Actifs échoués: les hydrocarbures canadiens sont-ils à risque?

Publié le 12/10/2019 à 08:31

Actifs échoués: les hydrocarbures canadiens sont-ils à risque?

Publié le 12/10/2019 à 08:31

La production de pétrole en Alberta, à Fort McMurray. (source photo: Getty)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – De plus en plus d’investisseurs tournent le dos aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel), car leur utilisation provoque le réchauffement de la Terre, qui menace notre prospérité. Les investissements dans ce secteur risquent donc de devenir des actifs échoués. L’industrie canadienne est-elle à risque?

Au Japon, cet enjeu est particulièrement criant auprès des producteurs de charbon. On parle d’un potentiel d’actifs échoués (Stranded Assets, en anglais) évalués à 71 milliards de dollars américains, selon une étude du think tank financier Carbon Tracker, réalisée en collaboration avec l’Université de Tokyo et le Carbon Disclosure Project.

Un actif échoué est un actif qui perd de la valeur en raison de l’évolution des lois, de la protection de l’environnement ou du progrès technologique. Le secteur des télécommunications en est un bon exemple.

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À compter du milieu des années 1980, l’apparition des réseaux de téléphonie mobile a graduellement dévalorisé les investissements réalisés par les opérateurs dans les lignes fixes, sans parler de l’avoir des actionnaires.

On assiste à la même logique avec les énergies fossiles.

Elles courent le risque de devenir des actifs échoués, car la décarbonisation de l’économie -qui implique une réduction importante des émissions des gaz à effet de serre (GES)- est une tendance lourde qui est là pour durer.

Signe que des actifs énergétiques canadiens sont peut-être à risque, plusieurs investisseurs désinvestissent dans les sables bitumineux de l’Alberta.

À la mi-août, Koch Oil Sands Holdings, propriété des célèbres frères américains David et Charles Koch, a vendu ses droits sur des centaines de kilomètres carrés de sables bitumineux à Cavalier Energy, une filiale de la canadienne Paramount Resources.

Par contre, Koch Oil Sands Holdings n’a pas cédé tous ses droits, ce qui a entraîné une suspension de l’exploitation dans les sites concernés, selon Radio-Canada.

Plus récemment, le 7 octobre, KPL, le plus grand régime de retraite de la Norvège, a retiré quatre entreprises énergétiques canadiennes de sa liste d’investissement : Cenovus Energy, la Pétrolière Impériale, Husky Energy et Suncor Énergie.

De plus, KPL a annoncé qu’il n’investira plus dans les sociétés qui réalisent plus de 5% de leurs revenus de l’exploitation des sables bitumineux, rapporte La Presse canadienne.

Une bien mauvaise nouvelle pour une industrie qui a déjà perdu de son dynamisme.

Depuis cinq ans, la valeur de l’action de Cenovus Energy, de la Pétrolière Impériale et de Husky Energy est en déclin à la Bourse de Toronto, tandis que celle de Suncor Énergie a tendance à stagner.

Les actifs canadiens ne sont pas à risque, selon ACPP

Malgré tout, l’industrie canadienne ne craint pas que les sables bitumineux deviennent un jour des actifs échoués, explique à Les Affaires Tim McMillan, le président et chef de la direction de l’Association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP).

Il souligne que la demande mondiale de pétrole est à un sommet historique, et qu'elle augmentera encore d’ici 2040 si l’on se fie aux prévisions de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), et ce, en fonction du New Policies Scenario (NPS).

Grosso modo, ce scénario intègre les politiques énergétiques existantes, de même qu’une évaluation des résultats susceptibles de découler de la mise en œuvre des intentions politiques annoncées, comme l’Accord de Paris sur le climat de 2015.

Toutefois, l’AIE a un second scénario, le Sustainable Development Scenario (SDS), que l’on peut qualifier de très optimiste, mais réalisable s’il y a une réelle volonté politique de limiter le réchauffement de la Terre à moins de 2 degrés Celcius.

Ce scénario définit une approche intégrée pour atteindre les objectifs convenus au niveau international en matière de changement climatique, de qualité de l'air et d'accès universel à l'énergie moderne.

Or, dans ce scénario, la demande de pétrole chute de 46% entre 2017 et 2040.

Le cas échéant, les actifs dans les énergies fossiles au Canada pourraient devenir des actifs échoués en raison d’une décarbonisation accélérée de l’économie dans les deux prochaines décennies.

Un risque réel, selon deux banques centrales

Deux banques centrales ont déjà soulevé ce risque.

En 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, le Canadien Mark Carney, a été l’un des premiers financiers très influents dans le monde à évoquer cet enjeu lors d’un discours prononcé à Londres devant des compagnies d’assurance.

Le gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mark Carney. (source photo: Getty)

À l’époque, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada a déclaré que la lutte aux changements climatiques risque de marginaliser les énergies fossiles et de provoquer des pertes «potentielles énormes» pour les investisseurs exposés à ce secteur, selon le Financial Times.

Son discours a suscité une onde de choc planétaire dans les secteurs de la finance et des énergies fossiles.

Dans sa Revue du système financier – 2019, la Banque du Canada met aussi en garde les investisseurs contre ce risque, car la transition vers une économie sobre en carbone a débuté au Canada et ailleurs dans le monde.

Dans ce contexte, l’institution estime que les coûts seront très élevés dans les secteurs qui produisent beaucoup de GES, notamment l’industrie pétrolière et gazière.

«Si certaines réserves de combustibles fossiles demeurent inexploitées, les actifs de ce secteur pourraient se transformer en actifs échoués, perdant ainsi une bonne partie de leur valeur», écrit noir sur blanc la banque centrale.

Le pétrole et les autres énergies fossiles resteront encore longtemps dans nos vies.

Aussi, il y a aura toujours, sans doute, des occasions pour les investisseurs au Canada, même si la lutte aux changements climatiques s’accélère dans les prochaines années au pays et ailleurs dans le monde.

En revanche, investir dans cette industrie deviendra de plus en plus risqué pour les investisseurs à contre-courant de la transition écologique vers une utilisation grandissante d’énergies renouvelables comme l’éolien, le solaire ou les biocarburants.

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand