Il était une fois mon entreprise

Publié le 18/03/2010 à 16:10

Il était une fois mon entreprise

Publié le 18/03/2010 à 16:10

Les mots sont plus évocateurs que les chiffres. Partant de ce principe, l'expert en entrepreneuriat Michael G. Jacobides a conçu un puissant modèle stratégique : le récit, où votre entreprise tient le rôle principal.

Dans les années 90, Microsoft et Intel ont métamorphosé l’univers de l’informatique, reléguantau second plan des fabricants d’ordinateurs comme IBM et Apple. Aujourd’hui, Google entend bousculer l’univers de la téléphonie sans fil, en faisant la vie dure aux concepteurs d’appareils comme Samsung et aux fournisseurs de services. Comment ? En écartant les outils stratégiques obsolètes de ses concurrents pour proposer une nouvelle vision du marché.

Au terme de mes recherches, j’en suis venu à la conclusion que nombre d’entrepreneurs auraient tout intérêt à élaborer de nouvelles stratégies à l’aide d’outils inusités. Ainsi, au lieu d’analyser des graphiques et des tonnes de chiffres, mieux vaut écrire un récit. Plus évocateurs et plus souples que n’importe quelle courbe de valeur, les mots permettent d’aller au-delà des symptômes d’un problème et d’en trouver les causes ; ils donnent une idée de l’évolution du marché, aidant même à évaluer la pertinence de différentes stratégies. Le récit facilite l’analyse et pousse à l’action.

À quoi ressemble un bon récit

Ces cinq dernières années, j’ai aidé une vingtaine d’entreprises à effectuer des changements draconiens, et ce, dans les secteurs des services financiers, du textile, de la construction et de la technologie. Cela m’a permis de mettre au point un tout nouveau modèle, fondé exclusivement sur le récit.

Un bon récit doit comporter un personnage central (votre entreprise) et des personnages secon¬daires (les entreprises qui y sont liées), en plus de décrire leurs rôles et profils respectifs (la nature de leurs liens, les forces et les faiblesses de chacun, etc.). Il doit présenter une action (comment chaque personnage agit pour ajouter de la valeur à ce qu’il produit), de même qu’une description des objectifs de chacun (à court terme, cela peut consister par exemple à innover plus vite que les autres, à débaucher un employé clé d’un de ses concurrents).

Pour ne pas se perdre dans la rédaction du récit, il convient de procéder par étapes, en suivant scrupuleusement une structure de narration préétablie. Ainsi, un bon récit se divisera en deux parties: le récit de votre entreprise et celui du secteur dans lequel vous évoluez.

> Le récit de votre entreprise. Il s’agit de décrire les différentes entités qui composent votre société (les ouvriers, les cadres, la comptabilité, le marketing, les actionnaires, etc.), de même que les liens réels – et non théoriques – qui existent (ou qui manquent) entre chacune d'elles. Ce récit permet de mieux comprendre comment votre entreprise produit de la valeur, voire d’imaginer ce qu’elle devrait faire pour en créer davantage.

Vous devez également décrire la dimension financière de la société: comment sont répartis les investissements, d’où proviennent les revenus, etc. Tenir compte des questions d’argent permet de voir si une idée qui jaillit au moment de la rédaction de votre récit tiendra la route ou non. Par exemple, l’idée de distribuer davantage de primes aux cadres méritants peut sembler pertinente, mais il faut pour cela que les réserves en caisse soient suffisantes.

> Le récit de votre secteur. Dans cette partie, vous devez décrire précisément les personnages, distribuer les rôles, déterminer les liens entre chacun ainsi que les règles en vigueur dans votre marché. Ensuite, attardez-vous aux intrigues : décrivez les intentions des uns et des autres, et même celles qu’ils devraient avoir pour atteindre leurs objectifs. Ce travail offre notamment l’avantage de découvrir les stratégies des autres, donc de les anticiper.

