Éloge de l'hybride

Publié le 18/03/2010 à 12:13, mis à jour le 07/10/2013 à 14:40

Éloge de l'hybride

Publié le 18/03/2010 à 12:13, mis à jour le 07/10/2013 à 14:40

Par Premium

Au printemps 2010, New United Motor Manufacturing Inc. (Nummi), la coentreprise créée par Toyota Motor et General Motors (GM), cessera ses activités. L’occasion est bonne de revenir sur cette expérience exceptionnelle de changement de culture d’entreprise, changement qui a consisté à apporter une vision japonaise à une société américaine.

Comme j’ai participé au lancement de Nummi et que j’ai été témoin d’une véritable réinvention de culture d’entreprise, on me demande souvent : « Comment avez-vous réussi à changer la culture de travail aussi radicalement, aussi rapidement ? »

###

Je pourrais répondre à cette question par une formule convenue : « Nous avons mis en place les systèmes de production et de gestion de Toyota. » Mais il serait plus utile de décrire précisément ce que nous avons fait pour transformer ce qui était un désastre sur le plan fonctionnel — l’usine de GM à Fremont, en Californie — en une usine de fabrication modèle, et ce, il faut le dire, en employant les mêmes travailleurs qu’auparavant.

Une réputation effroyable

À la fin de 1983, Toyota m’a engagé pour travailler sur sa coentreprise avec GM. On m’a intégré à un groupe nouvellement formé au siège social de Toyota, situé à Toyota City, au Japon. J’avais pour mandat d’élaborer et de mettre en place des programmes de formation qui favoriseraient l’expansion transocéanique de la société. Il faut rappeler que cette aventure en était à ses tout débuts. Le nom de la coentreprise n’était pas déterminé, aucune entente avec le syndicat des travailleurs américains n’avait été conclue. À l’époque, Nummi ne comptait ni ouvriers ni gestionnaires, n’avait connu aucun succès et ne bénéficiait d’aucune renommée. Elle n’était rien d’autre qu’un rêve. Mais pourquoi avoir lancé cette coentreprise ? Parce que GM désirait savoir comment produire une petite auto de façon rentable. Le constructeur américain voulait également ranimer une usine qui tournait au ralenti et une main-d’œuvre qui était tout aussi improductive. Il avait entendu parler du système de production de Toyota et souhaitait en faire l’expérience.

 Pour GM, Nummi constituait une occasion d’apprendre. De son côté, Toyota se devait de commencer à produire des véhicules aux États-Unis. À cet égard, l’entreprise avait déjà été devancée par ses concurrents, Honda et Nissan, qui construisaient des automobiles, l’un en Ohio et l’autre au Tennessee. Toyota aurait pu choisir de faire cavalier seul en Amérique du Nord, ce qui aurait été plus rapide et plus simple. Mais son but était d’apprendre — et d’apprendre rapidement. Pouvoir compter sur une usine toute prête à l’accueillir (Fremont) et sur un associé qui l’aiderait à s’orienter en terrain inconnu, n’était-ce pas pour Toyota la meilleure façon de mettre en œuvre son projet d’expansion ? À l’époque, les travailleurs de la vieille usine GM de Fremont avaient une réputation épouvantable. Ils étaient considérés par certains comme les pires employés de GM : ils déclenchaient souvent des grèves (parfois sauvages), formulaient grief sur grief et sabotaient même la qualité de la production.

Dans les faits, il s’est avéré que le militantisme de la main-d’œuvre ne constituait pas un obstacle majeur ; certes, de nombreux problèmes ont surgi, mais ils ont fini par être surmontés. Non seulement le syndicat et les travailleurs ont-ils accepté la méthode de Toyota, mais ils s’y sont ralliés avec beaucoup d’enthousiasme. À preuve : le taux d’absentéisme, qui dépassait régulièrement les 20 %, a immédiatement chuté, se stabilisant à 2 %. Aussi, en matière de qualité, l’usine de Fremont avait été la pire de GM ; un an plus tard, elle était devenue la meilleure. Et ce, en ayant gardé les mêmes travailleurs, y compris les anciens fauteurs de troubles. La seule chose qui avait changé était le système de production et de gestion et — mystérieusement — la culture d’entreprise.

