Préparez-vous à ménager l'aigle et le dragon


Édition du 17 Juin 2020

Préparez-vous à ménager l'aigle et le dragon


Édition du 17 Juin 2020

(Photo: 123RF)

ZOOM SUR LE MONDE. Sans tambour ni trompette, une tendance mondiale pourrait affecter des entreprises canadiennes qui brassent à la fois des affaires en Chine et aux États-Unis : la nécessité d'avoir, surtout dans les secteurs stratégiques, des chaînes d'approvisionnement distinctes dans ces deux pays, sans pouvoir faire des économies d'échelle.

«Pour maintenir un certain accès aux deux marchés, les sociétés des secteurs stratégiques établiront de plus en plus deux chaînes d'approvisionnement séparées, une pour les États-Unis et l'autre pour la Chine. Cela impliquera des coûts logistiques plus élevés, mais sans garantir le maintien d'un accès au marché», écrit l'analyste géopolitique de la Banque Nationale Angelos Katsoras, dans une récente note à ce sujet, «La COVID-19 continue de fracturer le paysage géopolitique».

La pandémie a certes accentué les tensions entre Washington et Pékin, notamment parce que le gouvernement américain (et d'autres gouvernements) reproche à la Chine d'avoir manqué de transparence, permettant ainsi au virus originaire de ce pays de se propager plus facilement dans le monde. Cependant, cette tendance au découplage de la mondialisation en raison de la rivalité croissante entre Américains et Chinois ne date pas d'hier, souligne le Financial Times de Londres. Pékin accuse le président Donald Trump d'avoir lancé les hostilités avec sa guerre commerciale et en interdisant notamment au géant des télécommunications Huawei d'acheter des composants américains. Washington rétorque pour sa part que les Chinois ont déterré la hache de guerre en empêchant des entreprises américaines, comme Facebook ou Google, d'accéder au marché chinois.

Un enjeu pour les entreprises d'ici

Cette séparation des chaînes d'approvisionnement est un enjeu de taille, car les États-Unis et la Chine sont respectivement le premier et le deuxième partenaire commercial du Canada et du Québec, selon Statistique Canada.

En 2019, les échanges de marchandises (excluant les investissements et les services) du Québec avec les États-Unis se sont élevés à 106,6 milliards de dollars canadiens (G$ CA), dont 66,5 G$ étaient composés d'expéditions sur le marché américain.

Les échanges avec la Chine totalisaient 16,3 G$, incluant 3,3 G$ d'exportations sur le marché chinois.

La multinationale Taïwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), un important fabricant de microplaquettes informatiques, illustre bien ce concept de séparation des chaînes d'approvisionnement et la réalité à laquelle des entreprises canadiennes pourraient être bientôt confrontées.

TSMC est un fournisseur clé d'Apple et de Huawei, en plus de fabriquer des puces informatiques pour l'armée américaine. Récemment, l'entreprise a annoncé qu'elle construira une usine de microplaquettes en Arizona au coût de 12 G$ US (16 G$ CA). Une décision hautement politique, souligne l'analyste de la Banque Nationale.

«Cela a été fait à la fois pour apaiser les craintes américaines d'espionnage chinois et pour faire pression sur l'administration Trump pour obtenir une dispense des restrictions américaines prochaines imposées aux sociétés livrant à Huawei des puces fabriquées à l'aide de technologies américaines.»

Selon le journal japonais Nikkei Asian Review, TSMC subit aussi des pressions de la part de Huawei afin de relocaliser davantage sa production en Chine et pour qu'elle y installe une chaîne de production sans technologies ni composants américains.

Des secteurs stratégiques

Cette pression pour créer des chaînes d'approvisionnement séparées survient aussi alors que les États-Unis et la Chine se livrent une bataille technologique pour déterminer quelle puissance imposera et contrôlera les normes internationales.

Par exemple, la Chine veut fixer les normes mondiales pour la prochaine génération de technologies avec sa stratégie China Standards 2035, et ce, des télécommunications à l'intelligence artificielle. Les présentes normes mondiales sont avant tout occidentales, avec une très forte influence américaine.

À court terme, les Chinois s'apprêtent aussi à concurrencer le système GPS développé par les Américains avec leur propre système de géolocalisation (indispensable pour les téléphones intelligents) appelé le BeiDou-3.

Bien entendu, toutes les entreprises canadiennes qui vendent des produits ou des biens en Chine et aux États-Unis n'auront pas à créer des chaînes d'approvisionnement séparées si elles évoluent, par exemple, dans l'agroalimentaire, le commerce de détail ou les services financiers.

Par contre, si votre organisation offre des technologies, des procédés ou des systèmes jugés stratégiques, voire qui relèvent de la sécurité nationale aux yeux de Pékin et de Washington, vous pourriez devoir séparer un jour vos chaînes d'approvisionnement afin de ménager l'aigle et le dragon.

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand