"Les Africains évoluent, mais notre vision d'eux, elle, n'évolue pas" - Tim Turner, directeur, secteur privé, Banque africaine de développement

Publié le 17/09/2011 à 00:00

"Les Africains évoluent, mais notre vision d'eux, elle, n'évolue pas" - Tim Turner, directeur, secteur privé, Banque africaine de développement

Publié le 17/09/2011 à 00:00

Par Diane Bérard

Le Montréalais Tim Turner travaille depuis 15 ans à la Banque africaine de développement (BAD). Il y a amorcé sa carrière en gestion du risque et y dirige aujourd'hui le secteur privé. À la fois observateur et acteur du développement de l'Afrique, il nous explique comment échapper au "piège africain".

DIANE BÉRARD - Quel défi l'Afrique doit-elle surmonter pour attirer les investissements étrangers plutôt que l'aide internationale ?

TIM TURNER - Poser cette question équivaut à chercher une solution qui réglerait à la fois les problèmes économiques du New Jersey et de l'Ohio. Tout comme les États-Unis, l'Afrique n'est pas un bloc monolithique. Ses 54 pays ont chacun leur réalité et leur scénario de développement. Au Rwanda, il fallait bâtir des ponts entre les Hutus et les Tutsis. Ne jamais oublier le génocide, mais aller de l'avant. Ce qui est fait : on lutte contre la corruption, on installe des zones Wi-Fi, on achète des technologies étrangères... Au Sénégal, les infrastructures craquaient de partout. De quoi rebuter n'importe quel investisseur étranger. On a construit une autoroute, augmenté l'offre d'énergie, décongestionné les ports... Le Ghana, lui, doit composer avec sa nouvelle richesse pétrochimique. Les investissements étrangers surgissent de partout, mais en restera-t-il quelque chose dans 10, 20 ou 30 ans ?

D.B. - Comment "vendez-vous" l'Afrique aux investisseurs ?

T.T. - Je n'ai pas à la vendre. Lorsqu'un investisseur frappe à la porte de la BAD, c'est qu'il a déjà un projet qu'il désire réaliser sur ce continent. Mon travail vise plutôt à mettre les investisseurs en garde contre le piège africain, qui consiste à penser que l'on peut débarquer sur ce continent, prendre l'oseille et se tirer sans une égratignure.

D.B. - Expliquez-nous ce "piège africain".

T.T. - Les temps changent. Les Africains évoluent, mais notre vision d'eux, elle, n'évolue pas. Ils ont peut-être l'air d'accueillir tous les investissements étrangers à bras ouverts, mais c'est un leurre. Les Africains ne mettront pas longtemps à se rendre compte que vous leur avez fait signer un mauvais arrangement. Ce jour-là, ils déchireront le contrat ou exigeront de le renégocier. À moins que le gouvernement ne nationalise l'entreprise... La morale de cette histoire : faites en sorte que tout le monde trouve son compte dans votre projet. Sinon, vos retombées seront de bien courte durée.

D.B. - Vous avez récemment déclaré que votre banque est indiscrète (intrusive). Qu'est-ce que ça signifie ?

T.T. - Nous levons le capot pour voir tout ce qui s'y trouve. Si cela ne nous plaît pas, il ne faut pas nous confier votre voiture ! Depuis 2003, nous travaillons avec une équipe de l'université ontarienne Queen's, spécialisée dans l'analyse d'investissements et de risque. J'ai d'abord recruté les membres de l'équipe à titre de consultants mais, depuis 2006, ils font partie de la Banque à temps plein. Une analyse rigoureuse du risque est dans l'intérêt de toutes les parties. Si les investisseurs potentiels ne sont pas d'accord, c'est qu'ils ont quelque chose à cacher ou que leurs chiffres ne tiennent pas la route. Dans les deux cas, je ne souhaite pas travailler avec eux.

D.B. - Vous montrer indiscret vis-à-vis des investisseurs privés, passe encore, mais avec le gouvernement, qui est souvent un investisseur de projets que vous financez, c'est une autre histoire, n'est-ce pas ?

