Progrès : peut-on prendre le meilleur sans le pire ?


Édition du 13 Août 2016

Progrès : peut-on prendre le meilleur sans le pire ?


Édition du 13 Août 2016

Par Diane Bérard

La Conférence annuelle des nouveaux champions (Annual Meeting of the New Champions), une création du Forum économique mondial, se tenait à Tianjin, en Chine, du 26 au 28 juin. Les Affaires était présent et rapporte les principaux échanges de cette confére

Devrait-on pouvoir imprimer ses propres médicaments ? Est-il éthique de préférer un candidat qui prend des stimulants pour améliorer sa performance cognitive à un autre qui n'en prend pas ? Jusqu'où un employeur peut-il aller pour recueillir des données sur la productivité d'un employé ? Où s'arrêtera le mouvement anti-mondialisation, anti-technologie, anti-immigration ? On en a discuté fin juin 2016, au Forum économique mondial des nouveaux champions, surnommé le «Davos d'été».

La conférence annuelle des nouveaux champions (Annual Meeting of the New Champions, AMNC) célèbre ses 10 ans. C'est une création du Forum économique mondial, tout comme la conférence de Davos. Tenue en alternance entre Tianjin et Dalian, deux villes portuaires, l'AMNC est une fenêtre sur le futur. On y rencontre ceux et celles qui préparent demain. Et ceux et celles qui se soucient de l'impact de ces innovations sur nos vies professionnelles et personnelles. Il en résulte des conversations animées qui exposent les deux côtés de la médaille. Cette année, la conférence avait une couleur particulière. Elle s'est tenue trois jours après le Brexit, où 51,9 % des Britanniques ont voté la sortie de leur pays de la zone euro. Cette onde de choc a teinté les panels. Un consensus a émergé : le Brexit est la preuve ultime que les inégalités ont atteint un niveau socialement et économiquement insoutenable. Comme l'a évoqué le célèbre économiste Nouriel Roubini - celui qui a vu venir la bulle immobilière américaine dès 2005 -, «nous amorçons une longue période d'ajustements parsemée de défis. Toutefois, je suis relativement confiant en l'avenir des États qui poseront les gestes nécessaires pour ramener la stabilité». Cette stabilité ne passe pas que par des solutions économiques, ont rappelé de nombreux panélistes. Pour être durable, cette stabilité doit tenir compte de la société et de l'environnement. Voici donc de quoi on a discuté au 10e Forum annuel des nouveaux champions.

Technologie

Fabriquer ses propres médicaments

Au printemps dernier, la U.S. Food and Drug Administration (FDA) a autorisé la vente du premier médicament fabriqué à partir d'une imprimante 3D. Il s'agit d'un comprimé destiné aux personnes épileptiques produit par Aprecia Pharmaceuticals, de la Pennsylvanie. Ce comprimé, élaboré à l'aide d'un procédé de superposition, serait plus soluble que les produits concurrents. Pour l'instant, les comprimés sont fabriqués par la pharmaceutique, puis livrés en pharmacie. Mais on entrevoit le jour où l'imprimante 3D serait installée en pharmacie, permettant de produire des médicaments sur place, selon la demande.

Cette tendance s'arrime à une autre avancée technologique, soit la médecine personnalisée et les médicaments plus ciblés. Quelle sera la suite ? demande l'avocate Nita A. Farahany, spécialiste de l'éthique en biosciences à la Duke University de la Caroline du Nord. «Va-t-on imprimer nous-même nos médicaments à partir d'une imprimante 3D maison ? Avez-vous envie que votre voisin le fasse ?» Bref, on veut condenser la chaîne de production d'un médicament dans un équipement de la taille d'une machine à café. «Que ferons-nous des ingrédients résiduels ? demande le professeur Sang Yup Lee, directeur du Korea Advanced Institute of Science and Technology. Ces résidus sont toxiques, il faudra prévoir en disposer de manière sécuritaire.»

Le scientifique coréen soulève aussi l'enjeu de la littératie médicale. «Les gens ne lisent pas le manuel d'instruction de leur téléviseur, vont-ils lire celui de leur médicament ?» Le cas Aprecia ouvre-t-il la porte à ce futur ? «C'est possible, répond Nita A. Farahany. Au lieu d'y voir une simple curiosité, il faut se questionner dès maintenant. Cherchons comment protéger la population. Assurons-nous que, si un nouveau système émerge autour de la production de médicaments, il sera sécuritaire.»

