Une question de valeurs

Publié le 20/10/2012 à 13:19, mis à jour le 22/10/2012 à 13:20

Une question de valeurs

Publié le 20/10/2012 à 13:19, mis à jour le 22/10/2012 à 13:20

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Trop d’entreprises font un retour en arrière en exerçant une gestion par la peur, affirme Margaret J. Wheatley. Les dirigeants devraient plutôt protéger leurs valeurs pour bâtir des communautés vigoureuses au sein de leur entreprise.

Par Art Kleiner, strategy+business

PARAGRAPHE SUR L’AUTEUR EN PAGE DE DROITE : Avec son premier livre, Leadership and the New Science: Learning about Organization from an Orderly Universe (Berrett-Koehler, 1992), Margaret J. Wheatley a posé la première pierre d’un corpus qui traite des liens entre l’apprentissage organisationnel, le leadership novateur et des domaines d’études tels que la théorie du chaos, la physique quantique et les neurosciences. À la même époque, elle a cofondé l’Institut Berkana, un organisme sans but lucratif établi aux États-Unis dont les efforts expérimentaux visent à bâtir des communautés vigoureuses partout dans le monde, souvent dans des régions très défavorisées. Au cours des 15 années qui ont suivi, les opinions de Margaret J. Wheatley sur les communautés et son expérience des pratiques de gestion novatrices en ont fait une figure clé d’un vaste réseau de pionniers du changement et de l’apprentissage organisationnel.###

Pourquoi l’esprit communautaire est-il important actuellement ?

MARGARET J. WHEATLEY : Lorsque je demande aux gens combien de temps ils passent avec leurs collègues à réfléchir à ce qu’ils ont appris de leurs récents efforts, ils me fixent, le regard vide. Il est difficile de se rappeler comment on gérait en prenant le temps de trouver des solutions ensemble et en tirant des leçons de l’expérience. Emportés par le rythme effréné de la vie, nous nous interpellons sans nous voir (et nous nous provoquons et nous nous irritons mutuellement plus facilement), si bien que nous sommes en train de perdre l’esprit communautaire, la seule ressource qui aide l’homme à surmonter les difficultés. Pour moi, la communauté — des gens qui travaillent ensemble tout en sachant que les autres sont là pour les soutenir — est une ressource d’une importance capitale, mais pratiquement invisible. La communauté est la seule chose qui nous aide à traverser la plupart des situations difficiles (pensez aux catastrophes naturelles, aux crises familiales, aux guerres et aux bouleversements). En cette période de crise économique et de détresse psychologique, toutes les organisations ont besoin de leaders qui peuvent aider les gens à retrouver leurs capacités, leur énergie et leur désir de contribuer. La seule façon d’y parvenir, c’est de travailler en groupe, et non isolément.

L’esprit communautaire est cependant rare dans la plupart des entreprises. Non seulement beaucoup de leaders nient son importance, mais ils le détruisent par leurs méthodes de gestion actuelles.

Avez-vous des exemples... ?

M. J. W. : J’ai travaillé avec de nombreux dirigeants d’entreprise avant-gardistes au fil des ans. J’observe en ce moment une frustration croissante chez eux. Ils ne peuvent plus motiver les gens avec des moyens qu’ils savent efficaces. Ils sont plutôt soumis aux impératifs de leur conseil d’administration et de leurs supérieurs. Ils s’occupent à des choses qui leur semblent insignifiantes ou qui représentent une perte de temps, ou encore dont ils savent, par expérience, qu’elles ne mèneront à rien de constructif. Ils doivent constamment effectuer des compressions et obtenir de meilleurs résultats avec moins de ressources. Ils se sentent lourdement sollicités, mais estiment qu’ils ne peuvent faire autrement que de répondre à ces exigences.

Le nouvel encadrement organisationnel est restrictif et tyrannique, la peur lui servant de principal moyen de motivation. Les entreprises connaissent donc de profondes difficultés dans le climat économique actuel. Et, bien sûr, un cycle de renforcement s’installe : plus les résultats financiers sont mauvais, plus le contrôle devient rigoureux.

Deux choix s’offrent aux leaders. Ils peuvent, d’une part, miser sur la ressource invisible des gens, car ceux-ci se motivent eux-mêmes lorsqu’on les invite à s’engager ensemble. Cette méthode donne des résultats probants sur le plan de l’amélioration de la productivité, de l’innovation et de la motivation, mais elle suppose qu’on délaisse l’approche de gestion par la peur au profit d’une foi dans la capacité de la plupart des gens à contribuer, à être créatifs et intrinsèquement motivés. D’autre part, ils peuvent continuer à sabrer tout en resserrant les contrôles et en utilisant des moyens de coercition pour les appliquer. Cette méthode détruit le rendement, mais c’est l’approche la plus courante aujourd’hui.

