Pourquoi il faut sauver la gestion de l'offre

Publié le 01/09/2018 à 08:02

Pourquoi il faut sauver la gestion de l'offre

Publié le 01/09/2018 à 08:02

Un producteur laitier (source: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE - Les quatre principaux partis politiques du Québec défendent bec et ongle la gestion de l’offre, au coeur des pourparlers entre Ottawa et Washington pour renouveler l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Et ils ont raison, car son abolition aurait un impact majeur sur l’occupation du territoire au Québec.

Cet enjeu névralgique lié à la gestion de l’offre (lait, œufs, volaille) est toutefois méconnu ou sous-estimé. Trop souvent, on ramène le débat sur la gestion de l’offre à l’accès à un marché (pour les Américains) ou à un enjeu de choix individuel (pour les opposants à ce système au Canada), c’est-à-dire le prix des produits à l’épicerie.

Or, si ces dimensions existent, la situation est beaucoup plus complexe d’un point de vue socio-économique, voire culturel.

Bref, le prix du litre de lait ne doit pas devenir l’arbre qui cache la forêt.

Mais avant d’aller au cœur du sujet, expliquons bien ce qu’est la gestion de l’offre, un système qui a été créé au Canada dans les années 1970.

Il repose sur trois piliers (mais aucune subvention):

-la planification de la production pour répondre à la demande canadienne en lait, en oeufs et en volaille.

-le contrôle des importations grâce à des tarifs douaniers élevés (de 200 à 300 %).

-la mise en place de politiques couvrant les coûts de production des agriculteurs.

Ce système n’est pas immuable.

Ottawa a déjà fait des concessions sur la gestion de l’offre dans la négociation du Partenariat Transpacifique (PTP) et aussi dans l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne.

Par exemple, dans le cas du libre-échange avec les Européens, Ottawa a légèrement ouvert le marché canadien aux producteurs de fromages du vieux-continent.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC), le chien de garde des échanges de biens et de services dans le monde, tolère la gestion de l’offre au Canada, même si nous bloquons pratiquement toutes importations de lait, d’œufs et de volaille.

Par contre, l’OMC interdit au Canada d’exporter ces trois produits.

C’est pourquoi les Saputo et autres Agropur de ce monde achètent des entreprises aux États-Unis afin de croître sur le marché américain, car ils n’ont pas le droit d’y exporter leurs produits laitiers.

C’est d’ailleurs une nuance majeure occultée par les Américains dans la renégociation de l’ALÉNA.

Les États-Unis imposent des tarifs de 10% et de 25 % sur les importations d’aluminium et d’acier aux États-Unis, mais ils n’empêchent pas leurs producteurs d’exporter leurs métaux au Canada ou ailleurs dans le monde.

Ce n’est pas la seule incohérence dans la critique américaine de la gestion de l’offre.

La gestion de l’offre aux États-Unis

Les Américains ont aussi un système de gestion de l’offre, mais dans le sucre.

Ce système repose sur quatre piliers: un soutien aux prix intérieurs, une gestion de l'offre, des tarifs pour restreindre les importations de sucre, de même qu’un programme de transformation de sucre en éthanol pour écouler la production excédentaire.

Enfin, la gestion de l’offre dans l’agriculture est répandue dans le monde.

Outre les États-Unis et le Canada, on retrouve notamment des systèmes semblables en Norvège (lait), en Islande (lait), en Israël (lait et œufs) ou au Japon (riz).

Revenons maintenant à l’enjeu de l’occupation du territoire.

Et, là, faisons un peu de géographie.

Le Canada et le Québec sont de vastes territoires avec de petites populations.

À lui seul, le Québec a une superficie de 1,667 millions de kilomètres carrés.

C’est énorme: c’est presque 5 fois celle de l’Allemagne à 357 376 kilomètres carrés. Or, le Québec compte 8 millions d’habitants comparativement à 82 millions en Allemagne.

On comprend rapidement pourquoi l’occupation du territoire et le développement économique régional ne représentent pas un défi en Allemagne: il y a du monde pratiquement partout dans le pays.

C’est un peu la même chose aux États-Unis. Ce pays a une superficie inférieure à celle du Canada, mais il compte dix fois plus d’habitants, 326 millions comparativement à 36 millions.

En revanche, au Québec, l’occupation du territoire est le nerf de la guerre pour le développement économique en région.

Or, la gestion de l’offre contribue justement à l’occupation du territoire québécois.

Pourquoi? Parce que ce système permet à des producteurs laitiers d’être en affaires dans la plupart des régions, qu’ils soient dans Lanaudière, au Saguenay-Lac-Saint-Jean ou dans le Bas-Saint-Laurent.

Les transformateurs laitiers paient un prix unique aux agriculteurs.

Par conséquent, les fermes laitières n’ont pas besoin d’être situées près des usines des transformateurs et des grands marchés de consommation, comme Montréal ou Québec, pour être rentables.

Voilà pourquoi ce système tient lieu de politique de développement régional.

Les producteurs de lait emploient des travailleurs locaux. Ils achètent des biens et des services locaux. Bref, ils sont des acteurs importants dans l’écosystème socio-économique des régions du Québec – et de l’Ontario.

Le dilemme des consommateurs

C’est pourquoi abolir la gestion de l’offre aurait un impact majeur.

Dans un marché totalement libéralisé, les producteurs et les transformateurs étrangers pourraient vendre à grande échelle leurs produits au Québec, et ce, à des prix plus compétitifs.

Résultat? Les fermes québécoises les moins compétitives devraient fermer.

Il y aurait sans doute une consolidation dans l’industrie et une concentration des fermes restantes dans le sud du Québec, la seule stratégie pour réduire leurs coûts de transport et se rapprocher des grands marchés de consommation.

Bien entendu, des fermes survivraient en faisant des gains de productivité.

Par contre, les gouvernements devraient subventionner l’industrie -comme partout dans le monde- afin de ralentir le déclin socio-économique des régions, déjà saignées par l’exode des jeunes.

Au niveau micro-économique, l’abolition de la gestion ferait baisser les prix du lait, des œufs et de la volaille à l’épicerie. Par contre, cela se ferait au prix d’une dévitalisation des régions et de la création de nouveaux programmes de subventions pour soutenir les agriculteurs.

Au niveau macro-économique, le maintien de la gestion de l’offre ferait en sorte que les Québécois paieraient un peu plus cher le lait, les œufs et la volaille. Mais dans le même temps, les consommateurs continueraient à soutenir l’économie des régions et à favoriser ainsi l’occupation du territoire.

Dans la renégociation de l’ALÉNA, le Canada pourrait certes mettre un peu d’eau dans son vin sur la gestion de l’offre, en ouvrant par exemple légèrement le marché canadien aux producteurs de lait américains, comme Ottawa l’a fait avec les producteurs de fromages européens.

En contrepartie, l’OMC devrait autoriser les entreprises canadiennes à exporter une partie de leur production aux États-Unis.

En revanche, supprimer entièrement le système de la gestion de l’offre au Canada serait une erreur, car les coûts pour la société québécoise surpasseraient largement les bénéfices pour les consommateurs.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand