Combien vaut un PDG?

Publié le 25/11/2013 à 06:01, mis à jour le 16/11/2016 à 10:25

Combien vaut un PDG?

Publié le 25/11/2013 à 06:01, mis à jour le 16/11/2016 à 10:25

BLOGUE. Cette question prend un nouveau relief depuis que la SEC (la commission des valeurs mobilières américaine) a soumis à la consultation son projet d’exiger que les entreprises cotées en Bourse divulguent le ratio de la rémunération de leur premier dirigeant à la rémunération médiane dans l’entreprise.

Cette initiative ne fait que donner substance à une disposition de la loi Dodd-Frank à cet effet, disposition contestée et vigoureusement combattue depuis la promulgation de la loi en juillet 2010.

Le fait est indéniable et notoire; la rémunération des PDG par rapport à la rémunération moyenne (ou médiane) des employés a fait un bond prodigieux au cours des trente dernières années. De 1950 à 1985, le PDG gagne en moyenne entre 25 et 35 fois ce que gagnent en moyenne les employés de l’entreprise. En 1998, soit il y a moins de 15 ans, le PDG des 60 plus grandes entreprises canadiennes cotées en bourse gagnait en moyenne 60 fois le salaire médian des employés; mais en 2010, ce ratio atteignait 150 fois (et 194 fois pour les PDG des sociétés du S&P 500).

Supposant que cette mesure devienne règle aux États-Unis, il se pourrait bien que l’on souhaite imposer cette même règle au Canada. Serait-ce souhaitable?

Ma réponse est NON, pour un ensemble de raisons:

1. L'intention est bonne mais la mise en pratique de cette mesure est complexe, l’information est fragile et exige une explication pointilleuse; la rémunération globale du PDG inclut en grande partie des incitatifs qui sont associés à la performance future de la société. Ces incitatifs ne sont pas généralement accordés chaque année. Alors, l’année de leur attribution, la valeur de ces incitatifs est estimée grossièrement à l’aide de formules mathématiques (comme le Black-Scholes options model). Or, de prendre en compte cette rémunération variable dont la valeur ultime pourrait être zéro (ou bien plusieurs fois la valeur estimée mathématiquement) fausse l’interprétation du ratio qui en résulte. De plus, si cette attribution n’est pas annuelle, les années sans attribution verront le ratio PDG/employé médian diminuer grandement.

De même, la rémunération du PDG peut comporter des ajustements importants, une année donnée, pour tenir compte des changements actuariels aux régimes de retraite; de tels changements ne constituent pas à proprement parlé une forme de rémunération.

En conséquence de ces aspects de la rémunération des dirigeants, une entreprise pourra montrer un des « pires » ratios une année pour se classer parmi les « meilleures» l’année suivante.

2. L’adoption d’une telle mesure de divulgation obligée pourrait inciter des entreprises à adopter des mesures pour contourner l'effet souhaité; par exemple, sous-traiter (chez Manpower ou l'équivalent) toutes les fonctions cléricales pour augmenter le salaire médian des employés de l'entreprise; ou encore, s'assurer de sous-traiter à des entreprises distinctes (plutôt que de les conserver au sein de l'entreprise) tout le personnel œuvrant dans des pays aux très bas salaires lorsqu'il y a lieu; de telles mesures dilatoires ne sont pas souhaitables.

3. Depuis 1998, les entreprises doivent divulguer les rémunérations de leur cinq cadres les mieux payés; cette règle voulait aussi enrayer la montée des rémunérations en créant, pensait-on, une certaine gêne chez les cadres "trop payés" Or, l'effet fut contraire; cette information a plutôt servi comme base de comparaison pour revendiquer de plus hautes rémunérations.

4. En fait, on connaît (aux États-Unis du moins) cette information depuis un bon moment; la revue Fortune publie ce ratio pour ses 100 plus grandes entreprises et Bloomberg le compile pour les entreprises du S&P 500. Dans ce dernier recensement, huit entreprises en 2012 montrent un ratio supérieur 1000, parmi lesquelles on trouve Starbuck, Nike, Oracle, CBS; vingt sociétés, dont Wal-Mart, Coca-Cola, Target, e-bay, affichent un ratio entre 500 et 1000. Plusieurs entreprises ont contesté ces chiffres de Bloomberg, ce qui laisse présager de sérieux différents entre les entreprises et les agences de réglementation lorsque cette divulgation sera rendue obligatoire. Par contre, des sociétés comme Hewlett-Packard, 3M, Cisco Systems et GM affichent un ratio entre 20 et 34. À l’extrême fin de cette liste, apparaissent des sociétés dont le PDG détient un fort pourcentage des actions de l’entreprise et en conséquence reçoit une faible rémunération conventionnelle : Amazon.com, Berkshire Hathaway, Google.

Mais ce qui est significatif, c’est le fait que cette information connue et diffusée largement n’a mené à aucun resserrement évident des rémunérations. Pas plus que ne l’a fait d’ailleurs l’exigence de soumettre la rémunération des dirigeants à un vote consultatif des actionnaires.

5. Or, les limites de cette mesure de divulgation obligatoire étant démontrées, il n’en reste pas moins que la confiance, la réciprocité, la loyauté, le partage des objectifs et la fierté dans l’organisation s’éroderont lentement mais sûrement si les employés considèrent les rémunérations versées aux dirigeants comme inéquitables et non méritées. Sans la capacité unificatrice de ces valeurs, sans le surcroît de sens qu’elles apportent au travail dans une entreprise, une société commerciale devient rapidement un repaire de mercenaires, fragile et difficilement gérable.

Même si les entreprises ne retourneront pas à l’époque où le chef de la direction gagnait 25 fois le salaire moyen de ses employés, le conseil d’administration devrait être sensible au contexte social, culturel et industriel dans lequel évolue l’entreprise.

Les sociétés diffèrent dans leur acceptation et leur tolérance face aux inégalités de revenus. Les secteurs industriels diffèrent dans leur perception de ce qui constitue un rapport raisonnable entre le revenu médian des employés et ce que touchent les hauts dirigeants comme rémunération.

Les conseils d’administration des sociétés cotées en bourse devraient donc établir le rapport souhaitable et maximal entre la rémunération des dirigeants et le revenu médian des salariés de l’entreprise.

C’est là une responsabilité cruciale des conseils d’administration. Mais la décision des conseils sur cette question ne devrait pas être rendue publique, puisque cette sorte d’information exige d’être interprétée en tenant compte de beaucoup de facteurs contextuels.

Sans ce contexte, un tel ratio rendu public ne servira qu’à alimenter des reportages sensationnalistes. Toutefois, les sociétés ouvertes devraient avoir à déclarer dans un document d’information officiel que leur conseil d’administration, après considération de tous les facteurs pertinents, a adopté des politiques de rémunération qui établissent un plafond pour le rapport entre la rémunération des dirigeants et celle des employés de la société.

Dans un document publié au printemps 2012, l’IGOPP adoptait cette position de principe dans le cadre d’un ensemble de propositions sur la rémunération des dirigeants. Il serait probablement sage pour les entreprises d’ici d’adopter la position de l’IGOPP avant que nos commissions des valeurs mobilières, certains fonds institutionnels ou, pire encore, les conseillers en gestion de procuration (ISS, Glass Lewis) ne s’avisent d’importer au Canada cette mesure de divulgation obligatoire des ratios de rémunération PDG/employé médian.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.

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 Yvan Allaire est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance (IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. Il est membre de la Société royale du Canada et président du Global Agenda Council on the Role of Business du World Economic Forum. Professeur de stratégie pendant plus de 25 ans, il est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées, dont les plus récents coécrit avec le professeur Mihaela Firsirotu : La vertu du juste Milieu (IGOPP, 2013), Capitalism of Owners (IGOPP, 2012), Plaidoyer pour un nouveau capitalisme (IGOPP, 2010), Black Markets and Business Blues (FI Press, 2009), à propos de la crise financière et de la réforme du capitalisme.

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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