Agir autrement pour penser autrement

En Occident, on tente souvent d’amorcer un changement organisationnel en encourageant le personnel à « penser de la bonne façon ». On estime que cela provoquera un changement de valeurs et d’attitudes, en conséquence de quoi les employés se mettront spontanément à « faire les bonnes choses ». Or, mon expérience chez Nummi m’a permis de faire un constat important : on ne change pas une culture d’entreprise en modifiant la façon de penser des gens, mais en changeant en premier lieu leur façon de se comporter, c’est-à-dire ce qu’ils font. Ceux qui tentent de modifier la culture de leur organisation doivent définir les choses qu’ils veulent faire, ainsi que les comportements qu’ils veulent adopter et ceux qu’ils souhaitent que les autres adoptent. À cet égard, ils doivent dispenser les formations appropriées, puis faire le nécessaire pour renforcer les comportements désirés.

 La culture se transformera en conséquence. Le célèbre système andon de Toyota, qui permet d’interrompre la chaîne de production à tout moment, fournit le meilleur exemple de la façon dont on a modifié la culture organisationnelle de l’usine de Fremont. Tous les employés de GM et de Nummi qui ont suivi une formation au Japon ont étudié et expérimenté ce système (ou l’une de ses variantes). Durant la conception du processus de production de la coentreprise, il a fallu notamment décider si le système andon allait être implanté ou pas. Pour Toyota, cela allait de soi : ce système incarne l’engagement de Toyota à donner aux employés les moyens de faire de la qualité une composante essentielle de leur travail. Un des principes de base chez Toyota est le respect des autres, c’est-à-dire la conviction que tous les employés ont le droit de réussir leur travail chaque fois qu’ils le font.

 Et une partie de ce travail consiste à discerner des problèmes et à apporter des améliorations. Pour les gestionnaires de Toyota, si on veut que les gens réussissent, parlent des problèmes auxquels ils se heurtent et apportent des améliorations, on a l’obligation de leur fournir les moyens de le faire. Cela étant, certains collègues de GM ont émis des réserves quant à l’instauration du système andon. « Vous avez l’intention de donner aux ouvriers le droit d’interrompre la chaîne de production ? » ont-ils demandé, interloqués.

La réponse de Toyota a été la suivante : « Non, nous avons l’intention de leur donner le mandat de l’arrêter chaque fois qu’ils s’aperçoivent d’un problème. » Cette façon de faire équivaut à une promesse faite par la direction aux employés : « Chaque fois que vous avez du mal à finir la tâche dont vous êtes responsable, votre chef d’équipe viendra vous aider, et ce, durant votre cycle de travail. » C’est toute une promesse à faire à un effectif de quelque 2 000 personnes dont le cycle de travail prend à peu près une minute ! Mais Toyota a appris que c’est le prix à payer pour soutenir la qualité de sa production et pour motiver son personnel à résoudre des problèmes et à apporter des améliorations.

Savoir arrêter la chaîne de production : un changement radical

C’est ce qui a changé la culture organisationnelle de Nummi : on a donné au personnel l’occasion d’intégrer la qualité à la production, ce qui constituait aussi un défi. Les employés l’ont relevé avec un enthousiasme extraordinaire : ils tenaient à montrer qu’ils pouvaient produire de la qualité aussi bien que n’importe quelle main-d’œuvre dans le monde. Qualité, soutien, responsabilité : ces valeurs ont été intégrées à la conception de chaque poste. Quel contraste entre cette situation et celle dont j’ai été témoin la première fois que j’ai observé une chaîne de montage d’un des trois grands groupes automobiles américains !

En 1995, au cours d’une visite à une usine de montage de Detroit, j’ai vu un ouvrier faire une grave erreur. Un processus automatisé avait été interrompu pour la journée, de sorte que ce dernier devait se débrouiller comme il le pouvait pour contourner cette difficulté ; par mégarde, il a attaché une mauvaise pièce à une voiture. Il s’est rapidement aperçu de son erreur, mais l’auto s’était déjà déplacée sur la chaîne, laissant derrière elle l’employé et son poste de travail. C’est alors que j’ai remarqué quelque chose d’incroyable : l’ouvrier ne pouvait rien faire pour régler le problème ! On était bien loin du processus privilégié chez Toyota, grâce auquel :

