Matt Mullenweg a 26 ans. Il paraît sur la liste des 25 personnalités les plus influentes du Web du magazine Business Week, et sur celle des 30 entrepreneurs les plus cools du magazine Inc. Il est aussi diplômé en sciences politiques de l'Université de Houston, saxophoniste et photographe amateur. Sa contribution à l'univers Web permet à des centaines de milliers de personnes de s'exprimer tous les jours, parfois plusieurs fois par jour : on lui doit le logiciel de création de blogues WordPress. En 2005, il s'est inspiré de ce logiciel pour lancer sa PME, Automaticc, afin d'élaborer un modèle d'entreprise rentable. Automaticc offre, par exemple, le service de soutien technique et d'hébergement VIP aux entreprises qui utilisent WordPress et le service de contrôle de pourriels Akismet, gratuit pour les particuliers et payant pour les entreprises. Issu de la philosophie freemium qui consiste à offrir son produit gratuitement aux clients, WordPress a évolué vers un modèle d'entreprise qui combine la gratuité et les services payants selon le produit et la clientèle. Nous avons rejoint Matt Mullenweg... quelque part au bout de son cellulaire !

Diane Bérard - Lors de votre première ronde de financement, en 2006, vous avez affirmé : " Je ne voulais pas trop d'argent, un million me suffisait. " Comment une entreprise peut-elle avoir trop d'argent ?

Matt Mullenweg - Cet argent n'est pas gratuit, il a un prix. Vous devez satisfaire les attentes de ceux qui investissent dans votre entreprise, et cela, au rythme qu'ils vous imposent. Ensuite, je constate que plus vous avez d'argent, plus vous prenez de risques. À titre d'entrepreneur, il vaut parfois mieux ne pas trop en avoir. En 2006, je n'avais pas encore une vision claire de ce que je voulais faire de WordPress et d'Automaticc; Avec 1,1 million de dollars, je comblais mes besoins sans me mettre dans le pétrin. Pour ma seconde ronde de financement, j'ai récolté 30 millions. Cette fois, nous savions à quoi l'employer. Lors d'une ronde de financement, le timing est essentiel.

D.B. - Pourquoi avez-vous inventé WordPress ?

M.M. - Pour démocratiser l'édition, et pour permettre aux gens de s'exprimer et d'échanger, d'être liés les uns aux autres. Je suis un passionné de communication. Avec WordPress, j'offre un outil convivial pour y parvenir. Il ne reste qu'à ajouter vos idées.

D.B. - Tous les blogues ne sont pas nécessairement pertinents...

M.M. - Tout ce qui se dit et s'écrit dans les médias traditionnels est-il pertinent ?

D.B. - Vous êtes pdg depuis l'âge de 19 ans. Quel est l'avantage et l'inconvénient d'être un jeune dirigeant ?

M.M.- L'avantage : vous n'êtes pas conscient de vos limites, alors vous osez tout. L'inconvénient... c'est le même ! (rires)

D.B. - Aujourd'hui, vous êtes un " vieil " entrepreneur de 26 ans. Avez-vous changé en sept ans ?

M.M. - Oui et non. Mes valeurs sont les mêmes. Par contre, ma vision de l'entreprise, elle, a évolué. À 19 ans, je me disais : " En cas de faillite, je n'ai qu'à retourner vivre chez mes parents ! " À 26 ans, j'ai le souci de créer une entreprise durable - c'est-à-dire rentable aujourd'hui et demain -, car des employés et leur famille dépendent de moi. Ce qui a changé avec les années, ce n'est pas ce que je fais différemment, mais plutôt ce que je ne ferai pas : pas de dépenses inutiles ou superflues.

D.B. - À 40 ans, vous aurez été patron depuis 20 ans déjà. En quoi serez-vous différent de celui qui devient patron à 40 ans ?

M.M. - J'espère que je serai bon ! Je blague. En fait, je me sens déjà tout à fait à l'aise dans mon rôle de patron, c'est naturel. Ce qui ne signifie pas que ce soit facile.

D.B. - À peine six personnes travaillent à votre local de San Francisco, qui ressemble davantage à un lounge qu'à une entreprise. Les autres sont éparpillés partout dans le monde. Comment les recrutez-vous ?

M.M. - Je ne les recrute pas, ils me recrutent ! Ce sont eux qui nous approchent. Tous croient autant que moi à la libéralisation de la communication. Ils joignent Automaticc parce qu'ils ont besoin de travailler pour quelque chose de plus grand qu'eux, quelque chose de plus qu'un chèque de paie.

D.B.- De plus en plus de médias traditionnels rendent une partie de leur contenu payant. Modifierez-vous WordPress pour que les blogueurs puissent faire de même ?

