Des solutions pour colmater votre PME le temps que ça passe
Simon Lord|Édition de la mi‑septembre 2022Les entreprises doivent se préparer, mais doivent également rester flexibles pour mieux réagir à la conjoncture économique. En effet, certains secteurs seront plus touchés que d’autres. (Illustration: Visual Box)
Le pronostic est préoccupant: l’économie québécoise risque de ralentir ou de se contracter en 2023, selon tous les économistes consultés par Les Affaires. Avec les programmes d’aide aux PME qui prennent fin, les entreprises pourraient avoir une dure année à venir. À quoi doit-on s’attendre et que peut-on faire pour s’y préparer ? Nous avons posé la question aux économistes et aux entrepreneurs de la province. Tour d’horizon de leurs inquiétudes… et de leurs solutions.
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En mars, le ministre des Finances Eric Girard évaluait que la probabilité de voir l’économie glisser en récession l’an prochain était de 25 %. En juin, il avait rehaussé ce risque à 35 %. Plus pessimiste encore, le premier ministre François Legault, lui, estimait au même moment que le risque était plutôt de 50 %. Qu’en pensent les économistes ?
Dans son dernier rapport trimestriel sur les perspectives économiques, celui de juin, Deloitte évaluait le risque d’éviter une récession à 60 %. Selon la firme, le PIB devrait ainsi grimper de 3,3 % cette année au pays avant de ralentir à seulement 1,7 % l’an prochain (1,3 % au Québec) et 1,5 % en 2024.
« Mais ça, c’était avant la décision de la Banque du Canada de hausser le taux directeur de 1 % », met en garde Mario Iacobacci, associé des services-conseils en économie de Deloitte Canada. Une décision qui vient assombrir quelque peu le portrait.
« Les conditions ont changé, dit-il. C’est clair qu’il va y avoir un ralentissement de la croissance. Cela dit, on ne voit pas de baisse du PIB de 3 %, 4 %, ou 5 %. On n’est pas dans un scénario de récession comme celles des années 1980 ou 1990. »
Rester flexible, malgré les prévisions
À la TD, les experts estiment que l’économie souffrira d’un ralentissement de la demande intérieure, une conséquence naturelle de la hausse des taux d’intérêt la plus rapide depuis la fin des années 1970.
Selon Beata Caranci, première vice-présidente et économiste en chef du Groupe Banque TD, les effets de la hausse sont déjà évidents, par exemple dans l’effondrement de la demande en habitation. Elle n’écarte pas une récession dans l’année à venir. Quelle probabilité attribue-t-elle à cette éventualité ? « Je dirais que les chances sont de 50/50. »
Le message est à peu près le même chez Desjardins. « Avec la Banque du Canada qui laisse entrevoir de nouvelles hausses, on estime qu’il y a une probabilité de 50 % d’une récession au pays l’an prochain, possiblement au premier et au second trimestre », prédit Hendrix Vachon, économiste principal à l’institution financière.
« On ne parle pas d’une récession majeure, comparable à ce qu’on a vécu durant la Grande Récession », dit-il. Il s’agirait plutôt d’une récession modérée, quoiqu’elle entraînerait à son avis une hausse des faillites d’entreprise malgré tout.
Les deux économistes restent toutefois prudents et notent que les prédictions économiques sont au bout du compte imparfaites.
« Il faut faire attention, dit Hendrix Vachon. Les prévisions comportent une bonne marge d’erreur, et dans le contexte économique actuel, qui est très incertain, la marge est encore plus grande. »
À son avis, les entreprises doivent donc se préparer, mais également rester flexibles pour mieux réagir à la conjoncture économique. En effet, certains secteurs seront plus touchés que d’autres.
Des secteurs plus à risque
L’insolvabilité des entreprises québécoises a déjà commencé à augmenter.
Selon les données les plus récentes analysées par Raymond Chabot, la filiale de Raymond Chabot Grant Thornton qui se spécialise en redressement financier et insolvabilité, la moyenne des quatre premiers mois de 2022 a enregistré une hausse de 27 % de dossiers déposés par les entreprises, comparativement à la même période l’an dernier.
Toutefois, le volume de dossiers reste inférieur au niveau prépandémique, remarque Michel Thibault, associé et syndic autorisé chez Raymond Chabot.
« On est environ à 80 % du nombre de dossiers déposés avant la crise », précise-t-il. Mais les programmes d’aide d’urgence aux entreprises ont pris fin dans les derniers mois, rappelle l’associé. Il s’attendait aussi cet été à ce que les banques accélèrent la prise de mesures de recouvrement auprès de leurs clients insolvables à la rentrée.
Michel Thibault anticipe donc un premier pic de faillites en septembre et en octobre, et un retour à la normale prépandémique, voire un dépassement, en 2023.
