Lili Fortin, PDG de Tristan (Photo: Martin Flamand)
Alors que certains commerçants croulent sous les items saisonniers invendus et que d’autres manquent cruellement de stock depuis le début de la pandémie, l’heure du grand ménage a sonné pour l’industrie de la mode. L’«enfer»de la dernière année souligne à gros traits l’urgence de rendre plus agile la chaîne d’approvisionnement mondialisée de l’un des secteurs industriels les plus polluants du monde. Si les grands détaillants québécois comme Tristan, La Vie en Rose et le Groupe Aldo souhaitent réduire les retards de mise en marché de leurs collections, l’article usagé gagne en popularité cette saison. Pour éviter le faux pas de la mode jetable, le chapeau sied aussi à l’État et aux consommateurs.
«Beaucoup de gens de l’extérieur de l’industrie relativisent quand ils décrivent la situation. Pour les détaillants de mode, c’était “un peu plus difficile”; pour les détaillants de produits pour la maison, “c’était un peu mieux”. Non, c’est vraiment noir et blanc. Les détaillants essentiels ont eu une année record. Les détaillants de mode, et d’autres aussi, ont eu une année horrible», résume David Bensadoun, PDG du Groupe Aldo, joint par vidéoconférence.
Entre la pause manufacturière en Asie, le blocage ferroviaire des Wet’suwet’en, la fermeture des magasins pendant près du tiers de l’année et les nombreux retards de transport, les commerçants du secteur de la mode québécois ont eu leurs lots de défis à surmonter pour ravitailler leurs rayons en 2020. «La demande et nos projections ont été en dents de scie. Ce qu’on pensait qui allait arriver n’arrivait pas. On achète huit mois d’avance pour avoir de bons prix et une bonne date de livraison», relate le PDG de La Vie en Rose, François Roberge. Ce dernier n’est pas le seul détaillant à avoir éprouvé autant de difficultés à avoir «le bon stock au bon moment», car la chaîne d’approvisionnement du vêtement et de ses accessoires est loin d’être flexible, confirment tous les intervenants consultés.
Au Québec, un article de mode livré en retard ne court pas seulement le risque de ne plus être en vogue si sa livraison est retardée. Il peut aussi devenir obsolète s’il ne s’harmonise pas aux besoins des acheteurs, qui évoluent radicalement d’une saison à l’autre, rappelle Claudia Rebolledo, professeur titulaire et directrice du Département de gestion des opérations et de logistiques à HEC Montréal. Ce calvaire de l’approvisionnement est loin d’être terminé, car les conteneurs qui servent à acheminer du Portugal, du Bangladesh ou même de la Chine les items prêts à être accrochés au présentoir se font rares. Et leurs prix ont grimpé en flèche.
«Ce qui pouvait prendre 30 jours de déplacement par bateau en prend aujourd’hui 62. Ça a un impact majeur sur notre calendrier de livraison», se désole Lili Fortin, PDG de Tristan. Même son de cloche du côté de La Vie en Rose et du Groupe Aldo. «Les compagnies de transport ont réalisé que c’était leur seule chance en 20 ans de rééquilibrer les prix. On payait 1400$pour un conteneur de 40 pieds d’un port chinois à un port nord-américain. Aujourd’hui, on paye 4500 $. Est-ce que le prix va redescendre à 2500$? Je l’espère, mais ça demeure une augmentation de 66%», observe David Bensadoun. Pas question toutefois de hausser pour l’instant les prix au détail: «On veut simplement faire des ventes, et pas avoir un nouvel obstacle pour nos clients.»Si, pour certaines enseignes, comme Bikini Village, les collections ont pu être mises en marché six mois plus tard que prévu pendant la pandémie, pour d’autres, à l’instar de Tristan qui «vend des garde-robes complètes», ce pari est risqué. D’une part, cette pratique exerce trop de pression sur les liquidités du détaillant, et de l’autre, rien ne garantit que l’article sera cohérent avec les vêtements en vitrine. «Quand il y a un trop grand retard, peut-être peut-on changer quelque chose à la silhouette ou à la couleur, qui fera en sorte que quand la marchandise arrivera dans le magasin, ce sera d’actualité, autant en ce qui a trait à la tendance qu’au besoin du client», illustre Lili Fortin. D’où l’importance, selon elle, de cultiver de bons canaux de communication entre les intervenants dans les différentes étapes de la production. Mais ce coup de ciseaux ne peut être passé qu’avant que le produit ne se trouve dans un conteneur au beau milieu du canal de Suez, ou coincé pendant plus d’un mois dans un port.
