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Un miroir du siècle économique

Sophie Chartier|Édition de février 2024

Un miroir du siècle économique

En 1967, les Beatles chantaient «With a Little Help from My Friends», chanson parue sur l’album «Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band», dont «Les Affaires» s’est librement inspiré pour la photo de la une. Cette chanson représente bien le fait qu’au fil du temps, notre journal s’est bâti grâce à de nombreux amis, experts et artisans passionnés de l’information dont voici quelques visages. (Illustration: Nazario Graziano, Colagene, Clinique Créative)

SPÉCIAL 95 ANS D’INNOVATION. En 95 ans de vie, Les Affaires s’est fait le reflet de la relation de la société québécoise avec l’économie, l’entrepreneuriat et l’investissement. Retour sur l’histoire d’un média presque centenaire qui, au fil du temps et de ses nombreux visages, a toujours eu à cœur la vulgarisation de sujets parfois complexes. 

«Les hommes d’affaires, et tout simplement les vendeurs, doivent, pour réussir à manier intelligemment les hommes et à effectuer les ventes aux clients nombreux et de tout calibre avec qui ils viennent quotidiennement en contact, être capables de juger promptement du tempérament et par conséquent du caractère de ces derniers», pouvait-on lire dans le numéro de mai 1928 de Les Affaires. Fondé quelques mois plus tôt par Raoul Renault, un Français d’origine, ce nouvel hebdomadaire installé dans la Capitale Nationale naît de la fusion de deux publications existantes, Le guide de l’acheteur et La clé d’or.

Ce que l’introduction de cet article omet de révéler, c’est que l’on s’apprête à entretenir les lecteurs d’une leçon de physionomie. En effet, selon Les Affaires de 1928, une personne au visage carré sera charmée par des arguments sur la durée d’un produit, alors qu’une autre au visage triangulaire aime être prise par surprise.

 

Un désir d’éducation

Malgré cette approche qui fait aujourd’hui sourire, Raoul Renault souhaite sincèrement fournir des connaissances en affaires aux entrepreneurs «canadiens-français», absents des grandes entreprises canadiennes, mais qui s’implantent de plus en plus dans des réseaux régionaux. «Il y a un important entrepreneuriat francophone de la petite ou moyenne entreprise ou plus régional, dit Paul-André Linteau, historien et professeur émérite de l’UQAM. Il y a beaucoup de grossistes en épicerie, par exemple, qui desservent les épiciers canadiens-français un peu partout au Québec, dans l’est de l’Ontario et au Nouveau-Brunswick».

Un important réseau de banques se déploie également pour les francophones dans la province, fait valoir Claude Martin, professeur honoraire au Département de communication de l’Université de Montréal et spécialiste de l’économie des industries culturelles et de l’histoire des médias. Il devient alors tout à fait pertinent de doter ce public d’un organe de presse qui le représente, croit le professeur retraité. «Avant la Révolution tranquille, il y avait bel et bien une économie canadienne-française. Et Les Affaires en était un peu le cœur, donc c’est un journal très important», dit-il.

Les années de l’après-guerre et la Révolution tranquille verront l’émergence de plusieurs entrepreneurs importants pour l’économie québécoise, tels les Jean Coutu et autres Pierre Péladeau, et qui forgeront les racines de ce que l’on a appelé le Québec inc., affirme Paul-André Linteau.

Malgré ce tourbillon dans l’entreprise québécoise, les années fastes du journal n’étaient pas encore arrivées. Cela va changer à la fin des années 1970, lorsqu’un jeune entrepreneur nommé Rémi Marcoux achète un journal d’économie en difficulté financière et une imprimerie de Saint-Laurent.

 

Nouvel élan

Fondée trois ans plus tôt, l’imprimerie Transcontinental se retrouve en 1979 avec une liste d’abonnés et quelques meubles. Claude Beauchamp, personnage clé de l’histoire de Les Affaires et du journalisme économique au Québec, répond à l’appel de Rémi Marcoux et devient le directeur de l’hebdomadaire. Il recrute Jean-Paul Gagné, responsable des pages économiques au Soleil, qui devient rédacteur en chef. Motivée, la jeune équipe insuffle un vent de nouveauté et de dynamisme à la publication. «Ç’a démarré sur les chapeaux de roue, se souvient Jean-Paul Gagné, aujourd’hui éditeur émérite. C’était un petit journal d’environ 32 pages, livré seulement par la poste. On a tout de suite mis le journal en kiosque, on a ajouté de la couleur, on a augmenté le nombre de pages, on a changé la mise en page et on a mis des colonnes de Bourse.»

