L'ère de la frugalité

Publié le 17/11/2012 à 11:35, mis à jour le 20/11/2012 à 11:37

L'ère de la frugalité

Publié le 17/11/2012 à 11:35, mis à jour le 20/11/2012 à 11:37

Par Premium

L’approche jugaad permet aux entreprises d’innover plus vite et à moindre coût, et de mieux répondre aux besoins des clients.

En 2006, quelques habitants du Punjab, en Inde, montent le moteur diesel d’une pompe d’irrigation sur une vieille carcasse de véhicule. Ils viennent d’inventer un nouveau moyen transport en commun (pour une vingtaine de personnes), le juggad. Les jugaads s’imposent alors rapidement sur les routes indiennes, et cinq ans plus tard, le terme désigne toutes les innovations qui découlent du système D. Dans Jugaad Innovation: Think Frugal, Be Flexible, Generate Breakthrough Growth (Jossey-Bass, mai 2012), les auteurs Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja expliquent la culture prodigieuse de la débrouille peut inspirer les entreprises.###

Dans des environnements où les ressources se raréfient de plus en plus, que ce soit en Inde ou dans la Silicon Valley de l’après-crise, le jugaad favorise davantage l’ingéniosité, l’accélération de la mise en marché et de meilleures réponses aux besoins des clients. C’est une raison de plus de s’intéresser aux pratiques qui ont cours dans les pays émergents, car selon Soumira Dutta, professeur à l’INSEAD, « les entreprises doivent prendre conscience que nombre d’innovations clés voient le jour dans des marchés où les individus accèdent à la consommation pour la première fois ».

Pourquoi s’inspirer des pays émergents ?

Selon une étude menée par le Legatum Institute, plus de 80 % des dirigeants indiens affirment que le jugaad est l’une des raisons de leur réussite. « Le jugaad est un antidote à la complexité de l’Inde, explique Navi Radjou : un pays de diversité et de rareté permanente, et qui connaît une hyperconnectivité croissante. » Pour autant, cette forme d’innovation n’est pas exclusive aux pays en développement. « Au cours du 20e siècle, à mesure que les économies européennes et nord-américaines se développaient, les entreprises occidentales ont commencé à institutionnaliser leurs capacités d’innovation […]. L’industrialisation du processus créatif a conduit à une approche normalisée de l’innovation », expliquent Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja. Une démarche qui montre aujourd’hui ses limites : coûts élevés, utilisation massive de ressources, manque de souplesse…

Les trois avantages de l’innovation frugale

• Plus vite : les innovateurs frugaux ne perdent pas de temps dans de longs processus de R-D ; ils adoptent une approche de prototypage rapide en collaborant très tôt avec les futurs utilisateurs. Par exemple, Jane Chen et Rahul Panicker, fondateurs de l’entreprise de matériel médical Embrace, ont travaillé en étroite collaboration avec des pédiatres et des patients de villages indiens reculés pour mettre au point leur couveuse portable. En accélérant le processus de R-D, ils ont réussi à concevoir une couveuse qui coûte 200 dollars, un prix 50 fois inférieur à celui des couveuses vendues en Occident.

• Moins cher : l’innovateur frugal s’appuie sur les infrastructures déjà existantes ou recombine des solutions qui ont fait leur preuve. Par exemple, la YES BANK, une des principales banques de l’Inde, a mis en place des solutions de paiement par téléphone cellulaire sans qu’il y ait besoin de compte bancaire, en s’appuyant sur l’excellence du réseau de téléphonie mobile dans ce pays plutôt qu’en développant un réseau d’agences. En effet, 870 millions de personnes ont un mobile, alors que seulement 600 millions de personnes ont un compte de banque.

• Mieux : « Dans les pays émergents, les consommateurs ont peu de revenus, mais de grandes attentes ». Les innovations doivent donc non seulement être abordables sur le plan financier, mais aussi offrir une forte valeur ajoutée (par exemple : des produits faciles à réparer). Résultat : des clients plus satisfaits, plus fidèles et plus engagés.

LE JUGAAD POUR DÉVELOPPER SON ADAPTABILITÉ

L’innovation jugaad est avant tout un état d’esprit : un optimisme déterminé qui permet de résoudre les problèmes du quotidien au moyen de solutions révolutionnaires.

Transformer les contraintes en occasions

Les contraintes sont nombreuses ? Tant mieux, répondent Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja, ce sont autant d’occasions à saisir ! À condition que les dirigeants supportent l’adversité avec enthousiasme, plutôt qu’avec pessimisme. Quand Om Prakash Bhatt a été nommé directeur de la State Bank of India (SBI), en juin 2006, il était convaincu de la grande puissance de la banque indienne, mais il était également très inquiet de la manière dont il pouvait libérer ce potentiel. La banque, en partie propriété du gouvernement indien, offrait des salaires beaucoup trop faibles pour attirer et motiver les talents, et les ressources disponibles ne permettaient pas de lancer de programmes d’innovation ambitieux. Om Prakash Bhatt a alors tout misé sur la fierté de travailler pour une entreprise deux fois centenaire et une institution du patrimoine historique indien. Un grand effort de sensibilisation mené par la direction et un programme de transformation fondé sur les idées des collaborateurs ont ainsi permis de stimuler la créativité des employés à moindre coût. C’est ainsi qu’est née une solution de réclamation sur SMS. Entre 2006 et 2010, la part de marché de SBI est passée de 16,5 à 19 %, et sa valorisation boursière a doublé. Aujourd’hui, la banque gère un actif de 370 milliards de dollars.

