Le leadership en 3 actes

Publié le 05/07/2010 à 15:15, mis à jour le 23/07/2010 à 09:13

Le leadership en 3 actes

Publié le 05/07/2010 à 15:15, mis à jour le 23/07/2010 à 09:13

Par Premium

Shakespeare s'intéressait à ce qui fait que l'Homme peut être admirable. Photo : DR.

Depuis plusieurs années, Jim Fisher, vice-recteur de l’École de commerce Rotman de l’Université de Toronto, apporte un exemplaire de la pièce Henry V dans ses classes d’administration des affaires. Voici pourquoi.

Une entrevue menée par Karen Christensen | Rotman Magazine

Shakespeare a écrit la pièce Henry V, tout comme la majorité de son œuvre, vers la fin du XVIIe siècle. Quatre cent ans plus tard, la moitié de toutes les pièces du répertoire anglais jouées dans le monde sont de la plume du célèbre dramaturge. Comment expliquer cette remarquable pérennité?

Selon Harold Bloom, spécialiste de l’univers shakespearien, la raison du caractère intemporel des pièces du « Barde de Stratford-upon-Avon » tient au fait qu’il a « introduit l’humain dans la littérature ». Il était peu intéressé par l’aspect « que va-t-il arriver ensuite? » d’une histoire, préférant articuler son écriture autour d’une question bien plus essentielle : « pourquoi cela va-t-il arriver? ». Ses textes explorent les mystères de l’âme humaine, qui font que l’Homme peut accomplir des exploits inouïs, et parfois agir sciemment de manière révoltante. Mieux que quiconque, il arrivait à fournir des pistes de réflexion profonde avec une grande économie de mots, plongeant le spectateur au cœur du dilemme en trois ou quatre lignes de texte.

Personne n’assiste de nos jours à une représentation d’une de ses pièces de théâtre sans connaître au préalable l’intrigue, mais la fascination pour le pourquoi demeure intacte, à tel point qu’acteurs et metteurs en scène, encore aujourd’hui, trouvent de nouvelles façons d’aborder son œuvre.

Vous avez décortiqué la tirade du discours de la Bataille d’Azincourt de la pièce Henry V dans ses moindres détails, ainsi que la bataille elle-même. Qu’à donc ce discours de si exceptionnel pour que vous en fassiez fréquemment une étude de cas sur le leadership dans vos cours?

La qualité de ce texte ne tient pas aux mots prononcés par Henry V et d’ailleurs, j’avais été peu impressionné quand je l’ai entendu pour la première fois, me disant : « Pas mauvais, mais qu’est-ce que ce discours a de si spécial? ». C’est qu’il faut d’abord le situer dans le contexte particulier auquel était confronté Henry V, le genre d’homme qu’il était et le plan de bataille qu’il avait concocté.

Il devait livrer un combat impossible à gagner et sa façon de combattre à pris tout le monde par surprise. Son armée était largement inférieure en nombre, venait de marcher 300 kilomètres sous une pluie battante durant deux semaines, était privée de nourriture depuis plusieurs jours et nombre de soldats étaient morts en contractant un virus foudroyant. Pourtant, au lieu de se replier en position défensive, il a planté ses troupes au beau milieu d’un champ boueux ouvert aux quatre vents, sans protection : une tactique inédite, basée sur l’utilisation d’arcs traditionnels de longue portée, qu’il avait décidé d’employer pour décontenancer ses opposants.

Il n’aurait pu convaincre ses troupes à l’avance de la pertinence d’une telle stratégie, jamais utilisée auparavant, mais il devait s’assurer qu’ils se tiennent debout, en rangs serrés, prêts à se battre stoïquement jusqu’au dernier en dépit de la perspective d’une mort horrible. Alors pourquoi a-t-il livré son célèbre discours? Tout simplement parce qu’il était le fondement même de son plan et qu’une bataille victorieuse viendrait en retour valider sa tirade. Cette parfaite complémentarité n’est compréhensible que si vous connaissez les détails du déroulement de la Bataille d’Azincourt et pouvez donc apprécier vraiment la grandeur du texte.

La beauté du discours tient également au fait qu’il cadre parfaitement avec la personnalité d’Henry V. Il était populiste, préférant partager une bière et prendre du bon temps avec ses amis plutôt que se répandre en politesses et ronds-de-jambe à la Cour, ce qui lui assurait le respect de ses hommes. Donc, en sachant le type d’homme qu’il était, les conditions qu’il devait affronter et le plan d‘attaque qu’il avait élaboré, il est clair que son discours a cimenté toute l’opération. Ce discours n’était pas du genre qui traverse les époques et frappe l’imaginaire collectif durant des siècles : une seule personne pouvait le livrer dans cette situation particulière et c’est justement ce qui fait qu’il est fabuleux.

Bien que tout joue contre lui, Henry V finit par obtenir le résultat désiré. Comment s’y est-il pris?

Il s’est concentré sur le processus plutôt que sur les résultats. À la fin d’une session récente avec des employés d’Indian Railways, plusieurs participants se sont rués vers moi pour m’inviter à suivre un cours de philosophie hindoue. En effet, Krishna avait prononcé un discours similaire sur ce plan, le Bhagavad Gita, fondement de la religion hindoue, 3 500 ans avant que Shakespeare n’écrive le sien…

Ainsi, l’interrogation selon laquelle il faut orienter sa démarche en fonction des résultats ou de la procédure pour atteindre ses objectifs est un thème universel. Bien sûr, Henry V a remporté son pari, mais ce n’était pas le but premier, qui était en fait d’amener ses troupes à se tenir debout au coude-à-coude pour tenter d’accomplir collectivement un exploit phénoménal. Le résultat de la bataille devenait donc secondaire, puisque qu’ils avaient déjà triomphés en adhérant au plan de leur chef.

Transposée dans un contexte commercial, la question peut se poser ainsi : le but de l’opération est-il de maximiser le retour d’investissement des actionnaires ou d’offrir d’excellents produits ou services avec une équipe dynamique et engagée. Si vous optez pour la seconde option, le discours d’Henry V est parfait pour vous. Si au contraire le but est d’enrichir les actionnaires et de faire grimper la valeur de vos actions, vous pouvez alors tricher, être chanceux ou encore espérer que vos compétiteurs accumulent les bourdes. Il existe plusieurs façons de s’enrichir matériellement, mais le but d’Henry V était bien plus noble et inspirant : convaincre un groupe de personnes de le suivre pour tenter d’accomplir ensemble quelque chose d’extraordinaire.

En fait, l’essence même du discours est la concentration d’énergie apportée à convaincre les autres de travailler efficacement ensemble, en les impliquant tous dans un projet ambitieux. C’est la clé d’un bon leadership, et par extension, le but ultime de notre existence.

L’adhésion au plan d’Henry V implique pour ses troupes un engagement inconditionnel. Comment peut-on transposer un tel leadership dans la société actuelle?

C’est un des moments les plus forts du discours. Dès le départ, Henry V annonce la couleur : « Que ceux qui tremblent à l’idée de combattre quittent maintenant, on leur remettra des couronnes pour payer leur transport ». Ce faisant, il abdique son autorité (quittez si vous voulez) tout en fournissant un incitatif pécuniaire (couronnes) et somme toute, leur laisse entièrement le choix. En fait, il souhaite ardemment que tous demeurent, mais veut qu’ils le fassent de leur plein gré : « Il est hors de question de mourir en compagnie d’hommes qui craignent de mourir à nos côtés ».

Toute personne en position d’autorité devrait chaque jour, en arrivant au bureau, regarder les employés qui s’y trouvent et lire sur leur visage s’ils sont bel et bien là par choix délibéré. Ceux-ci feront le travail minimum s’ils sont là juste pour le salaire. En revanche, ils seront disposés à faire des efforts supplémentaires s’ils adhèrent aux valeurs de l’entreprise et s’ils font confiance en leurs collègues et gestionnaires. À titre de patron, vous devez les inciter quotidiennement à se présenter au travail avec enthousiasme et apporter à leurs tâches toute leur créativité, leur énergie et leur engagement à faire de leur mieux. C’est à mon avis un précepte fondamental.

Iriez-vous jusqu’à encourager les gestionnaires à abdiquer leurs privilèges de supérieurs hiérarchiques?

Le sentiment d’être « le patron » n’est qu’une illusion. Henry V aurait pu forcer ses soldats à se tenir à un endroit précis et leur donner l’ordre de se battre. Mais dans les faits, chaque soldat décide, de prendre la fuite, de se rendre à l’ennemi ou de se battre jusqu’à la mort. Dans le cas d’Azincourt, imaginez la charge de quelque 2 000 chevaux (le meilleur atout de la France à l’époque) sur des hommes au milieu d’un champ boueux. Un tel vacarme assourdissant à de quoi faire paniquer n’importe qui. À ce stade, le « patron » n’a plus aucune autorité, Henry V n’avait plus le contrôle sur ses hommes. S’il ne les avait pas d’abord convaincus d’accepter volontairement le combat, aucun ordre ou commandement n’aurait pu les forcer à rester là.

La même dynamique s’applique en entreprise : on peut exiger des employés qu’ils pointent à 9h du matin tous les jours, mais est-ce la bonne méthode pour être sûr que le travail aussitôt après? Peut-être que oui ou peut-être que non, ça dépend d’eux. Certains peuvent bavarder ou perdre leur temps de mille autres manières au lieu de commencer leur travail, même dans l’environnement d’une usine, où chaque employé est tenu de pointer sa carte et d’être à son poste à l’heure. La qualité de leurs efforts et l’intelligence qu’ils apportent à leur tâche ne dépend, à peu de choses près, que de leur propre volonté.