M.M. - Non, ce serait à l'encontre de la philosophie du blogue. Et puis, cela n'aurait aucun lien logique avec la structure de coût d'un blogue. Je ne suis pas convaincu de la stratégie qu'emploient les médias traditionnels; ils transposent leur vieille structure de revenus dans un nouvel environnement.

D.B. - La protection de la vie privée sur Internet et dans les médias sociaux est un sujet chaud. Comment régler cette question ?

M.M. - Elle ne se règle pas. Aucune technologie ne pourra nous permettre de retourner au degré de protection que nous connaissions auparavant. Nous laissons trop de traces, trop d'information est accumulée sur nous dans des endroits que nous ne soupçonnons même pas. Et puis, ces traces circulent, toutes ces banques de données sont de plus en plus liées. Il ne nous reste qu'à suivre le conseil de ma mère : " Ne fais rien, n'écris rien que tu ne voudrais pas voir à la une d'un journal. "

D.B. - Les adolescents n'ont aucune pudeur, ils disent et montrent tout sur Internet. Puisque toutes nos traces demeurent, qu'en sera-t-il lorsque ces ados arriveront sur le marché du travail ?

M.M. - Rien, puisqu'ils seront tous dans la même situation. Leur patron saura tout sur eux, et qui sait, peut-être qu'eux aussi sauront tout sur leur patron ! Ce sera un autre monde du travail, il ne faut pas le voir avec nos yeux d'aujourd'hui.

D.B. - Le modèle de sociétés comme la vôtre laisse perplexe. Par exemple, on ne comprend toujours pas comment Twitter fait de l'argent... si elle en fait. Cela vous ennuie-t-il qu'on vous demande d'où viennent les revenus de votre entreprise?

M.M. - Pas du tout. C'est une question très pertinente. Au fond, en posant cette question, les gens veulent savoir si votre entreprise est assez rentable pour que le produit qu'ils ont acheté chez vous soit encore disponible demain. Si vous serez encore là pour le vendre et le soutenir. À titre indicatif, nos revenus viennent des services payants que nous avons ajoutés au fil des ans. Cependant, l'accès et l'utilisation régulière de WordPress demeurent gratuits.

D.B. - Un pdg qui oeuvre dans un secteur traditonnel peut-il s'inspirer de ce que vous faites ?

M.M. - Évidemment. Je suis convaincu que si les entreprises traditionnelles appliquaient nos principes et notre culture d'ouverture et de transparence, leurs affaires s'en porteraient mieux. Par exemple, chaque fois que nous développons un nouveau produit, nos utilisateurs sont impliqués dès le début. Ces clients bêta testent et commentent nos produits. Grâce à eux, nos produits sont mieux conçus et plus utiles. N'importe quelle entreprise peut faire cela. J'imagine très bien le secteur de l'automobile travaillant ainsi. Lorsque vous êtes transparent avec vos clients, vous l'êtes aussi avec vos employés et avec le marché. Cela devient une seconde nature.

D.B. - Avez-vous appris quelque chose des entreprises traditionnelles ?

M.M. - Vous savez, sous son couvert de nouveauté, Automaticc est une entreprise. Nous n'avons pas tout réinventé. J'ai lu et je lis encore de nombreux manuels de gestion. J'ai appris beaucoup sur l'histoire et les stratégies de Pepsi, Apple, Microsoft, Intel, etc.

D.B. - Quel pdg vous inspire le plus ?

M.M. - Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon, à cause de sa vision à long terme, et même à très long terme. Il accepte de travailler aujourd'hui sur des produits qu'il ne lancera pas avant plusieurs années, s'il ne les lance jamais. Peu de pdg investissent ainsi dans l'avenir. Pourtant, c'est ainsi que je conçois les affaires, en fonction d'une vision durable, pas d'un horizon à court terme.

D.B. - Une bataille se joue entre les plateformes ouvertes (Google) et les plateformes fermées (Apple et Facebook). Qui gagnera ?

M.M. - Vous comprendrez que quelqu'un comme moi ne peut défendre les plateformes fermées. L'essence même de WordPress est l'ouverture, cela correspond à mes valeurs. Mais si vous parlez à Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, il vous dira que sa plateforme est plus ouverte que celle d'AOL. Vous voyez où je veux en venir : d'un côté, il y a ceux qui trouveront toujours un environnement plus fermé que le leur pour justifier leur résistance à s'ouvrir, et de l'autre, ceux qui affirmeront qu'aucun environnement n'est assez ouvert. À mon avis, personne ne gagnera. Il en restera ainsi.