Un cas exemplaire

Le récit s’avérera utile pour les entreprises qui ne comprennent pas pourquoi leur secteur est en perte de vitesse. Examinons de plus près cette technique appliquée au secteur pharmaceutique.

> Personnages et rôles. Les grandes sociétés pharmaceutiques, qui sont les fabricants de nouveaux médicaments brevetés offrant de meilleurs traitements ; les firmes de biotechnologie, les universités et les institutions qui font de la recherche ; les compagnies d’assurance, les grandes sociétés, les gouvernements, qui sont les payeurs ; les hôpitaux et les médecins, à quel endroit et par qui sont offerts les soins ; les patients.

> Relations et règles. Les sociétés pharmaceutiques font équipe avec des firmes de biotechnologie, des universités et des institutions de recherche afin de mettre au point des médicaments qui, une fois testés, sont prescrits par les médecins. Les payeurs, pour leur part, se chargent des frais médicaux des patients et dédommagent ainsi les pharmaceutiques.

> Intrigue actuelle. Les sociétés pharmaceutiques sont structurées en fonction de la recherche et du développement, car ce sont surtout ces activités qui génèrent de la valeur dans ce secteur. Les découvertes sont facilement monnayables et, grâce à un habile marketing, les pharmaceutiques s’assurent des gains élevés. Puisque la recherche moléculaire exige la mobilisation d’importantes ressources humaines et financières, ce sont elles – et non pas les employés ou les fournisseurs – qui s’approprient la plus grande partie de la valeur créée.

Le vent de changement qui balaie tout le régime des soins de santé pourrait toutefois contrecarrer la suite de ce scénario. Les changements démographiques, l’augmentation des coûts des soins de santé et les restrictions budgétaires incitent en effet les gouvernements et les compagnies d’assurance à revoir leurs relations avec les sociétés pharmaceutiques. Les règles ne sont plus les mêmes : de plus en plus, dans des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis, on vise d’abord et avant tout la rentabilité. Et les choses sont rendues encore plus complexes par l’arrivée en scène de nouveaux venus comme les gestionnaires de régimes d’assurance médicaments, les organisations de soins intégrés de santé et les instituts pour l’efficacité clinique.

Aussi, les sociétés pharmaceutiques doivent produire des résultats pour les actionnaires tout en résistant aux assauts des fabricants de produits génériques, des firmes de biotechnologie et des organismes sans but lucratif. Or, tout indique que leurs réserves de médicaments-vedettes seront bientôt à sec, et il semble que les produits les plus lucratifs aient déjà été découverts. Même la propriété intellectuelle n’est plus un atout suffisant.

Le secteur doit maintenant composer avec divers fabricants d’appareils, de dispositifs, d’instruments. Résultat : le pouvoir est en train de passer des mains des pharmaceutiques à celles d’intervenants liés aux payeurs des soins de santé. Dans ces circonstances, les stratégies ne visent plus l’intégration de la production, l’intensification des activités de R-D ou la réduction des coûts, mais plutôt la découverte de la meilleure façon de restructurer le système et de se repositionner.

Quelles solutions offrent alors les outils stratégiques traditionnels ? Au terme d’une analyse sectorielle, on soutiendrait que les produits génériques constituent la principale menace pour les grandes sociétés pharmaceutiques. On déconseillerait cependant à celles-ci de se lancer dans la fabrication de médicaments génériques, car ce secteur est caractérisé par une relative facilité d’accès, une baisse des coûts et de faibles marges. On les encouragerait à résister à tout nouveau venu et à restreindre le pouvoir des fournisseurs, qui sont d’éventuels concurrents. En un mot, l’analyse sectorielle défendrait le statu quo. Pourtant, la situation actuelle montre des signes de faiblesse.

Les résultats d’une analyse des courbes de valeurs seraient encore plus déconcertants. La plupart des grandes sociétés pharmaceutiques sont rentables malgré leur ressemblance. Si on s’en tenait à la stratégie Océan bleu, selon laquelle une croissance rentable passe par la conquête d’un espace de marché entièrement nouveau, on recommanderait à une société pharmaceutique de se démarquer en offrant un nouveau produit ou service (la personnalisation, par exemple) ou en renouvelant sa proposition de valeur (la distribution mieux ciblée d’un médicament générique, par exemple). Or, dans le secteur pharmaceutique, ce genre de nouveauté ne suffit pas pour accumuler de la richesse.

