Arabes et Juifs se sont rassemblés pour appeler à la paix entre Israël et les Palestiniens à Bruxelles, en Belgique, le 19 octobre dernier. (Photo: Getty Images)
La nuit du 7 octobre 2023 marquera à jamais Rachel*. Juive pratiquante, elle ressent depuis une profonde douleur pour les siens qui sont tombés sous les coups du Hamas.
Dans les jours qui ont suivi l’attaque meurtrière, puis les salves de bombardement en territoire gazaoui, elle et son collègue musulman ont mangé ensemble, histoire de symboliquement « rompre le pain », afin que ce conflit qui se déroule à des milliers de kilomètres ne ternisse pas leur relation de collaboration au travail.
Tous ne font pas preuve de cette ouverture et de ce discernement, et les réseaux sociaux servent de porte-voix aux propos les plus blessants. C’est là qu’elle et des personnes qui partagent sa foi ont été frappées par les messages les plus violents, rapporte-t-elle.
« Les gens peuvent être vicieux, dit-elle sans mâcher ses mots. Ils y disent des choses qu’ils ne répéteraient jamais en face. Et les entreprises n’osent pas intervenir, même si elles ont une politique [concernant] les réseaux sociaux. »
Lors de tels conflits, les entreprises devraient rapidement rappeler à leurs employés l’importance de faire preuve de respect pour prévenir une escalade des tensions, estime la docteure Cécile Rousseau, membre de l’Équipe clinique de polarisation du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal.
Cela s’applique aussi aux réseaux sociaux, souligne Ghislaine Labelle, conseillère en ressources humaines agréée (CRHA) et psychologue organisationnelle.
Depuis que les assauts se multiplient entre Israël et le Hamas, la clinique de polarisation est intervenue auprès d’établissements d’enseignement et des équipes du domaine de la santé et des services sociaux pour calmer le jeu. Les entreprises privées devraient non moins demeurer aux aguets, d’après elle.
En effet, de tels conflits de valeurs peuvent laisser des marques profondes, et ce, à long terme, sur le climat de travail, confirme Ghislaine Labelle, qui est aussi spécialiste de la médiation.
Prévenir plutôt que guérir
Le clivage connaît une hausse dans la société et elle oblige ainsi les équipes de gestion à développer des outils afin que des différends qui n’ont pourtant rien à voir avec le boulot ne nuisent pas aux opérations.
Les tensions des dernières semaines peuvent les faire dérailler de trois façons, d’après la docteure: des conflits entre collègues pro-palestiniens et pro-israéliens peuvent éclater, des tensions et de la méfiance peuvent s’installer et une baisse de performance peut être observée chez les employés inquiets.
Cécile Rousseau, qui est aussi professeure au Département de psychiatrie à l’Université McGill, appelle les entreprises à faire preuve de vigilance sur le deuxième point. « On peut avoir l’impression que parce qu’on n’en parle pas, ça n’existe pas. Or, ce n’est pas toujours le cas. »
Ainsi, un message empathique envers toutes les parties devrait circuler, dans lequel la souffrance, la colère, la tristesse ou la détresse de tous doivent être reconnues et normalisées.
Ce serait peut-être même le bon moment que la Division des ressources humaines réitère des règles de conduite claires lorsque les employés souhaitent exprimer leur position, propose Ghislaine Labelle.
« On pourrait par exemple inviter les collègues à reconnaître que des choses difficiles se déroulent en Israël et en Palestine, ce qui peut toucher plusieurs d’entre nous de façon différente », suggère Cécile Rousseau.
Souvent, constate la docteure, une telle démarche parvient à apaiser les tensions et réduit les chances qu’un conflit éclate.
À contrario, les organisations qui prennent position et qui n’apportent leur soutien qu’à un seul des deux camps, ou qui ne légitimisent la souffrance que de l’un ou l’autre, jettent de l’huile sur le feu.
Ghislaine Labelle, qui abonde dans le même sens, ajoute que « la position à prendre, c’est de reconnaître qu’on a le droit d’avoir nos opinions, mais que le milieu de travail n’est pas un endroit où en débattre. […] C’est un sujet qui peut créer beaucoup de discorde ».
Ne pas museler ses employés
En cas de conflit, la docteure recommande d’abord d’adopter une démarche de médiation plutôt que de sauter vers la démarche punitive. Les gens vont certes cesser d’en parler s’ils risquent des conséquences, admet-elle. Le climat de travail peut néanmoins en pâtir.
« On doit dire aux employés qu’on comprend qu’ils sont à l’envers, qu’ils ont des positions différentes et opposées. Ils doivent toutefois avoir du respect pour leur collègue et reconnaître que l’autre souffre aussi. »
Ghislaine Labelle souligne l’importance de rappeler aux deux parties les points qui les rallient, comme ce dernier, afin de calmer les tensions entre coéquipiers.
Les gestionnaires peuvent inviter leurs salariés à canaliser leur indignation vers des gestes de solidarité. « La meilleure façon de se débarrasser de sa colère, ce n’est pas de s’engueuler, c’est d’aider, d’aller dans l’action, se demander ce qu’on peut faire, même si c’est peu », dit Cécile Rousseau.
En dernier recours, des mesures coercitives peuvent être adoptées, quittent à édicter que le lieu de travail n’est pas un endroit où faire de la politique.
La docteure décourage les organisations qui veulent dès le départ empêcher leurs employés de parler de ce conflit pour limiter les débordements. Cette forme de censure n’est pas souhaitable, d’après elle.
Les deux expertes rappellent que les raccourcis cognitifs qui amènent « à voir l’autre comme un monstre », en décrétant par exemple que les gens qui soutiennent le peuple palestinien approuvent le Hamas, ou en qualifiant les personnes qui dénoncent la politique du gouvernement israélien d’antisémites, doivent être évités à tout prix.