Cure de flexibilité
C’est pourquoi, selon la présidente de la Grappe mmode, Debbie Zakaib, la leçon à tirer de la dernière année se résume par «agilité». Des propos qui font écho à Claudia Rebolledo, de HEC Montréal, et ce, même si cela occasionnera des frais additionnels à court terme aux entreprises concernées. «S’il faut rapidement faire venir des commandes qu’on n’avait pas prévu, changer de fournisseur ou commander des lots plus petits, ça coûte plus cher […], mais j’imagine que le secteur va tenter de raccourcir ses temps de production pour s’adapter à la demande. C’est là l’enjeu principal auquel sont confrontés les détaillants», assure-t-elle. Ce travail a indéniablement gagné en importance dans la dernière année, selon Lili Fortin et François Roberge. «On veut s’asseoir avec les usines pour diminuer de deux mois le délai d’approvisionnement [pour les articles récurrents]», affirme le PDG de La Vie en Rose.
Pour ce faire, ces enseignes de la mode ne doivent «pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier», conseille Debbie Zakaib. En effet, avoir plusieurs fournisseurs crée un filet de sécurité en cas d’imprévu. «S’il y a une chose que l’on a apprise pendant la pandémie, c’est qu’il faut être flexible, avec des plans A, B et C. De travailler dans différents pays permet ça», confirme Lili Fortin. Le Groupe Aldo délaisse la Chine et disperse sa production au Brésil, au Portugal, au Vietnam et au Cambodge pour habiller les pieds de ses consommateurs. Cette migration, mise en branle avant les premiers cas de COVID-19, s’est toutefois accélérée en 2020.
Une production plus locale?
Si l’enjeu est d’acheminer la blouse fleurie au consommateur en avril et non pas en octobre, pourquoi ne pas revigorer le secteur de la production du vêtement en sol québécois ? «Je me demande si les gens sont prêts à payer 25 $pour une culotte plutôt que 7 $. […] Peut-être peut-on se rapprocher, mais je dois rester concurrentiel, quand je me bats contre Victoria’s Secret qui s’approvisionne dans ces pays-là», soutient du tac au tac le PDG de La Vie en Rose.
Même Tristan, dont 30 % de sa fabrication est réalisée au Québec, n’a pu mettre à profit ses installations pour produire ses articles vendeurs dans la province pendant la pandémie, comme les hauts et les blouses. «On ne peut pas [produire des chandails ici], on n’a pas les infrastructures nécessaires. […] Tristan a trouvé son créneau, là où on pensait qu’on pouvait avoir une valeur ajoutée», explique celle dont les usines québécoises assemblent tailleurs et complets.
Ce travail est justement le nerf de la guerre selon les expertes consultées.
Les diktats de la mode jetable et ses chandails à 10 $, et la délocalisation d’une industrie complète dans les 20 dernières années mettent donc un frein à une production 100 % québécoise. Néanmoins, une partie de la chaîne d’approvisionnement de marchés de niche, voire l’entièreté de certains, pourrait revenir dans la province.