En un an, un journal au bord de la faillite devient rentable, dit Jean-Paul Gagné. D’un parc industriel de Saint-Laurent, la rédaction déménage dans le cœur du quartier des affaires, au 465, rue Saint-Jacques. «On a d’abord loué un étage, puis un deuxième étage, un troisième au fur et à mesure que l’entreprise grossissait. On a recruté plus de journalistes, des chroniqueurs spécialisés, des vendeurs», se souvient l’ancien rédacteur en chef.

Ce nouveau dynamisme fait écho à l’engouement que les Québécois se découvrent pour l’investissement, encouragés notamment par le Régime d’épargne-action (REA), une mesure fiscale avantageuse présentée par le ministre des Finances de l’époque, Jacques Parizeau, dans le budget 19791980 (voir page 10). La couverture des nouvelles émissions d’actions et des entreprises québécoises émettrices par nos journalistes continuera d’alimenter la popularité de l’organe de presse.

 

Incarner les préoccupations de la communauté

Les sujets importants pour la communauté d’affaires, comme les technologies, l’entrepreneuriat inclusif et les activités en région, ont continué de meubler nos pages et celles de lesaffaires.com dans les années qui suivirent. Stéphanie Grammond, aujourd’hui éditorialiste en chef à La Presse et journaliste à Les Affaires à la fin des années 1990, se souvient d’une période marquée par un intérêt pour les titres technologiques. «Les gens essayaient d’ouvrir des comptes de courtage direct pour acheter des actions en technologie, se souvient-elle. Ils n’arrivaient pas à avoir la ligne tellement il y avait de monde qui voulait s’ouvrir des comptes.»

Conscient que les entrepreneurs étaient présents partout dans la province, René Vézina a souhaité qu’en son temps, le journal s’intéresse aux régions. «La Presse parlait de Montréal et Le Soleil, de Québec. Mais nous, on a décidé d’être attentifs à ce qui se passait hors des grands centres et le lectorat est devenu surreprésenté en région, par rapport à la population», dit le journaliste et écrivain, qui fut, entre autres postes au journal, rédacteur en chef entre 2002 et 2005. Il a poursuivi sa collaboration jusqu’en 2018.

Géraldine Martin, première femme rédactrice en chef, a occupé ce poste entre 2012 et 2016. «Sur le coup, je n’avais pas mesuré l’impact, dit l’actuelle PDG d’Evol. Je ne m’en suis réellement rendu compte que quand un grand nombre de femmes m’ont sollicitée pour des projets mettant en lumière les femmes du milieu des affaires. J’ai compris que j’étais investie d’une mission: il fallait que j’aille jusqu’au bout.» Depuis Géraldine Martin, le journal n’a été dirigé que par des femmes: Julie Cailliau, de 2016 à 2019, et Marine Thomas, depuis 2019.

Le début du 21e siècle a également vu émerger l’importance du développement durable. Ce sujet a rapidement pris sa place dans les pages du journal, croit Stéphane Rolland, journaliste à La Presse canadienne, qui a travaillé à Les Affaires de 2010 à 2021, notamment à titre de directeur de l’information des pages Investir et du magazine trimestriel de finances personnelles Les Affaires Plus. «Je pense qu’on a été assez précurseurs là-dessus. La préoccupation de ne pas mettre l’économie et l’environnement comme deux choses qui sont en opposition, on l’a eue assez tôt au journal», dit-il.

Si aucun journaliste ne penserait aujourd’hui à donner des conseils de physionomie dans nos pages, il faut admettre que Raoul Renault a gagné son pari de favoriser la littératie économique des «Canadiens français», une vocation que partage encore aujourd’hui Jean-Paul Gagné. «Les Affaires, pour moi, ç’a été l’occasion de contribuer à l’éducation économique et financière des Québécois, dit-il. C’est à ça que j’avais décidé de consacrer ma vie.»

C’est mission accomplie, croit Stéphanie Grammond. «Ça fait presque 30 ans que je suis journaliste, presque toujours en économie, et j’ai vu un essor réel de l’intérêt des gens pour ces questions, dit-elle. Je pense que tous les gens qui ont travaillé aux Affaires ont vraiment permis cette culture économique et financière chez les Québécois.»

«Faire partie de la solution pour nos lecteurs et les entreprises du Québec, c’est ce que nous avions choisi pour ligne éditoriale à l’époque, se souvient Julie Cailliau. Et elle est encore aujourd’hui parfaitement incarnée!»

 

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