L’utilisation du récit s’avère plus utile pour repenser les relations avec les nouveaux intervenants du secteur pharmaceutique. Certaines sociétés, comme Novartis et AstraZeneca, l’ont compris. Conscientes du fait que la propriété de molécules et de composés n’est plus garante du succès, elles visent à devenir les meilleures amies des payeurs. Dans cette optique, elles prévoient commercialiser à la fois des produits brevetés et des médicaments génériques – un projet contraire aux recommandations de l’analyse sectorielle et de l’analyse des courbes de valeurs. Elles sont également en train de consolider les relations qu’elles entretiennent avec les fournisseurs de soins de santé ; fortes de leurs nouvelles connaissances concernant les patients, elles resteront dans la course quand leurs réserves de médicaments seront épuisées et que leurs concurrents offriront des solutions de rechange à prix plus abordables. Elles ont également recours aux nouvelles technologies pour refaçonner leur secteur et réorganiser leurs relations avec les fournisseurs de soins de santé et les payeurs.

Le récit nous aide à nous débarrasser des idées reçues qui sont inhérentes à la planification stratégique traditionnelle. Primo, plutôt que d’entretenir une vision d’entreprise héroïque qui se débat dans un secteur enclin à l’immobilisme, le récit met l’accent sur la dynamique du milieu et sur les interdépendances gagnantes. Secundo, il refuse de camper les entreprises dans des rôles figés d’acheteurs et de fournisseurs, mais reconnaît qu’elles peuvent être à la fois concurrentes, acheteuses et vendeuses.

Plutôt que de concevoir les différents éléments d’un secteur comme autant de pièces isolées, il encourage la description des relations. Tertio, il accorde moins d’importance à la logique d’appropriation qu’à la dynamique d’intégration et de collaboration pour créer de la valeur – les entreprises doivent en effet disposer d’outils leur permettant de composer avec des phénomènes complexes comme le morcellement des secteurs et la participation croissante des gouvernements et des groupes sans but lucratif. Ultimo, il délaisse le secteur pour le marché ; il se concentre davantage sur la façon dont les différents représentants de la chaîne de valeur tentent d’améliorer leur sort en éliminant les autres joueurs.

Rédigez votre propre récit par étapes

Maintenant que vous avez tout cela en tête, passez à l'action ! Suivez les trois étapes présentées ci-dessous afin d’établir une nouvelle stratégie gagnante pour votre entreprise :

1. Écrivez le récit de votre secteur. Le mieux consiste à commencer par décrire le contexte global dans lequel votre entreprise évolue. Identifiez les personnages qu’elle côtoie dans son secteur, leurs rôles, leurs motivations, etc. Cela vous permettra, entre autres, de déterminer quelle image vous projetez auprès de vos partenaires et de vos concurrents.

Définissez ensuite les relations qui existent entre les différents personnages, ainsi que les règles qui les gouvernent. Par exemple, une entreprise qui veut entrer en Bourse doit étudier ses liens avec sa banque d’affaires, sa maison de courtage, etc.

Enfin, il est essentiel que vous décriviez la manière dont votre entreprise produit actuellement de la valeur, à défaut de quoi vous serez incapable de revoir votre stratégie. Pour cela, tâchez de répondre à des questions telles que : Qu’est-ce qui distingue mon entreprise des autres ? Comment vais-je m’y prendre pour créer davantage de valeur ?

2. Réécrivez le récit de votre entreprise. À cette étape, vous devez rédiger de nouveau le récit de votre entreprise et, si possible, celui de tout votre secteur d’activité. Pour ce faire, réexaminez la nature et le rôle de chaque personnage.

