Entrevue n°282 : Tessa Wernink, cofondatrice, Fairphone


Édition du 26 Mars 2016

Entrevue n°282 : Tessa Wernink, cofondatrice, Fairphone


Édition du 26 Mars 2016

Par Diane Bérard

«Militer ne suffisait pas. Nous fabriquons un téléphone équitable pour prouver que c'est possible.» - Tessa Wernink, cofondatrice, Fairphone.

Fondée il y a cinq ans, la nééerlandaise Fairphone n'est pas un concurrent de plus dans le secteur du téléphone intelligent. Elle n'aspire pas à ravir des ventes aux Apple et Samsung de ce monde. Elle veut créer une chaîne d'approvisionnement équitable pour influencer l'écosystème. Le Fairphone 2 a été lancé en décembre. L'entreprise est prête à changer d'échelle, explique sa cofondatrice, Tessa Wernink.

Diane Bérard - Fairphone a débuté comme un mouvement. Pourquoi est-ce devenu une entreprise ?

Tessa WErnink - Lancée il y a cinq ans, Fairphone a d'abord été un projet à l'intérieur d'une ONG. Nous voulions conscientiser la population à l'utilisation de minéraux provenant de zones de conflit. Nous nous sommes rendu compte que cette campagne ratait la cible si l'on n'offrait pas une solution de remplacement au consommateur. Deux ans plus tard, nous sommes devenus un fabricant.

D.B. - Vous avez choisi de fabriquer un téléphone intelligent, mais vous auriez pu produire n'importe quel autre appareil électronique. Expliquez-nous.

T.W. - Le secteur électronique est un grand utilisateur de minéraux provenant de zones de conflit. Nous attaquons cet enjeu par l'intermédiaire du téléphone intelligent, parce que les consommateurs ont un lien de proximité plus important avec cet objet qu'avec d'autres appareils électroniques. Le storytelling, essentiel à notre démarche, s'en trouve simplifié.

D.B. - Quel est le but ultime de votre entreprise : devenir une réelle option aux Apple et Samsung de ce monde ou influencer cette industrie pour qu'elle adopte des processus et des comportements plus équitables ?

T.W. - Notre méta-objectif est de contribuer à un système économique plus équitable et responsable. Nous nous inscrivons dans la mouvance des secteurs alimentaire et de l'habillement, entre autres, où l'on milite pour davantage de transparence dans la chaîne d'approvisionnement. Nous sommes une entreprise sociale. Mais je nous définirais davantage comme une «entreprise militante» [campaigning company].

D.B. - Comment définissez-vous «équitable et responsable» ?

T.W. - Il n'existe aucun produit 100 % équitable et responsable. Quant à la définition, elle varie selon votre interlocuteur. Fairphone a choisi de concentrer son action sur les matériaux, les conditions de travail des employés et le cycle de vie du produit.

D.B. - Parfois, les actions visant plus de justice peuvent avoir un effet secondaire indésirable...

T.W. - C'est vrai. Depuis 2012, l'article 1502 du Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act réclame que les sociétés employant de l'or, de l'étain, du tantale et du tungstène fassent de leur mieux pour déterminer si ces matériaux proviennent de la République démocratique du Congo (RDC) ou d'un État adjacent. Si tel est le cas, ces sociétés doivent vérifier si leurs achats financent des groupes armés. L'article 1502 a entraîné le retrait des fonderies et des intermédiaires, laissant cette région aux mains des contrebandiers. Ceci a rendu la traçabilité des métaux encore plus difficile. Ce n'était pas l'effet souhaité.

D.B. - Nos téléphones intelligents sont de plus en plus légers, mais il y a un prix à payer...

T.W. - Ils sont de plus en plus fermés, ce qui réduit leur durée de vie. Dès qu'une pièce flanche, il faut se départir de l'appareil. Le Fairphone 2 est conçu pour durer plus de cinq ans. C'est le premier téléphone intelligent modulable. Les clients peuvent le réparer eux-mêmes grâce au manuel d'instruction.

