Au fond, c'est quoi, une monnaie?

Publié le 01/08/2016 à 08:28

Au fond, c'est quoi, une monnaie?

Publié le 01/08/2016 à 08:28

La monnaie peut même servir à frimer... Photo: DR

Poursuivons ensemble nos lectures estivales, cette fois-ci avec un ouvrage à la fois clair et pédagogique, qui a su attirer mon attention par cette simple déclaration de l'auteur : «L'économie est trop importante pour être laissée aux seuls experts». Ce livre s'intitule Un autre monde est possible (Flammarion, 2015) et est signé par Yanis Varoufakis. Oui, l'ex-ministre des Finances de la Grèce, sous le premier gouvernement d'Alexis Tsipras. Celui-là même qui avait su négocier ferme avec les ministres des Finances de l'Eurogroupe à propos de la dette grecque, au plus fort de la crise. Et qui, par la même occasion, était devenu célèbre par son allure atypique pour un ministre des Finances, avec son crâne rasé, ses chemises à fleurs et son blouson de cuir...

Dans ce livre, Yanis Varoufakis explique différents concepts économiques clés — la dette, le crédit, le prix, etc. — en s'appuyant notamment sur des films comme Matrix et Blade Runner. Ce faisant, il exprime tout l'amour qu'il porte à cette science, et à travers elle, à l'humanité. Car c'est bel et bien grâce à un développement harmonieux de l'ensemble de la société que l'individu sera en mesure de s'épanouir, d'après lui...

La preuve? Ce passage concernant la monnaie...

Découvrez les précédents billets d'Espressonomie

Et la page Facebook d'Espressonomie

«En 1941, Richard Radford, officier de l'armée britannique, a été arrêté par la Wehrmacht (l'armée de terre allemande) et envoyé dans un camp de prisonniers de guerre occidentaux. À la fin de la guerre, Radford a écrit un ouvrage dans lequel il décrit le phénomène économique très intéressant qu'il a observé dans le camp où il a séjourné jusqu'à la Libération.

«Dans ce camp, les prisonniers de nationalités différentes étaient assignés à des baraquements différents, entre lesquels ils étaient d'ordinaire libres de circuler. Comme pour tous les prisonniers de guerre officiels, la Croix-Rouge (depuis son siège social en Suisse) contrôlait leurs conditions de vie et leur faisait parvenir des colis à intervalles réguliers. Ces colis contenaient de la nourriture, des cigarettes, un peu de café et de thé, du chocolat quelquefois, etc.

«Les jours de réception des paquets de la Croix-Rouge étaient des jours de joie pour les prisonniers. Radford explique que, si les colis étaient tous identiques, il y avait parmi les prisonniers une grande diversité de goûts. Des Français débrouillards y ont vu tout de suite l'occasion d'instituer des échanges systématiques de denrées entre les prisonniers et de faire du profit, en tirant parti du fait que les Français préféraient le café tandis que les Anglais ne pouvaient pas vivre sans thé.

«Chaque fois que les colis arrivaient, les négociants français approchaient leurs compatriotes, leur empruntaient le thé que contenaient leurs colis en leur promettant une certaine quantité de café en échange. Puis, ils se rendaient au baraquement des Britanniques, échangeaient le thé contre du café qu'ils rapportaient ensuite à leurs compagnons français, comme ils le leur avaient promis.

«Pour quelle raison le faisaient-ils? Parce que cela leur permettait de garder pour eux une part de thé ou de café, disons 5%, au titre de "services rendus".

«Dans la langue des économistes, ce qu'ils faisaient porte le nom d'arbitrage — le fait d'acheter moins cher que le prix auquel on vend. Dans notre exemple, en fait, les Français obtenaient auprès des Anglais plus de café qu'ils n'en donnaient à leurs compatriotes en échange du thé emprunté. C'était comme s'ils achetaient le thé de leurs compatriotes environ 5% moins cher que le prix auquel ils le revendaient aux Britanniques. Ils dégageaient un profit (ou survaleur d'échange) de l'ordre de 5%. (...)

«Les transactions dans le camp n'ont pas tardé à s'étendre à toutes les denrées disponibles, et presque tous les prisonniers de guerre se sont mis à participer à ce marché multinational spontané, par lequel chacun s'efforçait d'obtenir le plus de confort possible dans les conditions défavorables du camp. (...)