1. Il est difficile de faire une erreur au départ

2. Il est facile de remarquer une erreur

3. Il est facile d’aviser un superviseur de l’erreur

4. Le superviseur est en mesure de réagir rapidement.

Dans le cas du travailleur de Detroit, aucune solution n’était accessible pour corriger l’erreur. Il n’y avait aucune alarme à sonner et aucun chef d’équipe à proximité que l’ouvrier aurait pu appeler. Certes, un bouton rouge était placé à quelque 30 pas de son poste. Il aurait pu se rendre jusque-là et appuyer sur ce bouton, ce qui aurait immédiatement provoqué l’interruption de toute la chaîne de montage. Un superviseur serait alors venu lui offrir de l’« aide », mais il est peu probable que le travailleur aurait apprécié le genre d’« aide » prodiguée… Résultat : il n’a rien fait. Jusqu’à maintenant, personne ne sait ce qui est arrivé ce jour-là à cette usine, sauf l’ouvrier et moi. Le contraste avec le processus de Toyota est on ne peut plus saisissant. La méthode andon n’est qu’une des illustrations possibles de la transformation de la pensée par l’action, mais il s’agit d’un exemple probant pour deux raisons :

1. Ce système repose sur la façon dont les gens font leur travail. Chaque jour, à chaque instant, des tâches affluent vers chacun d’entre nous. Mais sommes-nous bien équipés pour y réagir adéquatement ? Le système andon ne se résume pas à un ensemble de manuels et de principes, ou encore à une série de formations : c’est la façon même de faire le travail.

2. Sur le plan pratique, le système andon est centré sur le concept de problèmes. Quelle est notre attitude à leur égard ? Comment les envisageons-nous ? Que faisons-nous quand nous en voyons ? Que faisons-nous quand quelqu’un d’autre perçoit et soulève un problème ? La méthode andon consiste à intégrer de la qualité à la production en mettant au jour les problèmes.

La valeur inestimable des problèmes

Chaque personne de Nummi exerçant des fonctions de direction et d’encadrement, y compris les chefs d’équipes d’employés à temps partiel, s’est déplacée jusqu’à Toyota City afin de suivre au moins deux semaines de formation à l’usine de Takaoka. Cette formation comportait de longues heures de cours et, ce qui est bien plus important, elle comprenait aussi des stages en milieu de travail. Durant ces stages, les gestionnaires travaillaient aux côtés de leurs homologues japonais afin d’apprendre en quoi consisteraient leurs nouvelles tâches en Californie. À la fin de chaque séance de formation, nous demandions aux stagiaires ce qui leur semblait le plus important à retenir de leur expérience chez Toyota. Leur réponse était invariablement la même : « La capacité de résoudre des problèmes sans montrer quelqu’un du doigt, sans chercher de responsables.

Ici, il est question des “cinq pourquoi” [ce qui signifie simplement demander “pourquoi ?” jusqu’à ce qu’on découvre la cause première de n’importe quel problème]. Chez nous, nous sommes habitués aux “cinq qui”. » Autrement dit, à l’usine de Takaoka, on attirait l’attention sur un problème afin de pouvoir le résoudre, ou sur un comportement afin de le changer, mais pas sur un employé qui aurait été fautif. Cela ne revient pas à dire que les formateurs de Takaoka ne s’attaquaient pas aux problèmes : ils le faisaient immédiatement. Si des difficultés se reproduisaient ou si les mêmes employés répétaient les mêmes erreurs, les personnes concernées se faisaient rappeler à l’ordre. En fait, à Takaoka, on envisageait les ennuis d’une façon complètement différente.

Les Américains aiment répondre « Pas de problème! » quand on leur demande si tout va bien. Ainsi, quand les formateurs de Takaoka s’enquéraient auprès du personnel américain de Nummi de la façon de gérer diverses difficultés, ils entendaient fuser de toutes parts dans l’usine : « Pas de problème ! » Les Japonais rétorquaient à leur tour : « Pas de problème, c’est un problème. » Il y a toujours des ennuis ou des questions qui exigent une quelconque mesure correctrice ou amélioratrice. Le fait de les percevoir est au cœur même du travail du gestionnaire.

À la une

Compétitivité: Biden pourrait aider nos entreprises

26/04/2024 | François Normand

ANALYSE. S'il est réélu, Biden veut porter le taux d'impôt des sociétés de 21 à 28%, alors qu'il est de 15% au Canada.

Et si les Américains changeaient d’avis?

26/04/2024 | John Plassard

EXPERT INVITÉ. Environ 4 électeurs sur 10 âgés de 18 à 34 ans déclarent qu’ils pourraient changer leur vote.

L’inflation rebondit en mars aux États-Unis

Mis à jour le 26/04/2024 | AFP

L’inflation est repartie à la hausse en mars aux États-Unis, à 2,7% sur un an contre 2,5% en février.