T.T. - Notre relation avec les gouvernements africains est complexe. Ce sont nos actionnaires, mais nous sommes leur banquier. Le potentiel de conflit d'intérêts est énorme. Nous disposons toutefois d'un mécanisme de contrôle : la pression du groupe. Nous avons 54 actionnaires-créditeurs. Si l'un d'eux devient mauvais payeur ou adopte un comportement délinquant, tout le groupe peut en souffrir. De plus, les projets comprennent à la fois des investisseurs privés et publics. Si le gouvernement s'égare, les investisseurs privés réclameront notre intervention. C'est arrivé lors de l'agrandissement du port de Djibouti. Le gouvernement a voulu ouvrir le contrat et négocier des conditions plus avantageuses pour lui. Nous avons rencontré le chef d'État pour lui expliquer que son comportement nuisait au projet et entachait sa réputation. Il a compris.

D.B. - Plusieurs pays émergents ont tiré profit de la crise, qui fut moins sévère chez eux que dans les économies matures. Est-ce le cas de l'Afrique ?

T.T. - Oui et non. L'Afrique n'étant pas très intégrée à l'économie internationale, elle en a moins subi les contrecoups. Toutefois, l'Afrique a besoin d'argent, et celui-ci provient des banques étrangères qui, elles, sont en détresse.

D.B. - Comment la crise a-t-elle influencé la stratégie d'investissement de votre banque ?

T.T. - Notre apport en capital étant moins important, il faut nous montrer plus productifs et plus créatifs concernant l'argent. Avant, nous financions de manière importante quelques gros projets. Aujourd'hui, nous investissons de plus petites sommes dans un plus grand nombre de projets. Et nous complétons avec des partenaires privés. Bref, nous travaillons beaucoup plus fort - plus de projets, plus de partenaires - pour parvenir au même résultat.

D.B. - La Chine est un investisseur important en Afrique. Reste-t-il une place pour les pays occidentaux ?

T.T. - La Chine s'est montrée plus rapide que les pays occidentaux, c'est vrai. Contrairement à eux, elle a une vision à long terme. Elle s'est installée à l'avance pour être présente lorsque l'Afrique décollera. Pour l'instant, la Chine profite des ressources naturelles. Bientôt, ce sera du bassin de consommateurs. Si je salue sa vision, ses méthodes me laissent perplexe. Les investisseurs chinois apportent de l'argent, certes, mais aussi des travailleurs. Leurs projets créent très peu d'emplois en Afrique, puisqu'ils exigent que ceux-ci soient réalisés par des Chinois. Et les gouvernements africains ont mal négocié. La porte reste donc ouverte à d'autres investisseurs qui prennent en considération toutes les parties prenantes d'un projet.

D.B. - Les femmes africaines, principales bénéficiaires du microcrédit, se montrent plutôt entrepreneuriales. Quelle place occupent-elles dans le reste de l'économie ?

T.T. - Elles ont surtout investi le secteur de la finance et des banques. Au Nigeria, par exemple, la direction de la Commission des valeurs mobilières est assurée par une femme, Arunma Oteh. Et plusieurs Africaines occupent des postes importants à la Banque mondiale.

"Les Africains ne mettront pas longtemps à réaliser que vous leur avez fait signer un mauvais arrangement. Ce jour-là, ils déchireront le contrat ou exigeront de le renégocier. Faites en sorte que tout le monde trouve son compte dans votre projet. Sinon, vos retombées seront de bien courte durée."

LE CONTEXTE

On a maintes fois évoqué le réveil de l'Afrique. La Chine, elle, y croit suffisamment pour placer ses billes dès maintenant.

SAVIEZ-VOUS QUE...

En 2010, la Banque africaine de développement a consacré la partie la plus importante de ses activités au secteur des infrastructures (70,9 %) et la plus faible (1,9 %), à celui de l'agriculture.

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