Logo - Les Affaires
Logo - Les Affaires

Tendance RH 2024: porter plusieurs casquettes

Catherine Charron|Édition de janvier 2024

Tendance RH 2024: porter plusieurs casquettes

Hydro-Québec est aux premières loges pour constater de quelle manière ces deux phénomènes bouleversent déjà la gestion des talents. (Photo: Martin Flamand)

Cantonner ses employés dans la « petite boîte » de leur description de poste, c’est tellement 2023. Dorénavant, les employeurs doivent plutôt s’assurer de profiter de toute l’expertise de leurs salariés, même celle qui ne touche pas directement leur fonction. Puissant outil de fidélisation et d’optimisation de leur contribution, ce renouveau de la gestion des talents met aussi en lumière les déficits de compétences occasionnés par la pénurie de main-d’œuvre. Saurez-vous adopter cette nouvelle tendance ?

Dans son rapport « Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2023 », l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a tiré la sonnette d’alarme: pour que la transition écologique et l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) générative se fassent avec résilience, on doit « offrir aux adultes la possibilité d’améliorer et de recycler leurs compétences tout au long de leur vie et veiller à ce que les compétences soient efficacement mobilisées ». Le hic, c’est que ce n’est pas ce qui est observé sur le terrain.

Comptant plus de 20 000 employés et jouant un rôle clé dans la transition énergétique de la province, Hydro-Québec est aux premières loges pour constater de quelle manière ces deux phénomènes bouleversent déjà la gestion des talents. Son équipe de développement des compétences l’a bien compris et planche depuis quelques mois sur un plan afin d’ajuster ses pratiques en conséquence.

Ce plan comprend plusieurs facettes novatrices telles que des lunettes de réalité augmentée et un moteur de recherche intelligent de formation, mais surtout, il accorde une plus grande place aux aptitudes de son personnel dans son organigramme.

Cet inventaire de l’expertise interne et la possibilité de faire rayonner ses habiletés au-delà de son équipe nucléaire ne signifient pas pour autant que la société d’État biffera sa structure, ou encore qu’elle tirera un trait sur les postes bien définis, précise sa directrice, Annie Bélanger. « C’est plutôt de voir quels sont les talents qu’a Hydro-Québec, quels emplois seront modifiés [par les transitions à venir] et comment je peux utiliser les compétences de ces gens-là ailleurs, explique-t-elle. C’est d’avoir une vue d’ensemble et une planification stratégique de tes ressources pour éviter de les perdre. »

Cette importance accordée aux compétences de ses salariés et à leur développement est la voie que doivent emprunter les entreprises québécoises pour tirer elles aussi leur épingle du jeu, d’après les experts interrogés par Les Affaires.

Ce qui différencie principalement cette approche de celle dite plus traditionnelle de la gestion de la main-d’œuvre, c’est qu’elle permet d’aller au-delà des « petites boîtes », indique Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.

Cette démarche oblige les entreprises à se demander quelles sont les habiletés essentielles pour accomplir les tâches qui incombent à un emploi. Elle les force aussi à déterminer celles dont leur équipe devra disposer pour mener à bien ses projets. Si les aptitudes de ses salariés actuels ne suffisent pas, elles sauront ainsi sur quoi les former.

« Ce n’est pas fait dans l’optique qu’ils occupent un poste précis dans deux ans, nuance Manon Poirier. Les choses changent si vite aujourd’hui qu’on ne sait peut-être même pas encore qu’on aura besoin d’une nouvelle fonction. Ça permet de garder les gens plus longtemps, car on peut imaginer davantage de mouvements latéraux » dans l’organigramme.

 

SUIVANT -> «Réduflation» de la main-d’œuvre

«Réduflation» de la main-d’œuvre

Cette meilleure compréhension des acquis des membres de son équipe permet aussi de braquer les projecteurs là où l’organisation accuse du retard ou manque carrément de compétence.

En effet, en 2022, les entreprises du Fortune 500 clientes d’Explorance avaient en moyenne besoin de sept ans pour retrouver un niveau d’expertise similaire à celui de 2019 d’après ses calculs. Ce phénomène est non moins vrai au sein des PME du Québec, rapporte Samer Saab, PDG de la société montréalaise spécialiste du développement de logiciels pour améliorer l’expérience des employés.

Selon ce qu’observe Martin Lafrance, directeur du conseil des ressources humaines chez Raymond Chabot Grant Thornton, faute du candidat idéal, nombre d’entreprises embauchent des travailleurs qui n’ont ni les compétences ni même l’expérience autrefois exigées pour camper un rôle.

« Avant, on pouvait se permettre de choisir la crème de la crème, mais là, avec la pénurie et un bassin de main-d’œuvre plus restreint, on engage des gens beaucoup moins expérimentés, ce qui nous oblige à adapter nos programmes de formation », confirme Annie Bélanger.