D.B. - Un téléphone intelligent comporte plus de 1 000 composants ; ça fait beaucoup de fournisseurs à conscientiser pour une équipe de 40 personnes...

T.W. - Nous y allons un projet à la fois, en débutant par les minéraux visés par l'article 1502 de Dodd-Frank. Les circuits imprimés, par exemple, comportent beaucoup d'or. Nous travaillons avec le fabriquant autrichien AT&S sur un projet-pilote de traçabilité de l'or qu'il utilise. Pour lui, nous sommes un bien petit acheteur de circuits imprimés. Mais nous lui permettons de développer une expertise qui lui servira pour se conformer à Dodd-Frank avec ses autres clients.

D.B. - En matière de transparence, vous nous mettez en garde contre les idées préconçues...

T.W. - Les fournisseurs ne cachent pas tous volontairement la provenance de leurs matériaux. Parfois, c'est que personne ne leur pose de questions. L'amorce et le maintien du dialogue comptent parmi nos interventions clés.

D.B. - L'entreprise qui découvre que les minéraux qu'elle achète servent à financer des groupes armés doit-elle cesser ses achats dans la région ?

T.W. - Cela pourrait être une solution. Les entreprises pourraient déplacer leurs achats de la RDC vers l'Australie, par exemple. Mais ce n'est pas souhaitable. Il ne faut pas abandonner les économies locales. Fairphone travaille avec des mines libres de RDC, non occupées par les milices armées.

D.B. - Tout le monde est pour la vertu. Mais combien soutiennent les entreprises vertueuses ?

T.W. - Prenez le cas de Fairphone : 60 000 Européens ont accepté de débourser 300 euros (446 $ CA) pour financer un téléphone qui n'existait pas, fabriqué par une entreprise qui n'avait aucun historique.

D.B. - Quel aspect de l'aventure Fairphone est le plus difficile ?

T.W. - Nous ne sommes pas les seuls fabricants de produits équitables, certes. Mais la plupart d'entre eux ne composent pas avec le niveau de complexité d'un téléphone intelligent. La chaîne d'approvisionnement du café ou du chocolat n'a rien à voir avec celle d'un produit à 1 000 composants. Ajoutez à cela que nous devons nous montrer créatifs, en plus de respecter la lourde réglementation européenne.

D.B. - Parlons d'argent ; d'où tirez-vous votre financement ?

T.W. - Nous avons reçu une somme de 400 000 euros (594 000 $ CA) de la part d'un investisseur privé. Le reste de nos dépenses a été financé par le prépaiement des acheteurs. Nous avons vendu 60 000 appareils de notre premier modèle et 35 000 appareils Fairphone 2, offert depuis décembre 2015. Mais nous arrivons au bout de cette stratégie de revenu. Pour passer à la prochaine étape, massifier nos activités et notre impact, il faut davantage de financement. Nous sommes à la recherche d'investisseurs d'impact.

D.B. - Quels sont vos projets ?

T.W. - Nous voulons étendre notre bassin de clients. Pour l'instant, nous ne vendons qu'en Europe, principalement en ligne. Nous voulons pénétrer le marché américain. Mais nous devons faire nos devoirs. Il faut explorer l'étendue et l'expression de la consommation éthique des Américains. Et puis, pour la distribution de notre produit, je crois comprendre qu'il faudra passer par les opérateurs de téléphonie.

D.B. - Comment vos concurrents, Apple, Samsung et autres, réagissent-ils à votre présence ?

T.W. - Nous ne les considérons pas comme nos concurrents. Nous n'avons pas lancé Fairphone pour qu'ils vendent moins d'appareils. Nous avons démarré cette entreprise pour leur démontrer qu'il est possible de fabriquer un téléphone intelligent équitable et responsable. Cela nous paraissait plus efficace que de leur dire de changer leurs façons de faire.

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