Certains diront que ces compressions ramènent l’entreprise à la taille qu’elle aurait dû avoir en premier lieu.

M. J. W. : Je serais ravie si c’était le cas. Les hauts dirigeants pourraient utiliser la crise pour changer leurs modèles d’affaires, pour réorganiser leurs systèmes de ressources humaines, pour modifier la façon dont ils motivent les gens et pour repenser leur propre leadership. Mais je ne vois rien de tel. Au contraire, trop de gens déplorent l’augmentation des comportements mesquins au sein de leur entreprise. Qui plus est, il semble y avoir un climat grandissant de mépris pour l’expérience et la compétence des individus — les embauches et les licenciements se font en fonction de coûts de main-d’œuvre les moins élevés possibles (et j’inclus les hauts dirigeants, ici). S’il est possible de trouver quelqu’un qui fera le travail à un coût inférieur parce qu’il a moins d’expérience et de compétences, c’est lui qu’on embauche.

Pourquoi certains vendeurs réussissent-ils mieux que d’autres ? Le système de récompense et de motivation n’a rien à voir dans leur réussite. Celle-ci tient beaucoup plus à des facteurs complexes tels que leurs relations, leur capacité d’écoute et leur aptitude à se motiver. Au lieu d’accorder de l’importance à ces facteurs, les entreprises simplifient les critères et agissent comme si n’importe qui pouvait accomplir n’importe quel travail, comme si les gens étaient facilement remplaçables.

Si vous examinez les sondages sur la satisfaction professionnelle ou si vous écoutez les gens, vous constaterez à quel point ce climat a nui à la plupart des entreprises. La gestion a régressé par rapport aux années 1980 et 1990. À l’époque, les gens discutaient couramment de l’engagement de la main-d’œuvre et des facteurs de motivation intrinsèques. Aujourd’hui, ils sont au contraire démoralisés, désenchantés et désabusés. Ils craignent de parler ouvertement de ce qu’ils ressentent, car ils veulent garder leur emploi. Les gens sont beaucoup moins libres de donner leur démission dans la conjoncture actuelle.

D’où viennent la peur et l’angoisse ? Sont-elles liées à l’incertitude, à la crainte de l’échec ou à la peur d’une perte d’emploi ?

M. J. W. : C’est tout cela. Les gens sont angoissés parce que l’époque actuelle le justifie. Ils se sentent marginalisés et impuissants. Et puis, il existe une crainte plus personnelle, pas aussi facile à nommer. Les leaders craignent de ne pas savoir régler les problèmes auxquels ils font face. Les vieux modèles de commande et de contrôle — l’établissement de budgets, de stratégies et de prévisions, les mesures incitatives, les évaluations — ne fonctionnent pas dans un environnement changeant et instable. Rien ne fonctionne comme il se doit.

Si la situation est aussi sombre et tendue, comment s’attendre à ce que les gens repensent leur mode de gestion ?

M. J. W. : Il est plus intéressant d’inverser cette question. La situation étant aussi sombre et tendue, pourquoi ne repensons-nous pas notre mode de gestion ? Nous sommes à un tournant. Soit nous continuons à nous enfoncer dans l’incompétence et les solutions qui n’en sont pas, soit nous regardons les choses en face et nous envisageons de nouvelles façons de penser et d’agir. Une de mes citations préférées, qui s’applique parfaitement à la situation actuelle, est attribuée au mystique soufi du 13e siècle, Rûmî : « Asseyez-vous et restez tranquille. Vous êtes ivre, et nous sommes au bord du toit ».

On a toujours le choix. Dans notre monde, ce que nous faisons, les gens que nous aimons, ceux que nous détestons, tout est un choix. Lorsque nous en prenons conscience et que nous commençons à agir en conséquence, nous recouvrons notre liberté et la maîtrise de notre vie. Cela ne veut pas dire que vous devriez quitter votre emploi à cause de votre frustration, mais plutôt que vous pensiez plus sérieusement aux choix que vous avez faits, à ceux que vous ferez à l’avenir, à vos valeurs et à votre choix de persévérer.

Pouvez-vous donner un exemple ?

M. J. W. : Prenez le programme « Warriors Without Weapons », que l’Institut Elos a lancé au Brésil et qui s’est propagé dans le monde entier. Dans la plupart des programmes d’aide qui visent une frange de la population, on présume que la pauvreté est nécessairement issue de l’incapacité à s’aider soi-même. Toutefois, l’Institut Elos réunit des gens pour « jouer », comme ils disent. Le jeu est en réalité une expérience dans laquelle des gens font équipe pendant des jours ou des semaines, des étrangers se joignant aux gens de l’endroit pour accomplir un travail extrêmement difficile, comme le nettoyage et la reconstruction de quartiers entiers. Ils invoquent l’esprit ludique (qui est différent du plaisir) pour amener les gens à oublier leurs peurs et leurs préjugés. Les participants prennent des risques parce que « ce n’est qu’un jeu ». Ils rivalisent les uns avec les autres. Leurs relations sont teintées d’un sentiment d’engagement. Ainsi, ils accomplissent un travail très difficile qui autrement serait une tâche titanesque.

