Le mot en «D»


Édition du 10 Avril 2024

Le mot en «D»


Édition du 10 Avril 2024

(Photo: 123RF)

C’est un tabou dans le milieu des affaires. Le prononcer équivaut presque à dire un gros mot: décroissance. Un concept aussi honni par certains que son antonyme est adulé. Et pourtant. Un peu partout, la croissance, socle sur lequel repose tout notre modèle économique, est remise en question.

Le précepte qui la sous-tend est le suivant: la croissance crée une richesse qui cascade ensuite au plus grand nombre. Ce vœu pieux ne s’est pas réalisé, au contraire. Dans Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty fait même une démonstration implacable que les mécanismes sous-jacents de notre monde moderne ne font qu’exacerber la concentration de la richesse au profit d’une poignée d’ultraprivilégiés.

Certes, la croissance économique a considérablement amélioré les conditions de vie de nombreuses nations dans le monde. Seulement, cette corrélation diminue, voire disparaît, à partir du seuil d’un PIB par habitant de 20 000$, comme le révèle une récente étude de l’Alliance des économies du bien-être (WEAII). Aux États-Unis, la croissance suit désormais une logique de redistribution uniquement ascendante, creusant davantage les inégalités. Plus frappant encore, l’espérance de vie a même commencé à baisser! Bref, la richesse matérielle ne vient plus combler la pauvreté sociale qu’elle crée. Le pacte est rompu.

En plus de ces tensions sociales, la croissance à tout prix cause une pression insoutenable sur l’environnement.

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En soi, c’est loin d’être une nouvelle, puisque le Club de Rome posait déjà, il y a 50 ans, le constat qu’on ne peut pas croître à l’infini dans un monde aux ressources finies. Son appel pressant de repenser le modèle a été ignoré ; les décennies sont passées et nous avons continué à consommer de manière effrénée. Nous pensions que nous avions le temps. Que nous ne verrions rien de notre vivant. Ou en tout cas pas ici. Qu’au Québec, nous ne serions pas inquiétés.

En seulement une petite année, la succession d’événements météorologiques extrêmes a fini de réveiller ceux qui se berçaient encore d’illusions. Le bouleversement arrive maintenant. Et il sera de plus en plus violent.

C’est dans ce contexte social et environnemental que la décroissance, longtemps perçue comme une idée marginale, rencontre un certain écho. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le nombre de conférences organisées sur le sujet ou de constater les succès retentissants des ouvrages Le Monde sans fin, de Jean-Marc Jancovici, et de Ralentir ou périr, de Timothée Parrique.

Comme journal économique, Les Affaires se devait donc d’ouvrir ce débat fondamental en proposant une réflexion sur ce sujet complexe et souvent mal compris.

Tout d’abord, la décroissance n’est pas à confondre avec la récession. C’est plutôt une réorientation de l’économie vers des objectifs plus durables, équitables et résilients, avec des indicateurs clés axés sur le bien-être de la population. On mise ici sur la qualité de vie plutôt que sur la quantité de biens matériels, sur la solidarité plutôt que sur la compétition et sur la préservation de la planète plutôt que sur son exploitation.

Utopiste? C’est vrai que ça semble trop beau pour être vrai. Travailler moins pour consommer moins, davantage de convivialité et moins de compétitivité, c’est engageant. Le problème principal, c’est de savoir comment s’y rendre. C’est une chose de se défaire d’un modèle essoufflé. C’en est une autre d’en faire émerger un qui est viable. D’ailleurs, même les chantres de la décroissance ne sont pas toujours en mesure de répondre à cette question fondamentale: «Oui, mais comment?»

Pour explorer des réponses, il faudrait un sacré courage politique. Actuellement, nos gouvernements préfèrent enchaîner les COP. Pendant que la planète est en feu, on brûle du carburant pour se rendre dans l’une des plus grandes puissances pétrolières pour discuter climat. Et puis, nos économies sont interconnectées. Elles sont aussi en compétition. Le modèle fonctionne seulement si tout le monde embarque. Or, l’évolution géopolitique mondiale, avec ses crispations extrémistes et ses dirigeants aux tentations expansionnistes, ne laisse pas à penser que les limites planétaires soient la première des priorités. Tout cela nourrit le défaitisme ambiant…

Pourtant, avons-nous le choix? Pouvons-nous réellement continuer ainsi indéfiniment alors que nous sommes déjà au bord d’un précipice social et environnemental? Nous savons que non.

C’est «une révolution de la durabilité» sans précédent qui nous attend et qu’il faudra mener. Nous n’avons pas l’itinéraire précis, mais une idée de la manière de se rendre à destination. Renoncer à la croissance comme une fin en soi. Réduire notre consommation matérielle. Développer une économie locale et solidaire. Revaloriser le bien-être humain. Investir massivement dans la mobilité et l’agriculture durables. Une valorisation plus importante des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans le secteur financier.

Sur le chemin, nous aurons besoin des cerveaux les plus éclairés et des cœurs les plus courageux pour participer à la réflexion, afin de proposer une vision profondément différente de l’économie de demain.

Qu’on l’appelle postcroissance, sobriété économique ou carrément décroissance n’y change rien: il nous faut revoir, et vite, notre façon de générer de la richesse et de la redistribuer.

À propos de ce blogue

Marine Thomas est rédactrice en chef de Les Affaires. Elle travaille au sein de la rédaction depuis 2016 à titre de directrice de contenu, Journal et Bulletin privilège. Marine est animée par un désir d’offrir à nos lecteurs des contenus pertinents et de grande qualité, que ce soit sous formes papier ou numérique. Par ailleurs, elle agit au CA du Y des femmes de Montréal – YWCA Montreal depuis 2014. Elle est actuellement vice-présidente du CA. Auparavant, elle été rédactrice en chef à la Revue Gestion – HEC Montréal, rédactrice en chef d'Inspiro Média et rédactrice en chef adjointe de Premières en Affaires. Marine possède une maîtrise en Management de la culture et des médias (Spécialité presse et édition) de Sciences Po (Paris).

Marine Thomas

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