«La multidisciplinarité m'obsède complètement»

Publié le 18/03/2010 à 09:41

«La multidisciplinarité m'obsède complètement»

Publié le 18/03/2010 à 09:41

En réaction aux agences de publicité traditionnelles, qu’il trouvait trop cloisonnées, Jean-François Bouchard a lancé en 1993, avec son ami Philippe Meunier, une boîte qui allait casser le moule. Aujourd’hui, Sid Lee emploie plus de 250 personnes et sert de nombreux clients prestigieux, d’ici et d’ailleurs. La clé de son succès ? Mélanger les talents pour faire jaillir l’originalité. Il raconte.

Sans trop savoir dans quoi je m’embarquais, je me suis retrouvé, à 25 ans, à la tête d’une entreprise de communication-marketing que j’ai créée un peu par dépit : l’année précédente, j’avais frappé à la porte d’à peu près toutes les grandes boîtes de publicité de Montréal, et aucune d’elles n’avait voulu me donner une chance. On me regardait comme si j’étais un ovni.

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D’abord, parce que je n’avais aucune expérience et aussi, parce que je venais d’un autre domaine : j’avais étudié le droit et commencé un MBA, que j’avais laissé tomber assez rapidement pour éviter de mourir d’ennui. Les communications et la créativité m’intéressaient plus que tout. D’où mon désir de travailler en publicité.

 

C’était en 1993. Philippe Meunier, l’actuel directeur artistique de Sid Lee, se trouvait dans une situation semblable à la mienne : aucune des grandes agences n’avait voulu l’embaucher lui non plus. Phil était un ami de longue date. On avait étudié ensemble au Collège Notre-Dame, dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. C’est là qu’on a travaillé ensemble pour la première fois. À 16 ans, on a créé un journal étudiant, un bimensuel qui s’appelait Le cri du miroir. OK, OK, ce nom était bizarre. C’était le résultat d’un compromis : un collaborateur voulait que le journal s’appelle Le miroir ; et moi, je voulais qu’il s’appelle Le cri. J’étais l’éditeur du journal et Philippe occupait le poste de directeur artistique.

En 1993, donc, Philippe et moi nous donnons rendez-vous dans un greasy spoon du boulevard Saint-Laurent, question de faire le point sur notre situation. Au cours des semaines précédentes, quand on avait approché les agences, on avait été surpris de leur manque d’originalité. À nos yeux, elles offraient toutes, sans exception, un environnement uniforme et ennuyeux, peu propice à la créativité. C’était clair : elles n’étaient plus, comme dans les années 60 et 70, des moteurs de changement. Au contraire. Le comportement des consommateurs évoluait et finissait par influer sur celui des entreprises. Et une fois que le comportement des entreprises avait changé, les agences de publicité suivaient. Bref, à cette époque, les agences étaient littéralement à la traîne.

On trouvait que l’industrie était cloisonnée. Chaque secteur, que ce soit le marketing, le branding, la publicité ou les médias interactifs, par exemple, était développé de façon isolée, par spécialité. C’était une façon de faire qu’on ne comprenait pas ; je dois avouer que je ne la comprends toujours pas. Qui peut me donner une seule preuve récente de l’efficacité du travail en silo ? Depuis longtemps, je considère que ces spécialités font partie d’un seul et même tout : l’idéation.

On dit souvent : « If you can’t beat them, join them. » Dans ce contexte particulier, je me rappelle avoir balancé à Phil, dans un anglais approximatif, quelque chose qui ressemblait à : « If we can’t join them, we will beat them!» Cela dit, entre le fantasme de lancer une entreprise qui favoriserait une plus grande créativité et son démarrage, il y avait un monde. C’était vraiment plus facile à dire qu’à faire. En plus, comme vous vous en doutez sûrement, on était loin d’être riches. Notre premier défi a consisté à trouver l’argent nécessaire.

