Pour en finir avec le mythe de l'investisseur victime


Édition du 06 Avril 2019

Pour en finir avec le mythe de l'investisseur victime


Édition du 06 Avril 2019

Par Diane Bérard

Romain Buquet, chercheur, ESCP Europe.

AGENT DE CHANGEMENT  Romain Buquet a contribué au lancement d'un fonds d'investissement en entrepreneuriat social lié au Groupe SOS. Depuis 2015, il est chercheur et se penche sur les idées reçues en entrepreneuriat.

Diane Bérard - Vous êtes spécialiste des perspectives critiques en entrepreneuriat. De quoi s'agit-il ?

Romain Buquet - Cette discipline remet en question les évidences de l'univers de la gestion. Le Québec compte son expert, le professeur Olivier Germain, de l'EGS UQAM.

D.B. - Quelle est votre perspective critique du «héropreneur» ?

R.B. - Ma recherche a débuté par un désir d'étudier les moteurs de l'engagement des entrepreneurs. Qu'est-ce qui pousse quelqu'un à quitter un bon emploi pour se lancer en affaires ? L'anthropologue Nathalie Luca et moi avons passé une semaine avec les créateurs de start-up de l'accélérateur parisien Numa. Ils nous ont parlé d'angoisse, de solitude, de montagnes russes émotionnelles et de la fragilisation des relations avec leurs proches. Nous en avons tiré un article coécrit avec Jean-Philippe Bouilloud ainsi que le documentaire Changer le monde, qui remettent en question le mythe de la rock star entrepreneuriale.

D.B. - Vos récents travaux portent sur l'aveuglement volontaire des investisseurs. Quelle est votre théorie ?

R.B. - Les investisseurs des start-up, surtout les chasseurs de licornes, s'attendent à ce que les entrepreneurs mentent. La frontière entre le mensonge et l'exercice de pitch est floue. Et ils ne s'attendent pas à ce que la start-up fasse un profit. Ils comptent sur sa surévaluation pour attirer de nouvelles campagnes de financement, multiplier leur mise et quitter en encaissant une importante plus-value. La succession des rondes de financement, et non la création d'un produit ou d'un service, crée la richesse pour les investisseurs au sommet de la pyramide. Pour les autres, ça dépend.

D.B. - Votre théorie est inspirée de la faillite retentissante de Theranos...

R.B. - Cette start-up américaine promettait de bouleverser le secteur des tests sanguins. Sa fondatrice, Elizabeth Holmes, est devenue la plus jeune milliardaire entrepreneure non héritière. Theranos a mené dix rondes de financement, pour un total de 1,4 milliard de dollars américains, sans produire quoi que ce soit.

D.B. - On pourrait conclure que les investisseurs sont victimes du storytelling extrême des aspirantes licornes...

R.B. - Comment des investisseurs aguerris, comme ceux de Theranos, peuvent-ils avoir été bernés ainsi ? Cette start-up est passée à travers dix vérifications diligentes, une par ronde de financement, et personne n'aurait remarqué qu'elle ne produirait jamais rien ? Les investisseurs savaient.

D.B. - Comment les investisseurs de Theranos pensaient-ils ?

R.B. - Nous sommes dans un modèle d'investissement inversé. Ce type d'investisseur ne cherche pas l'entreprise qui générera une marge opérationnelle supérieure à celle de ses concurrents. Il cherche celle qui possède le plus grand talent pour surjouer son histoire.

D.B. - Qu'est-ce que le mensonge de légitimité ?

R.B. - C'est la première exagération de l'entrepreneur pour obtenir des fonds. Dans certains cas, cet argent permet de développer un produit ou un service. Ce sera donc le seul mensonge de l'entrepreneur. Dans d'autres cas, malgré le financement, rien n'est produit. On retourne alors au marché avec une promesse plus forte. Ainsi s'amorce la spirale. D'une ronde de financement à l'autre, on bâtit la pyramide.

D.B. - Un autre acteur entretient ce scénario d'aveuglement volontaire : les médias...

R.B. - Les médias carburent aux histoires formidables ou terribles. Le Wall Street Journal a créé le mythe Theranos . Et c'est un de ses reporters, John Carreyrou, qui l'a cassé en 2015. Ce type d'histoire est une mine d'or pour les médias.

D.B. - Vous avancez certaines hypothèses pour les plateformes numériques. Quelles sont-elles ?

R.B. - Dans ce secteur, c'est la course au monopole. Une seule, celle qui aura le plus d'utilisateurs, atteindra le fil d'arrivée. On encourage les plateformes à exagérer leurs chiffres. Ainsi, elles multiplient les rondes d'investissement qui enrichissent les investisseurs. Ce modèle monopolistique fait beaucoup de perdants. Est-ce l'économie et la société à laquelle nous aspirons ? Pendant que les États-Unis n'en peuvent plus des GAFA et souhaitent ramener ces géants à des proportions plus soutenables, l'Europe rêve encore de ses géants de l'Internet.

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