On semble y percevoir une façon très engagée de prendre des initiatives et de mener le travail. Il serait étonnant d’observer cette façon de faire au sein, disons, d’une grande société de biens de consommation ou d’énergie.

M. J. W. : Non, je ne le pense pas. On trouve des îlots de bon leadership dans toute grande entreprise. Je les ai appelés des « îlots de possibilités » dans certains de mes travaux antérieurs. Les dirigeants de ces îlots réalisent couramment leurs objectifs tout en motivant les employés et en atteignant des niveaux élevés de productivité. Paradoxalement, ils ne parviennent jamais à modifier le comportement de la majorité, même si ces quelques îlots atteignent ou dépassent les objectifs fixés par la haute direction. Tout indique que les innovateurs sont marginalisés. On pourrait s’attendre à ce qu’ils soient récompensés, qu’on leur offre une promotion et qu’on leur confie la responsabilité de montrer à tous les autres comment s’y prendre. Or, au contraire, ils sont ignorés ou invisibles. Leurs supérieurs reconnaissent leurs réussites, mais affirment avec désinvolture : « Je ne sais pas comment vous avez réussi à obtenir de tels résultats ». Et ils ne cherchent pas à en apprendre davantage. Je vois cela comme une réponse aut0-immune. Les dirigeants ne veulent pas savoir comment vous avez obtenu ces résultats si votre méthode est contraire à celle qui est préconisée par le système (que celui-ci fonctionne ou pas). S’ils devaient s’intéresser à ces approches innovatrices, ils devraient eux-mêmes changer.

En même temps, la plupart d’entre nous savent d’expérience quel type de leadership fonctionne le mieux. J’ai demandé à des gens de tous âges et de diverses cultures de me parler d’un leader qu’ils ont été heureux de suivre et de me dire en quoi ce leader était remarquable. Plusieurs facteurs comme l’intégrité, le sens de l’humour, une orientation bien définie et une vision claire ont souvent été mentionnés. Cependant, la caractéristique la plus courante des leaders marquants est leur capacité de créer des conditions de travail au sein desquelles les gens se sentent encouragés et soutenus, où ils sont appelés à se dépasser, et qui leur permettent de devenir plus forts et plus compétents dans l’accomplissement de leur travail. Les descriptions sont toujours les mêmes : « Le leader pensait à moi et me faisait confiance (tout comme je lui faisais confiance). Il considérait que j’avais les compétences requises, me soutenait et m’encourageait à me surpasser et à exceller. Le leader ne cherchait jamais à se mettre en avant ».

J’ai entendu ce commentaire dans un si grand nombre de cultures que cela m’a convaincue qu’il n’existe qu’un seul type de leadership auquel les gens réagissent favorablement. Si nous voulons que les gens contribuent, si nous voulons qu’ils deviennent plus intelligents à mesure qu’ils résolvent chaque problème ou qu’ils traversent chaque crise, si nous voulons développer nos entreprises pour qu’elles soient plus aptes à réagir, plus intelligentes et plus durables, alors nous devons changer la façon dont nous les dirigeons. Nous ne pouvons plus diriger par la peur et le contrôle. Les gens ne relèveront les défis d’aujourd’hui que si leurs leaders les encouragent et les appuient, et qu’ils ont foi en leur contribution.

Les îlots de possibilités sont importants, car les leaders doivent intentionnellement créer des lieux où les gens peuvent contribuer. Le travail d’un leader consiste en partie à créer des pare-feux pour écarter la bureaucratie et les forces de résistance au changement des grandes entreprises de façon à ce que le personnel ait un sentiment de liberté assez grand pour innover et créer. Je suis certaine qu’à l’intérieur de ces îlots, les gens respectent les plans, deviennent plus intelligents et plus aptes à réagir aux exigences et aux crises, en plus de devenir plus compétents de façon générale.

Une fois que nous savons tout cela, nous faisons des choix plus éclairés. Nous pouvons choisir de continuer, d’avoir de l’influence là où c’est possible, de changer la vie de notre personnel, et d’être un de ces leaders dont les gens se souviennent avec reconnaissance. Nous pouvons apprendre à négocier au sein de ces grandes bureaucraties où l’inquiétude règne, de façon à ce que les gens puissent encore y accomplir du travail utile et de qualité.

Malheureusement, je ne m’étonne plus que les grandes entreprises ne tiennent pas compte de ces îlots de possibilités. C’est un terrible gaspillage, mais c’est ainsi.

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