Marie-Eve Faust, professeure et directrice du Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’École supérieure de mode de l’UQAM, lancera d’ailleurs un projet d’étude à ce sujet. Fibershed Québec tentera de déterminer si on retrouve dans les provinces les ressources nécessaires et «les meilleures pratiques». Elle évaluera aussi si l’industrie est respectueuse des principes du développement durable, car local et respectueux de l’environnement ne vont pas nécessairement de pair, rappelle la professeur. «La pandémie va nous avoir ouvert les yeux sur nos besoins, sur la manière avec laquelle on s’approvisionne et la manière dont on consomme nos items en mode […] Mais ça vient avec un travail auprès du consommateur», croit la professeure de prototypage.
Miser sur l’innovation dans la chaîne d’approvisionnement est névralgique, estime la présidente de la Grappe mmode, Debbie Zakaib, car d’autres imprévus, comme le cygne noir qu’a été la pandémie, arriveront à nouveau à l’avenir, et le Québec doit s’y préparer.
«L’idée n’est pas d’être protectionniste. C’est plutôt d’équilibrer la balance commerciale. Il y a des choses qu’on ne fera jamais ici. Il faut voir quelle est notre valeur ajoutée», nuance Debbie Zakaib.
Pour le Groupe Aldo, dont les points de vente se trouvent un peu partout sur le globe, il est plutôt question de rapprocher les centres de distribution des marchés cibles. Bien qu’il ne fasse que 6 % de ses ventes au Québec, le détaillant de chaussures et d’accessoires y rapatrie la partie canadienne de ses activités de distribution, qui avaient pourtant été centralisées aux États-Unis il y a moins de cinq ans. L’exécution de cette décision, prise avant la pandémie, a été devancée en 2020. Ce centre, qui sera opérationnel à la mi-avril 2021, lui permettra d’économiser sur les frais de fret entrant par camion ou avion, et d’acheminer plus rapidement la marchandise dans ses magasins et chez ses clients.
Un consommateur toujours plus exigeant
Aujourd’hui, le client désire une expérience sans contact pour se procurer un article de qualité produit localement. Il souhaite recevoir gratuitement sa commande faite sur le web en moins de 24 heures suivant sa transaction. Et le prix sur l’étiquette, quant à lui, doit demeurer abordable. «Le consommateur est extrêmement difficile», observe Fabien Durif, professeur au Département de marketing de l’Université du Québec à Montréal.
En mars dernier, le Conseil québécois du commerce de détail démontrait qu’en 2020, les ventes ont baissé de 16,4 % par rapport à 2019 dans les magasins de vêtements au Québec. Ce serait la première fois en 10 ans que l’Indice des prix à la consommation québécois lié à l’habillement a régressé, apprend-on dans le rapport «Commerce de détail:bilan 2020». Plus tôt en 2021, la Banque du Canada soulignait qu’en 2020, les ménages canadiens avaient économisé en moyenne 5200 $ de plus que les années précédentes.
«La mode, toutes les études le montrent, c’est un des secteurs qui ont été les plus affectés négativement par la pandémie. On observe ce phénomène de réduction d’un point de vue de la déconsommation:ce n’est pas juste la baisse d’un indicateur, mais la baisse volontaire dans certains domaines, parce qu’on apprend à consommer différemment», prévoit Fabien Durif, également directeur de l’Observatoire de la consommation responsable. Un changement de comportement qui, au fil des longs confinements, s’ancre de plus en plus dans les habitudes de consommation, selon lui.
Néanmoins, «personne n’est capable d’en prédire les effets», prévient le professeur. En France, plus particulièrement, il remarque que ce changement de comportement se traduit même chez les designers qui remettent en question le cycle de production effréné des articles de mode des dernières années.
Ici, les détaillants consultés misent tous sur une augmentation de la demande, au gré des mesures de confinement qui s’assoupliront. Certains parlent même d’un retour aux années folles, clin d’oeil à la période de l’après-guerre et de l’après-grippe espagnole des années 1920. Ils tentent donc «d’avoir la bonne marchandise au bon moment, et dans les bonnes quantités. […] C’est le travail de notre vie que de viser juste», résume Lili Fortin.