Le début d’une belle aventure

Grâce au plan Paillé, un programme gouvernemental d’aide financière destiné aux jeunes entrepreneurs, on a pu mettre la main sur deux prêts de 6 000 dollars. C’était tout ce qu’il nous fallait pour commencer. C’est ainsi que nous avons lancé Diesel, qui a été rebaptisée Sid Lee en 2006 pour éliminer la confusion qui régnait entre le nom de notre entreprise et la marque de vêtements bien connue. En quelques années, notre agence est passée de quelques contrats provenant des deux pigistes que nous étions à une entreprise de plus de 250 employés répartis dans trois bureaux qui a signé des contrats avec beaucoup de grosses pointures, notamment Adidas, le Cirque du Soleil, Gaz Métro, Loto-Québec, la STM, la SAQ et Vidéotron.

Sid Lee est donc née d’un désir d’ébranler les façons de faire en publicité afin de favoriser la communication qui unit une entreprise à ses clients. Pour ce faire, on a toujours remis en question le statu quo, car, à notre avis, le statu quo mène assurément à un cul-de-sac. Pourquoi? Tout simplement parce que les consommateurs changent rapidement et constamment, et que ce sont eux qui dictent l’évolution des marchés. La seule façon de ne pas manquer le bateau, c’est de sortir des sentiers battus, de trouver tous les moyens possibles pour faire ce que les autres ne font pas. On n’a qu’à regarder ce qui se passait il y a quelques années : en 15 ans, la manière de «consommer» les médias s’est complètement transformée. Les gens ont adopté de nou¬velles technologies, de nouveaux comportements. À eux seuls, les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ont littéralement chamboulé les façons de faire. En ce sens, une entreprise ne peut se permettre de stagner : elle doit sans cesse se remettre en question, redéfinir ses stratégies, se réinventer. Autrement dit, elle doit prendre des risques. Et nous, dans le processus même de la créativité, nous prenons des risques. Constamment.

Avancer hors des sentiers battus

Depuis toujours, la créativité est perçue comme une démarche individuelle. Les gens associent des grands noms à des réalisations particulières. C’est ce qu’on fait dans les domaines de l’art et de l’architecture, mais aussi en publicité. Par exemple, dans une agence traditionnelle, on favorise en général le travail en duo ; un rédacteur et un directeur artistique élaborent ensemble les stratégies publicitaires. Chez nous, c’est tout le contraire : on forme des équipes multidisciplinaires généralement composées de six personnes, parmi lesquelles se trouvent des architectes, des rédacteurs, des designers, des réalisateurs. Quand on développe un projet, on fait littéralement un casting pour choisir les membres de l’équipe. Notre croyance, c’est que la créativité, particulièrement dans le domaine des affaires, exige une telle profondeur et se révèle d’une telle complexité qu’on n’a pas le choix : on doit travailler en équipe.

À titre d’exemple, quand Vidéotron nous confie un mandat, trois personnes suivent toutes les étapes du projet : un directeur de création, un directeur de stratégie, qui réfléchit au comportement des consommateurs face à une marque, et un directeur-conseil, qui assure le lien avec l’entreprise. Ce triumvirat assure la continuité dans le temps, mais aussi la coordination entre les différentes facettes des stratégies visant à valoriser la marque. Mais ces trois personnes ne travaillent pas seules : lorsqu’on élabore une campagne publicitaire, un directeur artistique, un rédacteur et un réalisateur se greffent au noyau central. Et lorsque Vidéotron ouvre un nouveau magasin, c’est plutôt un architecte, un designer graphique et un responsable du volet multimédia qui se joignent à l’équipe de base.

Le client, c’est-à-dire l’entreprise, est présent tout au long de la réalisation du projet. Ailleurs, très souvent, les entreprises passent leur commande et les agences se penchent sur l’idée en vase clos. On ne croit pas à cette approche. Pour Sid Lee, l’entreprise et l’agence ont tout à gagner à collaborer. L’entreprise évite ainsi les présentations-surprises qui ne répondent pas à ses attentes et qui nous obligeraient à refaire tout le travail. Cette collaboration nous permet de mieux connaître son univers et d’établir un vrai lien de confiance. En 2006, quand on a redéfini la plateforme commerciale de la Société des alcools du Québec, on a fait une douzaine de rencontres de brainstorming, et des représentants de la SAQ étaient chaque fois présents. Leurs idées comptaient plus que les nôtres : nous étions un peu comme la sage-femme qui facilite l’accouchement.