Un employeur privilégiera-t-il le candidat qui consomme des stimulants cognitifs ou le craindra-t-il? Fermera-t-il les yeux sur la consommation de stimulants d’un employé tant que celle-ci assure une performance supérieure ? Quand l’usage de ces drogues cesse-t-elle d’être une affaire privée ? « Le recours à ces drogues questionne notre culte de la performance. A-t-on le droit de prendre des raccourcis pour réussir ? » – Nita A. Farahany, spécialiste de l’éthique en biosciences à la Duke University de la Caroline du Nord

Repousser les limites de la productivité humaine

«Les entreprises recueillent une foule de données sur leurs clients, mais elles n'ont à peu près rien sur leurs employés, commente Benjamin Waber. C'est une occasion ratée.» Waber a fondé Humanyze, une firme de Boston qui installe des capteurs sur les employés pour surveiller leurs interactions et tirer des occasions d'augmenter la productivité. Un client, une institution financière, a voulu comprendre la productivité exceptionnellement élevée d'une de ses succursales. Les capteurs ont permis de modifier l'aménagement et la structure des autres succursales pour créer de nouvelles interactions et tirer davantage du personnel.

Pendant ce temps, l'Américain Brian Ballard, fondateur d'APX Labs, une entreprise de la Virginie, fabrique des logiciels pour lunettes intelligentes. «Ces lunettes lisent les codes à barres, dit l'entrepreneur, membre de la cohorte 2016 des pionniers de la technologie de l'AMNC. Elles éliminent une foule d'instruments que les employés n'ont plus à traîner avec eux. Le personnel gagne du temps, il est plus productif.»

De son côté, la société californienne SmartCap Technologies produit des chapeaux intelligents qui suivent l'activité cérébrale afin d'évaluer le niveau de fatigue des conducteurs de camions.

Ces trois technologies ont un point commun : elles suivent les employés à la trace toute la journée. Jusqu'où acceptera-t-on d'être connecté dans le but d'alléger notre tâche ? Les employeurs utiliseront-ils les données sur l'activité cérébrale du personnel pour se débarrasser des employés aux premiers signes de ralentissement cognitif ? «Il existe une loi américaine contre la discrimination génétique, souligne l'avocate Nita A. Farahany. Faudra-t-il en élaborer une contre la discrimination neurologique ?»

Travail

Les défis de l'économie de plateformes

En Chine, Uber a tenté une nouvelle expérience pour son produit Uber Commute, qui permet à des automobilistes d'accueillir des passagers au cours de trajets déjà prévus. Uber a offert des cours de conduite aux aspirants conducteurs d'Uber Commute, explique Liu Zhen, directrice de la responsabilité sociale chez Uber Chine [NDLR : Uber a annoncé en juillet qu'elle se retirait de la Chine en refilant ses actifs à son rival Didi, lequel était jusqu'ici un des plus proches alliés de l'autre principal service de voiturage américain, Lyft].

Il est risqué qu'une plateforme offre de la formation à ses fournisseurs. Cela pourrait modifier, aux yeux de la loi et du gouvernement, le lien qui les unit et mener au paiement de taxes. C'est comme si Uber était un véritable employeur. C'est pourquoi la plupart des plateformes ne se mêleront pas de formation.

Mais qui s'en souciera alors ? «Il faut recréer un nouveau filet professionnel et social autour des travailleurs, soutient Arun Sundararajan, professeur à la New York University et auteur de The Sharing Economy: The End of Employment and the Rise of Crowd-Based Capitalism. Il poursuit, «ce ne sera pas nécessairement celui qui fournit le travail qui fournira le perfectionnement». On voit émerger, par exemple, des communautés apprenantes. C'est l'apprentissage entre pairs. Une question est restée en suspens lors de ce panel sur l'économie des contrats (gig economy) : le gouvernement a-t-il un rôle à jouer dans la création du nouveau filet de protection autour des travailleurs ? Et une statistique a retenu notre attention : 90 % des 20 % de la population active qui n'a pas d'emploi sont des femmes. «Pour ces candidates, le marché du travail est inefficace, note Saadia Zahidi, directrice des initiatives liées à l'emploi et au genre, et membre du comité exécutif du Forum économique mondial. L'économie de plateformes peut leur donner des occasions, entre autres parce qu'elle offre davantage de flexibilité.»

« Il faut recréer un nouveau filet professionnel et social autour des travailleurs. Ce ne sera pas nécessairement celui qui fournit le travail qui fournira le perfectionnement. » – Arun Sundararajan, professeur à la New York University et auteur de The Sharing Economy: The End of Employment and the Rise of Crowd-Based Capitalis