Annie Bélanger, directrice pour le développement des compétences à Hydro-Québec (Photo: Martin Flamand)

Les départs à la retraite et la mine d’or de connaissances que les travailleurs emportent avec eux expliquent aussi ce phénomène, d’après Marie-Pier Bédard, vice-présidente exécutive à Randstad Canada.

Les entreprises qui surveillent de près les aptitudes des employés évitent que la transition climatique et la démocratisation de l’IA ne rendent désuète une partie de leur équipe.

En 2018 déjà, Deloitte soulignait que « la demi-vie d’une compétence professionnelle — soit la période au bout de laquelle 50 % de son impact ou de sa pertinence disparaît — est aujourd’hui de moins de cinq ans, alors qu’elle se situait aux alentours de 30 ans dans les années 1980. »

« Le défi est double : maintenir les compétences nécessaires et soutenir l’émergence de nouvelles, souligne Annie Bélanger. En connaissant celles de ma main-d’œuvre, je m’assure de la rattraper, de la former et de l’amener [dans une autre division] où j’aurai besoin d’elle. »

 

SUIVANT -> Changer une culture

Changer une culture

À Hydro-Québec, cette transition est un chantier qui meublera les trois prochaines années, selon Annie Bélanger, d’autant qu’elle ne peut pas prédire avec exactitude de quelle manière les emplois se transformeront. « On est une grande organisation très compartimentée dans les emplois, donc on se demande comment avoir cette vue globale pour récupérer les gens dont l’expertise deviendra obsolète. »

Pour ce faire, la directrice du développement des compétences doit s’assurer d’avoir des données de qualité sur lesquelles s’appuyer pour faire sa planification stratégique de la main-d’œuvre et réaliser l’inventaire des aptitudes de son personnel.

Cet exercice lui permettrait notamment de muter ses salariés en fonction des besoins de l’organisation. Toutefois, « dans une entreprise syndiquée comme la nôtre, c’est un défi, c’est un changement de culture », dit-elle.

Elle et son équipe devront aussi persuader le reste de la société d’État de lui emboîter le pas. « Nos processus sont bien établis, mais ils ont été bâtis dans un contexte bien différent, fait-elle remarquer. Ça prend une vision claire pour convaincre les gens à penser [la formation et la gestion des talents] autrement. »

Kévyn Gagné, directeur des ressources humaines de Franklin Empire, est confronté à un dilemme similaire. Depuis qu’il a dressé l’inventaire du savoir-faire de ses employés, il peine à motiver les gestionnaires de l’entreprise à changer les mœurs. « La moitié de mes directeurs ont plus de 58 ans. Ils n’ont pas cette même vision, cet intérêt de comprendre ce changement qu’on tente d’amener. Ils ne sont pas réfractaires ; ils ne comprennent pas cette réalité. »

Marie-Pier Bédard constate que peu d’entreprises récompensent les leaders qui promeuvent le partage de ressources, même que certains font tout en leur pouvoir pour garder dans leur giron les salariés performants. Pour pallier ce phénomène, certaines vont faire de la progression des employés un critère d’évaluation de leur gestionnaire. « Quand l’équipe de gestion travaille ensemble pour bonifier les compétences des employés, c’est là qu’on augmente le niveau de compétitivité de l’entreprise », rappelle-t-elle.

Ainsi, mettre au premier plan le savoir-faire du personnel oblige les dirigeants à voir leur équipe comme un tout, souligne Manon Poirier. Lorsqu’un joueur démissionne, ils devraient se demander « quelles sont les aptitudes que je perds, et quelles sont celles dont je dispose déjà ? », plutôt que de simplement partir à la recherche d’un autre chargé de projet, par exemple.

D’après Annie Bélanger, la clé réside dans la communication pour que de tels réflexes soient adoptés, d’autant que le contexte tend à lui donner raison. « En 2023, on a franchi un petit pas : on frappe le mur de la pénurie de main-d’œuvre dans certains domaines. Ça nous force à travailler différemment, à partager les ressources autrement. »

Hydro-Québec adaptera d’ailleurs son parcours de formation des gestionnaires afin qu’ils adhèrent à cette nouvelle démarche.

Martin Lafrance apporte toutefois un bémol à ce discours enthousiasmant. Reconnaissant toutes les vertus de l’énergie mise au développement des compétences des employés, il souligne à grands traits que ce changement de paradigme n’est pas une mince tâche, surtout pour les petites entreprises. « Ce n’est pas à la portée de tous, malgré la bonne volonté, estime le directeur du conseil des ressources humaines. Il ne faut pas blâmer les employeurs qui peinent à embarquer là-dedans. »

 

SUIVANT -> Innover pour développer ses talents

 Innover pour développer ses talents

Si la formation a toujours fait partie des priorités d’Hydro-Québec, Annie Bélanger remarque qu’elle est aujourd’hui plus présente dans le discours de la haute direction. « On voit que ce n’est pas qu’une préoccupation des ressources humaines », rapporte-t-elle.

