Gabriel Tupula, président-directeur général de Big Bang, une entreprise spécialisée en services-conseils en transformation numérique (Photo: Martin Flamand)
LE TÊTE-À-TÊTE. Gabriel Tupula, PDG de Big Bang, ne met pas de lunettes roses: la pandémie a fait mal à son entreprise. Alors que les besoins en transformation numérique sont plus forts que jamais — et que les solutions sont plus nombreuses qu’autrefois —, celui qui reconnaît le pouvoir de la mondialisation ne baisse pas les bras. Au contraire, il est prêt à déchiffrer le code qui lui permettra de reprendre la route vers la croissance, en commençant par l’atteinte d’une stabilité. Entrevue avec un homme qui croit en l’esprit collaboratif pour paver le chemin vers la réussite.
Un de vos mantras, c’est la délégation. Comment cela se reflète-t-il dans votre entreprise et en quoi est-ce un avantage?
J’ai été éduqué avec la mentalité qu’avec les droits viennent les devoirs, et donc qu’avec les devoirs viennent les droits. Je le transpose dans mon entreprise. Quand je délègue, la personne part avec le morceau et elle a le droit de se planter. Tout le monde se découvre et s’émancipe dans cette manière de faire.
Ce n’est pas parce qu’on peut faire quelque chose qu’on doit la faire. Le plus que je suis inutile dans l’entreprise, le mieux c’est. Ce n’est pas une blague, je le crois vraiment. Certains leaders sont peut-être attachés à ce qu’ils font, moi, je suis attaché à ce que je vais faire. Ça vient peut-être avec un déficit d’attention aussi (rire). Si une personne est meilleure que moi pour une tâche, tant mieux.
Il y a quelques années, c’était impensable que je parte en vacances deux semaines. Aujourd’hui, on a une équipe de direction bien rodée, tout le monde connaît ses responsabilités, donc je peux travailler sur d’autres projets.
Sans avoir de quotas, vous réussissez à ce que votre main-d’œuvre soit à 60% issue de communautés culturelles. Quelle est votre recette secrète?
Il n’y a pas de recette magique. Je viens moi-même de deux cultures : québécoise et congolaise. J’ai toujours vu un avantage au multiculturel, bien avant que ça devienne à la mode. C’est dans ma nature. J’ai grandi à Montréal, qui est multiculturel, j’ai des amis issus de toutes les cultures. Je suis, comme on dit en anglais, colorblind. Quand on engage du personnel ici, ç’a toujours été pour les aptitudes et les skillset. On a engagé des gens intelligents et ça a donné cette statistique. C’est aussi le cas au sein de notre équipe en France. On engage les gens pour leur savoir-faire avant tout. Je me considère chanceux d’avoir une équipe de direction de tous les horizons et je pense qu’en s’entourant de personnes intelligentes, ça donne quelque chose de bon.
Quels sont les principaux défis que vous remarquez actuellement auprès de votre clientèle?
Nous avons la chance d’avoir plus de la moitié de nos clients à l’extérieur du Canada, donc les défis qu’on observe ne sont pas les mêmes dans chaque localité. Dans les années 1990 et 2000, on lisait dans les journaux que le Québec avait dix ans en retard en commerce électronique. La pandémie en a fait bouger plus d’un sur le marché local. On a vu notamment les gouvernements mettre sur pied les programmes ESSOR au provincial et PCAN au fédéral. Je pense que l’intention d’encourager le rattrapage en transformation numérique est noble. Toutefois, le revers de l’initiative, c’est que ça vient ralentir les entreprises dans leur virage. Le temps que le consultant produise l’audit de l’organisation, ça peut prendre de 8 à 12 mois pour seulement mettre la main sur une subvention. C’est beaucoup trop long.
Je m’explique. Le fardeau des entreprises, au-delà d’opérationnaliser les choix, se trouve dans la décision. Aujourd’hui, les solutions infonuagiques modernes ont de une à trois mises à jour par année. Ça va vite. Si ça prend un ou deux ans à un entrepreneur pour choisir quelle solution adopter, ça ne cadre pas avec la vitesse de transformation des applications. Le défi des organisations, dans un contexte où il y a une explosion du nombre de possibilités — il y en a 100 fois plus qu’il y a dix ans —, c’est de se retrouver là-dedans.
Si j’avais une baguette magique, je ferais en sorte que les entreprises prennent des décisions plus rapidement, parce que pendant qu’on gèle sur place, on manque le train. Les gens sont très analytiques et craignent de sauter le pas. Plus l’entreprise est grosse, plus des gens sont consultés et plus le temps d’arriver à un consensus est long. Ça ralentit le processus. La transformation numérique, c’est beau, mais si les gens figent à l’étape décisionnelle, c’est plus délicat. Sur les autres marchés, c’est moins un défi qu’on remarque. Les gouvernements sont moins interventionnistes, donc les gens se reposent sur eux-mêmes pour prendre la décision. Ça va un peu plus vite.
Notre position unique sur le marché, c’est qu’on est multisolutions. Les gens qui aspirent à être nos concurrents vont se spécialiser dans un ou deux produits, alors que nous en avons une dizaine. C’est assez compliqué, mais ça nous permet d’aiguiller vraiment nos clients.
Où aimeriez-vous que votre entreprise soit dans dix ans?
Je vais dire un mot qu’on ne m’a pas entendu dire souvent: stabilité. Je suis un ardent croyant du bienfait de sortir de sa zone de confort, de repousser ses limites et de redéfinir l’innovation. Former et grandir de manière stable et soutenue dans un marché où les gens font des entrevues en pyjama à gauche et à droite et qu’ils changent de job après six mois — en TI, c’est comme ça, alors qu’il y a une très forte demande pour les gens conformes —, c’est un défi auquel nous n’avons pas trouvé encore toutes les réponses. C’est pourquoi, d’ici quelques années, j’aimerais être arrivé à l’aboutissement d’une recette éprouvée. C’est le fun de sortir de sa zone de confort, mais il faut surtout fermer la boucle du déséquilibre que la pandémie a créée. Les gens qui me connaissent vont sûrement se dire que je suis menteur, que je souhaite autre chose, mais aujourd’hui, c’est ce que j’ai en tête. L’heure est encore à la réflexion, pour être honnête. Comment nous adaptons-nous? Dans quoi devons-nous investir? Qu’est-ce qui va faire la différence? Je travaille à trouver les réponses.
Vous êtes d’avis que la mondialisation a beaucoup à offrir aux entreprises. Pourquoi?
Tout comme le multiculturalisme, qui est un vrai avantage, je pense que la multigéographie en est un aussi, tout comme le multimarché et le multiproduit. Dans le multimarché, c’est rare que tout s’écroule en même temps. Je pense que, pandémie ou pas, avoir des pions répartis, c’est mieux. Il n’y a personne qui a une boule de cristal et la pandémie nous a donné une leçon que tout le monde devrait apprendre avec humilité. Ce que je pensais en 2019 et ce que je pense aujourd’hui, c’est à des années-lumière. Cependant, je demeure convaincu qu’être mondialisé est un avantage. Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, c’est une recette gagnante.
Vous croyez beaucoup à l’apprentissage par osmose, soit au fait qu’en assoyant une recrue à côté d’une personne performante, elle devient à son tour performante.
Oui, je suis un adepte du baptême par le feu. Je dis toujours que mes enfants vont peut-être avoir fait un MBA juste parce que je les accompagne à l’école chaque matin et qu’ils assistent parfois à mes appels et à mes conférences. Je pense qu’exposer les gens à l’action, les amener sur la ligne de front, c’est important. Les bureaux dans un espace ouvert, ce n’est pas juste pour être cute. Que ce soit lorsque je deal avec un fournisseur, un client, un banquier ou un avocat, si les gens m’entendent parler, ils vont apprendre de ces discussions. C’est ça l’apprentissage par osmose: tu prends des notes, tu finis par imiter et par te réapproprier les trucs. Tout le monde gagne là-dedans.
Certaines études montrent qu’en nous faisant interrompre, nous perdons notre concentration pendant quatre heures. C’est pourquoi les bureaux fermés permettraient d’être plus productifs. Cependant, autant j’aime l’inconfort, le chaos organisé et la croissance rapide, autant j’aime les espaces ouverts pour que tout le monde puisse entendre tout. Pour moi, quand tout le monde entend tout, tout le monde apprend tout plus vite aussi. Dans le contexte de travail actuel, où mes employés viennent au bureau deux fois par semaine, je n’ai pas compris comment on allait remplacer cet apprentissage par osmose. C’est un des défis auquel je vais m’atteler.