Toutefois, si, pendant la pandémie, les secteurs les plus affectés ont été surtout ceux de la restauration, du détail et de l’événementiel, il prédit que les industries touchées seront différentes cette fois-ci.
« Ce qu’on voit actuellement, c’est que les entreprises qui commencent à avoir des difficultés sont celles de la construction et du domaine manufacturier », dit Michel Thibault. En effet, non seulement doivent-elles composer avec la pénurie de main-d’œuvre, mais elles doivent aussi gérer des hausses de coût et des problèmes d’approvisionnement.
Sur le terrain, que font les entreprises québécoises pour se préparer aux éventuelles perturbations ?
Alexis Waddell, associé, PDG de Rabel (à gauche) et Éric Drouin, associé, directeur des ventes (à droite)
Se défendre par l’attaque
Président de Quincaillerie Rabel, un distributeur de composants de portes et fenêtres basé à Terrebonne, Alexis Waddell se prépare à un ralentissement depuis deux ans.
Avec la pandémie, les ménages canadiens ont décidé de rénover leur chez-soi, ce qui s’est révélé un vecteur de croissance pour son entreprise, dont le chiffre d’affaires était d’environ 12 millions de dollars (M$) l’an dernier. S’il s’attend à une année 2022 sous le signe de la croissance — 20 % pour être précis —, il estime que l’économie pourrait renfermer de mauvaises surprises l’an prochain. Il n’est toutefois pas resté les bras croisés jusqu’ici.
« Ça fait deux ans que je m’attends à ce que l’économie frappe un mur, dit Alexis Waddell. Ça fait aussi deux ans qu’on se prépare pour assurer notre croissance malgré ça. »
La première stratégie mise de l’avant par l’entreprise a été de commencer à développer ses propres produits. Quincaillerie Rabel a ainsi conçu le Mammook, un système de verrouillage de porte multipoint, et un nouveau système complet de porte en PVC cellulaire. Elle a également conçu un autre système breveté de verrouillage de porte, qui a coûté 400 000 $ à développer, mais dont elle désire garder le nom et les détails confidentiels jusqu’à son lancement officiel.
Cette stratégie lui permettra d’atteindre deux objectifs cruciaux. D’abord, l’entreprise sera moins dépendante de ses fournisseurs. Ensuite, elle sera libre d’explorer d’autres marchés que le Québec et les Maritimes, comme celui de l’Ontario.
« Jusqu’ici, on était uniquement des distributeurs. Mais comme on représentait des compagnies, on avait des territoires attitrés, ce qui nous limitait dans notre expansion géographique », explique Alexis Waddell. La deuxième stratégie de Quincaillerie Rabel a été de redoubler ses efforts de ventes.
« L’attaque est la meilleure défensive. C’est ça notre attitude. Comme on commence à sentir un peu moins de traction auprès de nos clients, on pousse plus fort pour aller chercher ailleurs. On est donc en embauche actuellement : on cherche un représentant des ventes et une autre personne au marketing. »
Pour faire face à un ralentissement potentiel, l’entrepreneur essaie également de gérer ses stocks de façon plus serrée. En raison de la croissance que l’entreprise a connue depuis deux ans, et aussi des ruptures et des délais d’approvisionnement qui ont affecté les chaînes logistiques, Quincaillerie Rabel avait doublé ses stocks.
Cependant, avec la croissance qui pourrait maintenant ralentir et les chaînes logistiques qui retournent tranquillement à la normale, l’entreprise communique de près avec ses clients. Cela lui permet d’avoir une meilleure idée des commandes qui s’en viennent, et aussi de leur rappeler de prévoir de six à huit mois à l’avance leurs besoins en composants.
« À quel moment devrai-je baisser mes stocks de sorte à ne pas laisser mes clients au dépourvu, mais à ne pas avoir de surcharge de stock ni la marge de crédit surutilisée qui vient avec ? C’est ce qu’on analyse actuellement. »
Rémi Létourneau, VP du Groupe CEV (Photo: courtoisie)
Se restructurer pour être mieux préparé
Fondé en 1993, le Groupe CEV est un entrepreneur en construction pour des espaces commerciaux qui gère aussi Espace Tonik, un centre de mieux-être.
Rémi Létourneau, le vice-président, admet qu’il commence déjà à sentir un ralentissement dans son industrie et dans ses ventes. Ce fléchissement est possiblement causé en partie par la fin du boom post-pandémique, mais aussi par un ralentissement économique plus large.
« On avait embauché beaucoup de personnel pour soutenir la croissance qu’on anticipait pour cette année et l’an prochain, raconte-t-il. Mais là, on a moins de commandes que l’an dernier. Alors cet été, on a donc dû procéder à une restructuration. »
Son effectif, qui était de 45 employés, a donc été réduit à 35. Comme Quincaillerie Rabel, le Groupe CEV essaie toutefois d’être proactif, et il a décidé de mettre les bouchées doubles dans la prospection de nouveaux clients.