Henry V pratiquait-il la pensée intégrative avant l’heure?

Absolument. L’essence même de la pensée intégrative est la création de modèles : vous prenez plusieurs idées disparates et créez un modèle unique spécifiquement adapté à une situation donnée. La pièce de Shakespeare illustre parfaitement l’emploi de la pensée intégrative en fonction du leadership. Henry V doit à trois reprises prendre la tête de ses troupes et élabore ainsi trois modèles de leadership distincts.

Au tout début, il galvanise ses hommes, pour les amener à s’embarquer pour la France et amorcer sa campagne militaire, par appât du gain: « Allons nous accaparer ces trésors… Regardez toutes ces richesses qui nous tendent les bras ». C’est un modèle apte à inciter plusieurs personnes à le suivre.

Vient ensuite le siège de Honfleur. Après une première attaque, il les harangue ainsi : « Encore un effort pour agrandir cette brèche, mes braves, à défaut de quoi nous périrons ici. Haut les cœurs pour Dieu, le Roi et Saint-Georges. » Ce nouveau modèle justifie le combat : « Quel est le but de cette conquête? Pour Dieu et la gloire ».

Enfin, arrive le moment ou il n’y a plus de butin à prendre, plus de conquête et plus d’espoir de remporter la victoire. Il ne peut plus désormais affirmer sérieusement à ses hommes que la victoire est possible puisqu’ils sont nettement inférieurs en nombre (5 contre 1), affamés et affaiblis par la maladie. Apparaît alors un nouveau modèle de leadership, qui comporte de nombreux éléments liés à la pensée intégrative. Ce modèle fait usage de logique abductive, car les logiques inductive et déductive ne pourraient que mener à une défaite cinglante.

Il adapte donc son message en conséquence : « Imaginons un scénario fantastique qui nous permettra peut-être d’accomplir un exploit sans précédent, qui assurerait notre place dans l’Histoire, celui d’une armée britannique largement inférieure en nombre, affamée et malade, mais qui livre une bataille acharnée ». S’ils ne peuvent espérer mieux (et je pense qu’Henry V en était persuadé), comment les amener à se lancer à corps perdu dans la mêlée? C’est là qu’il imagine sa stratégie : plutôt que de se replier en position défensive comme une bande de pleutres, les soldats se déploieront au beau milieu du champ pour faire bravement face à l’ennemi. Pour cela, il motive ses troupes en évoquant la gloire qui leur est promise : ne devient un héros que celui qui a choisi d’affonter le danger.

Bien entendu, le plan d’Henry V n’était pas pure folie. Il a notamment tenu compte du caractère des Français, impulsifs, prêts à charger tête baissée sur un adversaire visiblement en position fragile, sans aucune discipline. Et il a armé ses soldats en conséquence, avec des arcs de longue portée et des flèches jamais utilisées auparavant.

On me demande parfois : « S’ils avaient perdu, il n’y aurait aucune leçon de leadership à tirer de cette histoire, non? », ce à quoi je m’objecte. Dans la vie, on ne peut jamais garantir le succès, mais il est possible de garantir la défaite, lorsque le leader est mauvais. Vous pouvez élaborer le meilleur plan du monde et concocter une stratégie parfaite, mais si vous ne vous vouez pas entièrement à la cause que vous défendez, vous ne pourrez pas convaincre les autres de vous suivre et de se battre, et subirez à coup sûr la défaite. Donnez à votre équipe une chance de gagner : mettez au point un plan solide, donnez un but collectif à atteindre et trouvez une façon d’impliquer tout le monde, du premier au dernier. Voilà la recette du succès.

***

Adapté de :

Rotman Magazine

Cette publication de la Rotman School of Management de l'Université de Toronto paraît trois fois par an. Son ambition : «Apprendre aux gestionnaires à façonner le monde à leur façon».

 

 

 

 

 

 

À la une

Apple autorise un programme de rachat d'actions de 110G$US

Mis à jour le 02/05/2024 | AFP

Apple a réalisé un chiffre d’affaires de 90,75G$US lors des trois premiers mois de l’année.

Bourse: Wall Street rassurée par la Fed

Mis à jour le 02/05/2024 | lesaffaires.com, AFP et Presse canadienne

REVUE DES MARCHÉS. La Bourse de Toronto a quant à elle progressé de plus de 90 points.

Bourse: les gagnants et les perdants du 2 mai

Mis à jour le 02/05/2024 | LesAffaires.com et La Presse Canadienne

Voici les titres d'entreprises qui ont le plus marqué l'indice S&P/TSX aujourd'hui.