Une approche à contre-courant

La multidisciplinarité m’obsède complètement, parce que je suis convaincu que c’est en mélangeant les talents que l’originalité fait surface. Évidemment, les talents doivent être diversifiés et provenir de tous les horizons, et il faut les faire travailler ensemble. Plus des personnes venues de sphères différentes peuvent échanger, plus cela alimente la créativité. C’est pour cette raison que Sid Lee ne cherche pas à embaucher des gens qui ont des formations particulières. Nous voulons du monde qui vient de tous les horizons. Bien sûr, le portfolio est important, mais en général, nous allons recruter quelqu’un pour sa personnalité, pour le feeling qu’il nous inspire.

Pour faire un parallèle avec le sport, je dirais que le meilleur joueur de golf du monde n’aurait pas sa place chez nous, parce que Sid Lee n’est pas un terrain de jeu pour les sports individuels. On fait plus dans le sport d’équipe. Selon nous, tout est une question de dynamique de groupe ; on ne croit pas qu’une idée appartient à un individu, mais plutôt à un groupe d’individus.

Évidemment, la créativité n’est pas un concept qui s’autosuffit. On doit l’alimenter. Lui offrir un environnement favorable. Nous avons toujours soutenu les projets artistiques de nos employés et de nos collaborateurs afin qu’ils puissent explorer de nouvelles avenues. C’est pour cette raison qu’en 2006 on a fondé Sid Lee Collective, un incubateur de talents dont le but principal est de stimuler l’énergie créatrice du groupe, tous secteurs confondus. On veut permettre aux créateurs de l’agence de produire leurs propres projets et de les développer. C’est aussi une occasion d’attirer des créateurs de l’extérieur.

Moi, ma passion, c’est la photographie. Même si je manque de temps, je m’organise pour faire de la photo le plus souvent possible. Et j’expose. C’est pour moi un moyen d’explorer de nouvelles pistes sur le plan artistique, d’approfondir ma compréhension de la créativité. Je m’oblige à sortir de ma zone de confort. En effet, monter un studio photo dans un coin perdu de la Californie me change un peu de parler finance dans mon bureau. Les autres associés font de même. Il y a deux ans, Philippe a travaillé à l’idéation et au scénario du Moulin à images de Robert Lepage. On n’attend pas de rendement de l’investissement direct. Ce n’est pas le but. On prend le très beau risque d’un rendement de l’investissement… indirect.

D’ailleurs, dans le cas précis de Sid Lee Collective, il est évident que l’objectif poursuivi n’est pas de nature commerciale. On veut plutôt explorer de nouveaux modes d’expression et mettre sur pied des expositions d’œuvres d’art ou de photos, publier des livres, collaborer avec des musiciens. Un tel laboratoire présente de nombreux avantages. Tout d’abord, on se familiarise avec diverses facettes de la créativité et on côtoie des personnalités qu’on ne croiserait peut-être pas autrement. Parfois, la démarche artistique aboutit à une réalisation qui dépasse largement la démarche créative personnelle. Un exemple? Récemment, on avait besoin de nouveau mobilier. Une de nos employés a planché sur le design des meubles. Le résultat nous a permis de mettre un pied dans le design industriel, un secteur qu’on n’avait jamais exploité.

Cette façon de faire, on ne l’a pas mise en œuvre par ambition ou pour le simple plaisir de faire les choses différemment. Non. On l’a créée parce que ça nous semble le meilleur, voire le seul et unique moyen de suivre l’évolution du marché. Tout particulièrement dans le secteur d’activité dans lequel nous travaillons. Bref, si nous ne nous arrangeons pas pour être en avance sur les tendances, nous deviendrons une agence dépassée. C’est aussi simple que ça.

PROPOS RECUEILLIS PAR ULYSSE BERGERON

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