Science et éthique

L'employé superhumain

Le modafinil est un stimulant du système nerveux central. Il est prescrit pour le traitement de la narcolepsie, pour lutter contre la somnolence diurne associée à ce trouble chronique du sommeil. Mais le modafinil est aussi une «drogue intelligente» (smart drug) que l'on emploie pour stimuler ses facultés cognitives. Le modafinil aurait peu d'effet sur les individus ayant une intelligence supérieure. Mais il est très efficace afin d'augmenter les facultés cognitives des individus dans la moyenne. «Les drogues intelligentes contribuent-elles à combler le fossé entre les individus ou le creusent-elles ?» soulève Girish P. Ramachandran, président de Tata Consultancy Services Asie-Pacifique. «Peut-on nier le droit aux gens de vouloir aller au-delà d'eux-mêmes ?» demande Nina Tandon, fondatrice d'EpiBone, une société new-yorkaise qui produit des os à partir de cellules du corps humain. Mais prend-on ces stimulants pour «aller au bout de nous-même» ou par crainte de perdre notre emploi ? Une chose est certaine, les drogues intelligentes sont de plus en plus répandues. Elles regroupent, par exemple, les drogues prescrites pour le traitement de l'hyperactivité. Un employeur privilégiera-t-il le candidat qui consomme ces stimulants ou le craindra-t-il ? Fermera-t-il les yeux sur la consommation d'un employé tant que celle-ci assure une performance supérieure ? Quand l'usage de ces drogues cesse-t-il d'être une affaire privée ? «Le recours à ces drogues remet en question notre culte de la performance, dit l'avocate Nita A. Farahany. A-t-on le droit de prendre des raccourcis pour réussir ?» Et quand cesse-t-on d'être humain pour devenir «superhumain» ?

Exportation

Clones, mutants et nouvelles espèces

«En Asie du Sud-Est on trouve trois types d'entreprises : les clones, les mutants et les nouvelles espèces, constate Yinglan Tan, associé pour le bureau singapourien de la firme de capital risque Sequoia Capital. D'abord, les clones. Ces firmes copient les modèles d'entreprise occidentaux. Elles sont généralement moins résilientes parce que mal adaptées au marché. Ensuite, les mutantes s'inspirent de ce qui existe ailleurs tout en l'adaptant. Mes préférées sont les troisièmes : les nouvelles espèces. Ces entreprises cernent des enjeux locaux et proposent des solutions locales. Comme investisseur, je trouve les nouvelles espèces plus prometteuses, car elles sont plus agiles.» Il ajoute, «je crois que toute entreprise qui désire exporter ou s'implanter dans un marché étranger devrait se demander si elle peut produire une nouvelle espèce ou un mutant».

Économie

Le mot de l'heure : «anti»

«Nous vivons une période anti-mondialisation, anti-technologie, anti-immigration, etc., affirme l'économiste Nouriel Roubini. Cette ère risque fort de durer un certain temps. De nombreux pays émergents s'enlisent dans le piège de la classe moyenne. Ils ont connu une progression économique rapide grâce à une abondante main-d'oeuvre bon marché. Mais ils ne se sont pas structurés pour passer à une économie riche. Quant à la technologie, elle nous a apporté de nombreux gains. On touche maintenant aux effets secondaires, ce qui explique les réactions négatives. Dans ce contexte de précarisation de l'emploi, l'immigration est vue d'un mauvais oeil. Bref, on vit dans un monde où les États se replient sur eux-mêmes.» 

« Nous vivons une période anti-mondialisation, anti-technologie, anti-immigration, etc. » – Nouriel Roubini, économiste

Entrepreneuriat social

Créer un produit ou régler un problème ?

Jordan Kassalow a démarré VisionSpring en 2001 pour démocratiser l'accès à des lunettes et favoriser l'inclusion économique. Ses clients gagnent de 1 à 8 $ US par jour. Ils achètent leurs lunettes par l'intermédiaire d'un réseau d'entrepreneurs locaux qui font d'abord subir un examen de la vue. Les cas plus sérieux sont dirigés vers des spécialistes. «Près de 625 millions d'hommes et de femmes pourraient améliorer leur vision grâce à une simple paire de lunettes, souligne l'entrepreneur américain. Ces problèmes entraînent des pertes économiques de 202 milliards de dollars américains par année. Des lunettes peuvent augmenter la productivité de celui qui les porte de 35 %, et son revenu mensuel, de 20 %.»

Mais seule, VisionSpring ne rejoint que trois millions de personnes. «Ça ne me suffit pas. Je veux créer un écosystème qui peut rejoindre les 625 millions de personnes qui ont besoin de lunettes», dit l'entrepreneur. Il fait donc l'inventaire des parties prenantes concernées par les problèmes de vision. «Les troubles de la vue vous empêchent d'apprendre à conduire, de performer à l'école, d'acheter en ligne, etc.» Il a donc lancé EYElliance. «Tout entrepreneur social qui aspire à vraiment régler le problème auquel il s'attaque atteint un point où il a besoin de partenaires. Et, contrairement à la phase 1 de son entreprise, les partenaires de la phase 2 ne sont pas des organisations avec qui il aurait collaboré spontanément. Cela exige une ouverture d'esprit et une vision qui dépasse son entreprise.»

À lire :

Dans le cadre de ce reportage, Diane Bérard a publié deux textes sur son blogue «Le fil de Diane» :

> «Et si on se fabriquait des médicaments avec une imprimante»

> «Chaque entrepreneur devrait "faire du temps" au gouvernement»

 

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