Rester souple

Contraints par des environnements incertains, les innovateurs jugaad font preuve de flexibilité en toute circonstance :

• Penser l’impensable : ils trouvent des solutions radicalement innovantes à des problèmes apparemment insolubles. Les patients ne peuvent pas se rendre chez le médecin ? « Le médecin n’a qu’à se rendre chez eux ! » a proposé le docteur indien Viswanathan Mohan, qui utilise la télémédecine pour mener des consultations à distance avec ses patients situés dans des zones rurales isolées.

• Improviser : puisque le plan A (le B et le C aussi d’ailleurs) a peu de chance de fonctionner, inutile de chercher à tout planifier. Quand, en 2006, Tata Motors apprend au dernier moment qu’elle ne pourra pas ouvrir l’usine qui produira sa Nano (voiture au faible coût de 2 000 dollars) dans l’État du Bengale occidental, son directeur de la gestion, Ravi Kant, prend immédiatement la décision de déplacer l’usine de 2 000 km au Nord-Ouest, dans le Panjab. À la clé : moins d’un an de retard de production, alors que tous les observateurs pensaient que le projet ne verrait jamais le jour.

• Expérimenter : si la première solution est rarement la bonne, ce n’est pas une raison pour se décourager. L’expérimentation est le meilleur moyen de bien connaître les attentes de ses consommateurs et de préciser son offre. C’est en comprenant que les clients potentiels dans les milieux ruraux étaient impressionnés par les vendeurs de Nano, qui étaient en costume-cravate, que Tata a réinventé ses points de vente ruraux pour leur donner une apparence plus informelle.

Question d’éthique

« Les innovateurs jugaad sont les alchimistes de notre temps. Ils convertissent l’adversité en occasion, et ce faisant, créent de la valeur pour leur entreprise et pour leur collectivité », explique Navi Radjou. L’innovation frugale suppose éthique et responsabilité !

• Responsabiliser ses troupes : l’engagement à « faire plus avec moins » doit être total à tous les paliers de l’organisation. Et comme toujours, l’exemple vient de la direction. En 2008, Ramon Mendolia Sanchez, PDG de Florida Ice & Farm, une entreprise agroalimentaire costaricaine spécialisée dans les boissons, a décidé d’intégrer des indicateurs de consommation de ressources naturelles, plus particulièrement l’eau, dans le barème de rémunération de ses dirigeants, à hauteur de 50 %. Grâce à cette mesure, la consommation d’eau nécessaire à la production d’un litre de boisson est passée de 12 litres en 2008 à moins de 5 litres en 2011. Parallèlement, la croissance annuelle de Florida Ice & Farm a été de 25 % entre 2006 et 2010, deux fois plus que la moyenne de son secteur. Quand l’exemple vient de la haute direction et que l’effort est partagé, les collaborateurs de la R-D, du marketing, des ventes, etc. sont plus enclins à rechercher eux aussi des solutions innovantes.

• Simplifier son offre pour intéresser les exclus de la consommation : l’innovation jugaad ne fait pas bon ménage avec l’élitisme. L’objectif est de simplifier son offre au maximum pour proposer des produits à bon marché, faciles à entretenir et qui toucheront un large public. Pour cela, les adeptes de l’innovation frugale ne se contentent pas de chercher à simplifier des solutions complexes depuis des laboratoires de R-D. Ils misent sur le design thinking pour concevoir sur le terrain des solutions originales. Par exemple, plutôt que de mener des études de marché interminables, Nokia envoie des ethnographes dans les campagnes reculées de l’Inde et du Ghana ou dans les favelas brésiliennes afin de comprendre leurs besoins. C’est ainsi qu’en 2003, le téléphone Nokia 110 a été créé : un appareil minimaliste et résistant à la poussière, rechargeable en quelques minutes à peine. Aujourd’hui, 250 millions de Nokia 110 ont été vendus dans le monde, ce qui en fait le téléphone cellulaire le plus vendu de tous les temps.

Point commun entre les plus grandes réussites de l’innovation jugaad ? Ils réconcilient les valeurs économique et les valeurs sociales. Atteindre les consommateurs marginaux est à la fois lucratif pour les entrepreneurs et positif pour la vie de cette clientèle. C’est ce que certaines multinationales commencent à intégrer, comme P&G, qui conçoit aujourd’hui une offre destinée aux consommateurs américains « sous-servis ». Pour la première fois de son histoire, le groupe de grande consommation a lancé en 2010 de la vaisselle jetable à bas prix aux États-Unis. Phyllis Jackson, vice-présidente des marchés pour l’Amérique du Nord, témoigne : « C’est la partie de notre travail qui nous a demandé le plus d’humilité. En raison de la crise économique, de nombreux Américains des classes moyennes sont tombés dans des catégories sociales plus basses ». P&G n’avait jamais pensé appliquer les principes utilisés dans les pays émergents à certains consommateurs de la première puissance économique mondiale.

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