«Les entrepreneuses se lancent en affaires encore massivement dans des secteurs d’activité qui sont moins prisés par le domaine financier. C’est encore plus vrai dans le milieu du capital de risque», dit Sévrine Labelle. (Photo: Martin Flamand)
TÊTE-À-TÊTE. Cent millions. C’est la somme qu’a entre les mains Sévrine Labelle, qui a récemment été nommée directrice générale du nouveau Lab Excelles, troisième pilier de la plateforme Excelles lancée par Isabelle Hudon, présidente et cheffe de la direction de la Banque de développement du Canada (BDC), à l’automne dernier. Consciente que ce montant sera nettement insuffisant pour propulser toutes les entreprises fondées et dirigées par des femmes, l’ancienne PDG d’Evol souhaite que le laboratoire agisse comme un levier sur le reste de l’écosystème financier et d’investissement du Canada. Entrevue avec une femme qui croit avant tout au pouvoir de la collectivité.
En quoi consiste le Lab Excelles?
Comme son nom le dit, c’est un laboratoire d’essai pour voir comment on peut faire en sorte qu’il y ait plus d’entreprises détenues ou dirigées par des femmes qui vont chercher une part d’investissement en équité. Quand on regarde le portrait général, on remarque que seulement 3% de l’ensemble des capitaux d’investissement est investi dans les entreprises fondées par des femmes et seulement 17% dans des entreprises qui ont des femmes parmi les dirigeantes.
C’est très peu et un des objectifs du laboratoire, c’est de travailler en collaboration avec l’écosystème existant — soit des fonds, des accélérateurs, des incubateurs, des entreprises qui soutiennent les entreprises dirigées par des femmes — pour trouver des façons innovantes d’octroyer de l’investissement ou d’investir au sein de ces entreprises-là.
De quelle manière vos acquis à la tête d’Evol vous serviront-ils dans vos nouvelles fonctions ?
Mon passage chez Evol m’a permis, premièrement, de côtoyer des centaines d’entrepreneuses et, deuxièmement, de comprendre de très près la réalité des entreprises dirigées et détenues par les femmes, les obstacles auxquels elles font face et les secteurs d’activité dans lesquels elles performent le mieux. [Ça m’a également permis] de mieux comprendre l’écosystème, notamment l’écosystème financier, alors qu’à Evol, on octroyait aussi du financement sous forme de prêt. Je comprends donc mieux les besoins financiers et les obstacles que les femmes vivent quand elles font des demandes de financement.
Justement, quels obstacles les femmes vivent-elles en matière de financement?
Encore aujourd’hui, et c’est difficile d’expliquer pourquoi, il semble y avoir encore des biais envers les entrepreneuses, surtout envers les femmes qui sont dans des domaines d’activité moins traditionnels pour elles — tout ce qui touche aux sciences, à l’innovation, à la technologie, au manufacturier innovant.
Je suis toujours abasourdie. Pas plus tard que la semaine dernière, j’étais à Winnipeg avec un groupe d’entrepreneuses et il y avait des femmes en technologie autour de la table qui étaient toutes d’accord pour dire qu’encore aujourd’hui, elles avaient le sentiment de devoir faire trois fois plus d’efforts que les hommes pour que leur crédibilité soit reconnue, pour avoir une place autour de la table. Encore aujourd’hui, on leur demande «il est où le patron?», «il est où le vrai propriétaire de l’entreprise?» alors que ce sont elles [les vraies dirigeantes].
Un autre élément, c’est que les entrepreneuses se lancent en affaires encore massivement dans des secteurs d’activité qui sont moins prisés par le domaine financier. C’est encore plus vrai dans le milieu du capital de risque, où on veut voir des entreprises connaître une immense croissance très rapidement et devenir actives sur l’ensemble des marchés internationaux. Ce qu’on observe, c’est que les femmes vont souvent entreprendre dans des domaines où la croissance est plus modeste, moins rapide, mais pas moins intéressante. À plus long terme, les entreprises détenues par des femmes vont souvent mieux performer financièrement ou survivre plus longtemps. Ça demeure d’excellents investissements, et plusieurs études montrent même que les investissements qui ont été faits dans les entreprises dirigées ou détenues par des femmes ont connu de meilleurs rendements que ceux faits dans des entreprises dirigées par leurs collègues masculins.