«Par exemple, un Canadien offrait 100 g de café en échange de 10 barres de chocolat. Un Français, qui avait besoin de café mais n'avait pas de chocolat à lui donner en échange, pouvait lui dire: "Ton café m'intéresse, mais je n'ai pas de chocolat. En revanche, j'ai du thé. Et je connais un Écossais dans le baraquement C5 qui échange 15 g de thé contre une barre de chocolat. Donc, si je te donne 150 g de thé, tu me donnes tes 100 g de café?" C'est comme cela que les prisonniers s'arrangeaient au début. Mais les choses ont vite été simplifiées par la mise en place d'une unité monétaire.

«L'une des denrées que l'on s'arrachait dans le camp, c'était bien sûr... les cigarettes! D'un côté, les fumeurs étaient prêts à donner tout ce qu'ils avaient pour en avoir (en raison de leur addiction à la nicotine). De l'autre, les non-fumeurs, dont les colis en contenaient aussi, échangeaient leurs cigarettes (qui pour eux n'avaient aucune valeur d'usage) contre du chocolat ou tout autre produit. De sorte que les cigarettes, qui n'avaient de valeur d'usage que pour les fumeurs, ont acquis pour tous une même valeur d'échange.

«De là à faire des cigarettes l'unité d'échange dans tout le camp, il n'y avait qu'un pas. Pourquoi, par exemple, offrir 10 g de café contre une ration de chocolat, sachant que les acheteurs de café peuvent ne pas avoir de chocolat, mais posséder quelque chose de valeur équivalente, comme du thé, dont le vendeur de café n'aura sans doute pas besoin? Il était bien plus simple que le vendeur de café exprime son prix relatif, c'est-à-dire la valeur d'échange de son café, en une autre unité, une autre denrée, qui :

> N'est pas périssable (comme le pain);

> Est facile à transporter et ne prend pas beaucoup de place;

>Permet un système de numération claire, avec des opérations faciles;

> Possède une valeur d'échange stable dans tout le camp (en raison de sa relative rareté).

Quel est le produit qui, dans notre exemple, satisfait à tous ces critères? La cigarette, bien sûr. (...)

«Selon Radford, la cigarette est ainsi devenue un "bien spécial" qui présentait trois propriétés économiques :

1. Elle était source de nicotine (ce qui lui conférait une valeur subjective ou d'usage pour les fumeurs, malgré ses incidences négatives sur leur santé);

2. Elle fonctionnait comme un moyen de transaction et comme une mesure de comparaison facile entre les prix;

3. Elle constituait un moyen pour les prisonniers de cumuler de la richesse.

«Cette troisième et dernière propriété est ce qui permet de dire que, lorsqu'on fait d'un bien une unité monétaire, on induit un changement radical dans le caractère du système économique. (...) C'est que l'introduction de la monnaie dans une économie crée des opportunités nouvelles, mais aussi des risques. Parmi les opportunités, on citera la possibilité d'épargner. En plus, quand on acquiert la possibilité d'épargner, on acquiert en même temps la possibilité de prêter, de créer de la dette.

«Quant aux risques, imaginez un prisonnier de guerre qui a accumulé des cigarettes dans le but de faire un gros achat plus tard (exemple d'épargne), quand soudain la Croix-Rouge envoie des tonnes de cigarettes aux prisonniers, de sorte qu'elles perdent la valeur d'échange qu'elles avaient lorsqu'elles étaient rares : il se sera privé pour rien!

«Voilà pourquoi la création d'une monnaie facilite sans doute les transactions, mais nécessite que l'on soit sûr que la valeur d'échange de la monnaie se maintiendra. Ce n'est pas un hasard si le mot grec qui désigne la monnaie — nomisma — a à la fois la même racine que le verbe nomizo qui signifie "penser, croire" (c'est qu'un système monétaire s'effondre si les citoyens cessent de croire que la monnaie conservera sa valeur d'échange) et que le substantif nomos — loi — (car il a toujours fallu une intervention légale pour aider les citoyens à croire que la monnaie conserverait effectivement sa valeur d'échange).»

Voilà. Quel conteur que ce Yanis Varoufakis, tout de même! En quelques paragraphes, il nous décrit comment est née une nouvelle monnaie et, avec elle, tout ce que cela a pu apporter à l'écosystème économique représenté par un camp de prisonniers de guerre. Et par suite, à nous rendre plus intelligents en matière de science économique. Fabuleux, n'est-ce pas?

La semaine prochaine, je vous ferai découvrir le tout dernier ouvrage économique de cette série estivale : Pourquoi les riches ont gagné, de Jean-Louis Servan-Schreiber.

*****

Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire sur Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.