« En construction, il y a toujours de la demande, alors on entretient et on développe nos relations en plus d’essayer d’être présents sur les réseaux sociaux. Le bassin de clients sera peut-être plus petit, mais si on cherche fort, on peut trouver », dit Rémi Létourneau. Dans un contexte où les aides financières gouvernementales ont pris fin, et où un certain nombre d’entreprises risquent de fermer boutique, certaines occasions de repêcher des clients pourraient même se présenter. « Les faillites, au final, ça va aider ceux qui resteront à avoir accès à de nouveaux clients. »
Marco Cournoyer, fondateur et VP mentor de Protection Incendie MCI (Photo: courtoisie)
Soutenir les employés
Marco Cournoyer anticipe une récession dans un avenir proche. Fondateur et vice-président mentor de Protection Incendie MCI, une entreprise de Saint-Hubert qui installe et entretient des systèmes de protection d’incendie dans des bâtiments commerciaux, institutionnels et industriels, il s’y prépare d’abord en soutenant ses employés.
L’entreprise a par exemple mis sur pied un comité consultatif regroupant une personne de chaque division, qui a été chargé entre autres de sonder ses équipes. « Nos employés nous ont dit qu’une récession affecterait surtout leur santé mentale », dit Marco Cournoyer. Protection Incendie MCI a donc décidé de souscrire une assurance, pour 3,75 $ par employé́ par mois, qui permettra à son personnel de consulter un psychologue et d’avoir accès à plusieurs autres services liés à la santé mentale, comme des services de consultation financière.
« Quand les employés sont heureux, le stress est moindre, surtout en période de récession, et on peut continuer d’offrir un service de qualité », explique Marco Cournoyer.
Pour se protéger contre les hausses de coûts et s’assurer d’avoir assez de matériaux pour réaliser ses contrats, l’entreprise de 13 M$ a grossi ses stocks. Elle en avait habituellement assez pour réaliser deux mois de mandats ; elle en a maintenant suffisamment pour assurer huit mois d’activités.
Après avoir analysé ses comptes, l’entreprise s’est par ailleurs aperçue que, depuis 12 mois, les paiements s’étirent de plus en plus : les clients prennent actuellement 14 % plus de temps à payer.
« On a pris une assurance-crédit avec Intact Assurance pour assurer nos comptes clients, dit Marco Cournoyer. Et quand un client n’est pas assurable, on lui demande de payer la moitié ou même la totalité de la facture avant d’exécuter les travaux. »
S’il se sent bien outillé pour faire face à un éventuel ralentissement, le fondateur n’a toutefois pas l’impression que toutes les entreprises sont bien préparées. Au contraire.
« Les entrepreneurs à qui je parle voient le manque de main-d’œuvre, les contrats qui continuent d’entrer, et ils concluent que c’est impossible qu’une récession s’en vienne. Alors peu d’entre eux se préparent. Ça fait 34 ans que je suis dans les affaires et c’est la première fois que je vois ça », dit le fondateur, qui se prépare à racheter un concurrent en faillite. Il estime que le manque de préparation est d’ailleurs le plus gros danger qui guette actuellement les entreprises.
« Le manque de main-d’œuvre ne sera peut-être pas le défi principal, dit-il. Ceux qui vont faire faillite seront sûrement ceux qui vont manquer de matériaux, qui n’auront pas bien contrôlé leurs prix. Disons-le comme ça : ceux qui commencent à se préparer maintenant sont déjà en retard. »
Comment éviter l’insolvabilité
Trois conseils de Michel Thibault, associé et syndic autorisé chez Raymond Chabot
1. Revoir son plan d’affaires d’ici les trois prochaines années : déterminer les produits ou services qui rapportent et laisser tomber ceux qui font perdent de l’argent. Explorer de nouvelles avenues, comme l’exportation, ou la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement.
2. Consulter ses partenaires financiers : leur présenter un plan détaillé de résolution des difficultés financières pour démontrer la viabilité de l’entreprise et éviter les paniques ainsi que les mesures de recouvrement.
3. Maîtriser l’information : établir un calendrier de production pour savoir si et quand un manque de stock est à prévoir, de même qu’un budget pour savoir si et quand l’entreprise prévoit une crise de liquidité. « Ce n’est pas tant le manque d’argent que le manque d’information qui stresse les banques, explique Michel Thibault. Quand l’entrepreneur ne peut pas dire à ses partenaires ce qui se passe dans son entreprise, c’est souvent là que des mesures de recouvrement sont entamées. ».