Pour embrayer à la vitesse supérieure, elle et son équipe tentent de rapprocher le développement de nouvelles compétences du milieu où les employés travaillent, et pallier activement la « courbe de l’oubli ». En d’autres termes, l’apprentissage n’est plus réservé aux salles de classe, mais se fait dans le cadre normal de ses fonctions. L’information doit donc être acheminée au bon moment.

« On vise un modèle bien connu du 70-20-10: 70 % de tes apprentissages devraient être fait en travaillant, 20 % se font par l’observation des pairs, et 10 % passent par la formation formelle et structurée », explique-t-elle.

La distribution, ces jours-ci, de lunettes de réalité augmentée aux employés de la société d’État sur le terrain est le fruit de cette démarche. Ceux-ci peuvent partager ce qu’ils aperçoivent en temps réel avec un expert, ou voir apparaître sur leur lentille les étapes d’une tâche qu’ils accomplissent peu souvent.

Un moteur de recherche intelligent rend facilement accessible la formation que l’organisation a déjà générée et crée un parcours personnalisé en fonction des besoins du travailleur.

D’autres entreprises font aussi preuve d’innovation en matière de formation, sans toutefois dépenser des millions de dollars comme Hydro-Québec.

Go RH, une société de services-conseils en gestion des ressources humaines, a adopté une approche similaire, ses salariés apprenant de nouvelles habiletés grâce à des vidéos produites en interne par des experts ou encore par des partenaires externes.

De son côté, Franklin Empire a développé un programme qui lui permet de former des cohortes de recrues qui ne disposent pas toujours des aptitudes nécessaires pour camper les postes qu’elle peine à pourvoir. Au cours de ces cinq semaines, elle invite ses employés à participer aux ateliers.

Mettre en place une culture apprenante, ajoute Manon Poirier, ça signifie aussi d’encadrer l’apprentissage informel, tel le mentorat. « Il ne faut pas sous-estimer l’effort et le temps que requiert cet encadrement », soulève-t-elle. Cette dernière se désole que la Loi favorisant le développement et la reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre, communément appelée la « Loi du 1 % », ne valorise pas ce type de transmission de l’information. « Elle ne reconnaît pas le codéveloppement, ou par la pratique, alors qu’on sait que ce sont des moyens grâce auxquels les gens apprennent le plus », soutient-elle. Sans compter qu’il est « lourd et fastidieux de bien documenter la formation » reconnue.

Si elle sent un appétit pour modifier cette loi, elle ne sait pas jusqu’où le gouvernement est prêt à aller. Questionné à cet égard par Les Affaires, Québec n’a toujours pas répondu au moment où ces lignes étaient publiées.

 

SUIVANT -> Un investissement nécessaire

Un investissement nécessaire

Reconnaissant qu’il s’agit d’un vœu pieux, Manon Poirier espère que les dirigeants comprennent le rôle qu’ils ont dans le développement de la main-d’œuvre de demain. « Est-ce qu’on peut contribuer aux compétences transversales d’une personne pour qu’elle reste sur le marché du travail malgré les bouleversements causés par les changements climatiques ou l’arrivée de nouvelles technologies ? » demande-t-elle.

Dans un contexte où l’incertitude économique mine le moral des entrepreneurs, tous les experts consultés déconseillent d’entièrement cesser d’investir ou de consacrer du temps à la qualification des employés.

« Si, à court terme, on a l’impression qu’on fait des économies, à long terme, on va se mordre les doigts », dit Martin Lafrance, qui reconnaît néanmoins que certaines entreprises devront prendre cette difficile décision, faute de liquidité ou d’énergie.

 

***

Offres d’emplois 5.0

Aller au-delà des « petites boîtes » et s’intéresser davantage aux compétences des employés affectera sans surprise le processus de recrutement afin de mettre la main sur l’expertise recherchée.

Cela amène son lot de défis, convient Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, car il est plus facile d’exiger un nombre d’années d’expérience que d’évaluer si le niveau d’aptitude du candidat est satisfaisant.

Mesurer son aisance peut se faire grâce à des mises en situation lors de l’entrevue, suggère la vice-présidente exécutive à Randstad Canada, Marie-Pier Bédard.

N’empêche que certains postes requièrent toujours des formations ou des diplômes bien précis, rappelle Annie Bélanger. « On va chercher des profils capables de s’ajuster, d’évoluer avec l’entreprise. Ce n’est plus juste de vendre un emploi, mais aussi comment la recrue pourra contribuer à la transformation d’Hydro-Québec », explique la directrice pour le développement des compétences.