Le Lab Excelles distribuera la somme considérable de 100 millions de dollars (M$) aux entreprises. En tant que directrice générale de ce fonds, comment vous sentez-vous quant à cette grande responsabilité?
C’est drôle parce que je suis un peu arrivée en poste en me disant que c’était beaucoup d’argent et en me demandant si j’allais réussir à déployer ça en cinq ans. Plus j’avance dans mes réflexions, plus j’approfondis ma connaissance du marché et des occasions, et plus je réalise que 100 M$, ce n’est peut-être pas tant que ça pour réussir à faire tout ce qu’on voudrait faire. On veut donc créer des occasions de co-investissement avec [nos partenaires de l’écosystème]. Ce que j’aimerais, c’est que ce montant puisse générer de nouveaux engagements financiers de la part d’autres fonds d’investissement ou d’autres partenaires financiers ailleurs au Canada pour réussir à faire bouger l’aiguille des fameux 3% et 17% qu’on veut voir augmenter. Ce n’est pas avec seulement 100 M$ qu’on va arriver à faire bouger ces statistiques.
Vos premiers pas en financement remontent à il y a longtemps, notamment lorsque vous êtes allée travailler au Burkina Faso. Est-ce qu’il y a des apprentissages que vous y avez faits qui vous servent encore aujourd’hui?
Quand j’étais conseillère en plaidoyer et en recherche de financement en Afrique, mon rôle était d’aider notamment des organismes de lutte contre le sida ou de soutien aux personnes vivant avec le VIH et le sida à trouver des fonds, entre autres auprès des grands joueurs internationaux, comme la Banque mondiale, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la Banque africaine de développement, etc. Une des façons d’aider ces organismes, c’était de monter des projets mieux structurés et qui parlent le langage des financiers. Je pense que c’est quelque chose qui est encore bon dans mon travail aujourd’hui. D’un point de vue entrepreneurial, pour réussir à aller chercher du financement, que ce soit sous forme de prêt ou d’investissement, les entrepreneurs doivent apprendre à parler le langage des financiers, s’adapter [à eux] et comprendre ce qu’ils cherchent, ce qui les motive à faire un prêt ou à investir dans une entreprise.
Un autre élément, c’est que j’ai eu à m’adapter beaucoup à la culture et aux façons de faire du Burkina Faso en effectuant ce travail. Ç’a pris un certain temps avant que je réussisse à avoir des résultats. Lorsque j’organisais une formation, personne ne venait, et ce, jusqu’à ce que je réalise que je ne communiquais pas de la bonne manière et que j’oubliais certains éléments importants. Par moment, je trouvais ça très frustrant. Pour réussir dans mon nouveau rôle, je vais aussi devoir m’adapter à la culture du reste du Canada. On a beau se dire qu’on est un même pays, on a quand même des différences culturelles et je vais devoir me rappeler, dans les moments où je vais trouver ça plus difficile, que ça prend du temps, comprendre une autre culture et s’adapter à celle-ci.
À Evol, vous cherchiez à financer «des entreprises d’impact», mais aussi qui tendaient vers l’écoresponsabilité. Est-ce que c’est quelque chose qui vous tient toujours à coeur dans votre nouvelle organisation?
C’est assurément quelque chose qui demeure vraiment important pour moi. Je vois encore une fois une occasion avec le Lab de pousser ça plus loin. Je m’explique. Quand on est passé de Femmessor à Evol, une des prémisses, c’est qu’on a réalisé, à force de parler avec des entrepreneuses, qu’elles avaient en grande majorité le désir de se lancer en affaires pour contribuer positivement à la société, pour apporter un changement.
Un des éléments ou une des occasions que je vois avec le Lab, c’est potentiellement de pouvoir investir dans des entreprises qui ont un profil un peu différent de ce qui est recherché traditionnellement par les fonds en capitaux de risques. On le sait, les femmes ne sont pas encore extrêmement nombreuses à aller vers des entreprises technologiques, ces entreprises qui ont un très grand potentiel de croissance rapide. Toutefois, elles sont nombreuses à créer des entreprises qui ont vraiment la volonté de répondre à un enjeu de société. J’aimerais tellement, à la fin, être capable de démontrer qu’investir dans des entreprises dirigées par des femmes et dans des entreprises qui génèrent du positif sur la société, c’est non seulement viable, mais c’est aussi rentable.