sélectionné 500 pour répondre à une série de questions. Avec les centaines d’experts parmi lesquels choisir, on pouvait croire que les réponses de Google seraient supérieures à celles de Yahoo ! Étonnamment, l’histoire en a décidé autrement : Google Answers a rapidement succombé devant son concurrent. En décembre 2006, Google a dû se résoudre à abolir son service, la plateforme Answers n’ayant pas attiré suffisamment d’utilisateurs.

Google Answers était construite à partir de la croyance traditionnelle que seules les réponses des experts comptent. Le géant n’était d’ailleurs pas le seul à miser avant tout sur les experts. Par le passé, les gouvernements ont souvent eu des doutes sur le fait de laisser le pouvoir au peuple, craignant que les décisions privilégiées par le commun des mortels soient de moindre qualité que celles prises par l’élite et l’aristocratie.

À titre d’exemple, au tournant du xxe siècle, le scientifique britannique Francis Galton se montrait sceptique quant à la sagesse des citoyens ordinaires. Pour démontrer son point de vue, il a visité une foire, en 1906, où se tenait un concours visant à évaluer le poids d’un bœuf. Dans l’espoir de gagner un prix en argent, les participants devaient payer des frais de six

pennies pour avoir le droit de deviner le poids de l’animal. Francis Galton a comparé le concours à un vote démocratique, puisque la plupart des visiteurs n’avaient aucune expérience du bétail ou du traitement de la viande, tout comme la plupart des électeurs n’ont aucune connaissance des politiques gouvernementales.

Impatient de prouver qu’un « électeur moyen » était incapable de prendre de bonnes décisions, le scientifique a emprunté la totalité des bulletins de vote à l’organisateur, après le concours. Sur les 787 estimations valides, Francis Galton a constaté qu’aucun participant n’avait deviné le poids exact de 1 198 livres. Mais, à sa grande surprise, la valeur médiane de toutes les estimations se chiffrait à 1 207 livres, soit un écart de moins de 0,8 % du véritable poids ! « Ce résultat confirme une plus grande fiabilité d’un jugement démocratique que je ne l’aurais cru », a conclu le scientifique.

L’expérience de Francis Galton a été reconnue comme la première démonstration mathématique de la sagesse des foules. Popularisée par James Surowiecki en 2004 dans l’ouvrage-culte The Wisdom of Crowds, la théorie de la sagesse des foules fait valoir que les idées recueillies auprès d’un grand nombre de personnes ordinaires sont au moins aussi valables que celles provenant d’experts. La plateforme Yahoo ! Answers est une démonstration moderne du même princpe.

Fusionner sagesse des foules et tournois d’idées

Depuis la publication de l’essai de James Surowiecki, l’idée de puiser à même l’intelligence collective est prise de plus en plus au sérieux par les dirigeants. Toutefois, l’application à l’aveuglette de cette pratique risque de donner des résultats décevants. L’expérience de Yahoo ! Answers et notre connaissance de la théorie des tournois d’idées nous permettent de tirer trois grandes leçons.

Premièrement, l’approvisionnement par la foule (crowdsourcing) n’est efficace que dans les cas où on cherche un ensemble de bonnes réponses plutôt que la meilleure réponse possible. C’est souvent le cas lorsqu’on cherche des innovations évolutionnaires, mais rarement vrai pour la quête d’innovationsrévolutionnaires.

Deuxièmement, le simple fait d’organiser des compétitions semble donner de meilleurs résultats auprès des utilisateurs. De même, les études de marché, qu’on pourrait considérer comme les ancêtres de l’approvisionnement par la foule, donnent parfois d’excellents résultats, mais aussi parfois des retombées désastreuses (pensez au nouveau Coke). En jumelant le modèle de l’approvisionnement par la foule avec celui des tournois d’idées, on augmente nettement les chances de créer la motivation nécessaire à l’obtention de réponses utiles.

Troisièmement, il importe de connaître les motivations des internautes que l’on souhaite solliciter : certains cherchent à gagner de l’argent, d’autres à obtenir de la reconnaissance, et d’autres encore veulent simplement contribuer à l’avancement de la société. Les tournois d’idées doivent être conçus pour récompenser ces différentes formes de motivation.

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