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Le vêtement de seconde main a la cote
Pendant la pandémie, les Québécois cloîtrés à la maison en ont profité pour faire le ménage de leur garde-robe. Certains se sont tournés vers les plateformes numériques d’échange, comme Marketplace et Kijiji, qui ont toutes deux constaté une augmentation du nombre de petites annonces, pour se débarrasser de leurs surplus, alors que d’autres ont plutôt confié leurs vêtements à des friperies telle Renaissance. L’OBNL, dont les succursales ont été fermées pendant les confinements, a d’ailleurs observé une hausse des dons dans la dernière année. L’organisme a aussi enregistré «de merveilleux mois»sur le plan des ventes lorsque ses boutiques étaient ouvertes, confirme le directeur général de Renaissance, Éric St-Arnaud. Trois raisons expliquent cet engouement pour sa marchandise selon lui:«Les Québécois ont voulu acheter localement, il y a une nouvelle clientèle pour les biens usagés, autant qu’une nouvelle clientèle dans le besoin, et les gens n’associent plus la consommation de biens usagés à un manque d’argent. C’est plutôt une manière de faire du bien à la planète en achetant des produits abordables en bonne condition.»Selon le plus récent Indice Kijiji, réalisé par l’Observatoire de la consommation responsable, la valeur des produits échangés en 2018 atteint 27,3 milliards de dollars. Près de 40 % de ces biens sont des vêtements, tous canaux de seconde main confondus.
Si des détaillants, comme Simons, misent maintenant sur le marché ultraniché de la haute couture vintage (par exemple, un sac à main griffé des années 1980), tous n’ont pas encore flairé la bonne affaire.
À l’heure où le fait main est en vogue et où le budget discrétionnaire se fait plus mince, «il y a un réel marché et ça ne réduit pas la valeur des articles neufs à côté. […] C’est du commerce traditionnel, mais j’ai un produit moins cher. Il y a tout intérêt à développer ça», observe Fabien Durif, qui cite les supermarchés français qui ont ajouté des rayons de vêtements d’occasion à leurs épiceries.
Ikea a notamment su saisir cette occasion, en offrant des crédits en magasin à ceux qui lui rapportent ses meubles usagés en fonction de leur état. «Ça leur permet de rapatrier une bonne partie de leurs produits qui auraient été vendus sur d’autres plateformes, comme Kijiji et Marketplace. Ça donne le choix au consommateur d’acheter du neuf et de l’usagé, et de les ramener dans les magasins», fait remarquer le directeur de l’Observatoire de la consommation responsable. Tous les articles de mode ne s’y prêtent pas aussi facilement que les meubles.
David Bensadoun envisage de revaloriser des items usagés, comme les sacs à main. Il se demande toutefois si sa clientèle est prête à acheter des chaussures d’occasion dans ses boutiques. «On aime l’aspect de reprendre nos produits pour les revendre ailleurs. […] Et on aime l’idée que nos clients reviennent nous voir pour leur prochain achat», confie le PDG de la marque Aldo.
Taxer l’esclavage moderne
En février 2020, le projet de loi S-216 sur l’esclavage moderne a été déposé par la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne. S’il est adopté, les entreprises seront contraintes à plus de transparence sur leur recours au travail forcé tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Les fautives seraient alors sujettes à des taxes additionnelles. Bien que l’échéancier soit encore long, la directrice du Département de gestion des opérations et de logistiques à HEC Montréal, Claudia Rebolledo, estime que c’est par des lois du genre que l’industrie de la mode délaissera réellement les «ateliers de misère», et non pas grâce à la pression exercée par leur clientèle. «Les détaillants devront y être obligés, ce qui forcera tout le monde à augmenter les prix en même temps. […] S’il peut choisir entre un t-shirt à 30 $, qui est supposément éthique, ou à 10 $, je ne sais pas si le consommateur qui va chez Walmart, Joe Fresh et Zara est prêt, aujourd’hui, à faire cette transition», doute-t-elle.