Par exemple, imaginez comment vous pourriez changer le rôle que joue actuellement votre entreprise dans son secteur par un autre, plus intéressant. Regardez aussi ce qui pourrait se produire si vous redistribuiez les rôles entre différents personnages. Cet exercice revient finalement à constater ce que chaque personnage fait, et donc, ce qu'il prend comme part du gâteau. Inverser des rôles peut vous suggérer de nouvelles stratégies à adopter pour occuper une plus grande part de marché. Vous devez ensuite poursuivre l’exercice en évaluant la capacité de votre entreprise à changer vraiment de rôle.

Ainsi, une société bien établie dans un secteur peut consolider sa position en s’attribuant un rôle supplémentaire. À titre d’exemple, le céréalier britannique Jordans & Ryvita a tiré un grand profit de sa participation à la création de Conservation Grade, un organisme de certification bio. Tout d’abord, cela lui a permis d’afficher une conscience écologique face au grand public. Fort de cette belle image, il a eu l’idée de se lancer dans un nouveau marché – la distribution de ses produits directement aux consommateurs, à domicile ou à leur travail –, ce qui présentait aussi l’avantage de lui faire réaliser des économies en évitant l’intermédiaire des détaillants.

Une entreprise peut également rédiger le récit de ses partenaires ou de ses clients, anticipant alors l’évolution du marché. Velti, un concepteur de logiciels, a découvert qu’un nombre grandissant d’entreprises avait le potentiel de se tourner vers un nouveau marché, celui du commerce mobile. Il a alors noué des liens avec des entreprises spécialisées dans ce domaine, offrant le service avant même que les clients n’en expriment le souhait.

3. Soumettez votre récit à l’épreuve du temps. En dernier lieu, vous devez vous assurer que votre nouveau récit est assez souple pour passer l’épreuve du temps et pour ne pas se briser malgré l’évolution imprévue de votre marché.

Prenons par exemple Ikea. Son récit s’appuyait fortement sur ses liens avec ses fournisseurs de bois, dont le produit devait être de bonne qualité et pas trop cher. Il s’agissait clairement d’une faiblesse, car l’entreprise dépendait énormément de ses partenaires. Aussi, la haute direction d’Ikea s’est un jour lancée dans l’acquisition de grands territoires boisés en Pologne et dans les pays Baltes, des zones proches de la Suède, pour s’assurer un approvisionnement constant, quelle que soit l’évolution du secteur forestier mondial. Avantage supplémentaire de cette initiative : connaissant mieux les coûts réels de production de bois, Ikea a pu négocier de manière plus ferme les tarifs avec ses fournisseurs.

Passez aux actes

Maintenant que vous avez rédigé les nouveaux récits de votre entreprise et de votre secteur, et décelé une nouvelle stratégie à adopter pour briller encore plus, il vous faut agir en conséquence. Prenez votre courage à deux mains et lancez-vous dans l’aventure !

Il revient à la haute direction de l’entreprise de trouver les moyens à prendre pour mener à bien la nouvelle stratégie : les effectifs à y consacrer, l’argent à y investir, les nouveaux partenariats à nouer, les communications internes à établir pour susciter l’engouement général, etc.

Il faut voir la mise en œuvre d’un nouveau récit comme une expérience et être prêt à ajuster le tir en cours de route. Il faut prendre le temps de jauger les réactions de tous les personnages engagés dans cette histoire et d’agir en fonction de celles-ci. Une attention toute particulière doit être accordée aux employés : cette aventure peut être l’occasion de mobiliser tout le monde de façon spectaculaire, d’autant plus si le nouveau plan est explicité à l’aide d’un récit, et non de graphiques et de courbes de valeurs. En effet, des études montrent que le cerveau humain est programmé pour aimer les histoires, et non les chiffres. Une stratégie fondée sur un récit aura donc plus de chances d’être acceptée au sein de l’entreprise, et pourra même éveiller des passions. Et si vous créiez un blogue interne pour que chacun puisse contribuer à la rédaction du récit de votre entreprise ?

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