Molson est établie à Montréal depuis 1786. L'an prochain, la brasserie tournera une page de son histoire et ira ...
Molson est établie à Montréal depuis 1786. L’an prochain, la brasserie tournera une page de son histoire et ira s’implanter à Longueuil. Pour plein de bonnes raisons : des avantages fiscaux ; la proximité des autoroutes 10, 20 et 30 ; un accès privilégié à l’eau, etc. Sans parler du fait qu’elle se rapprochera ainsi d’un bassin de population, et donc d’une main-d’oeuvre potentielle, en plein boom. Rien que l’an dernier, Montréal a perdu 24 000 résidents, l’équivalent de 1,24 % de sa population, soit son plus grand déficit migratoire de la dernière décennie, au profit de ses villes périphériques, selon l’Institut de la statistique du Québec.
C’est que les banlieues québécoises – Laval, Longueuil, Lévis, Gatineau, etc. – ont nettement le vent dans les voiles. Une donnée ne trompe pas : la banlieue de Montréal s’est classée, en 2018, au quatrième rang du palmarès des meilleurs endroits du Canada où fonder et faire fructifier son entreprise, un classement concocté par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.
L’avenir appartient-il, par conséquent, à la banlieue, au détriment des grands centres urbains ? On pourrait le croire, si ce n’était l’émergence, ici et là, de signaux faibles indicateurs de périlleux écueils pour toute entreprise souhaitant naître et grandir en périphérie. Des écueils parfois fatals pour les entrepreneurs qui n’ont pas su les voir venir à temps…
Déjouer la congestion
Le principal péril est un fléau largement sous-estimé : la congestion des transports. Lors du dernier Forum sur la mobilité et le transport collectif qui s’est tenu à Laval, une étude a été présentée montrant que 50 millions d’heures de travail par an sont perdues sur la Rive-Nord parce que les automobilistes sont pris dans des bouchons de circulation. Le coût ? Il atteignait 1,3 milliard de dollars (G$) en 2018, alors qu’il était de 580 millions de dollars (M$) en 2008. En 2021, il devrait dépasser les 1,5 G$.
À mesure que les banlieues se densifient, le mal empire. Les transports en commun – qui paraissent être une bonne solution en la matière – ne parviennent pas à suivre le rythme. Un exemple frappant : faute de ligne d’autobus, il est presque impossible pour un employé de se rendre du métro à son travail dans la zone industrielle de Laval, où se trouvent notamment les sièges sociaux de Couche-Tard et de St-Hubert.
« Il est vrai qu’effectuer un tel trajet est complexe, a reconnu Guy Picard, directeur général de la Société de transport de Laval, lors de l’événement Focus régional Laval, du groupe Les Affaires. Mais trouver une solution rentable est loin d’être simple. Les entreprises de nos trois parcs industriels voudraient des autobus qui amèneraient et ramèneraient leurs employés depuis le métro, mais elles n’ont pas toutes les mêmes horaires de travail. »
L’impasse est telle que l’entreprise de technologie financière lavalloise Croesus caresse l’idée de se doter elle-même de navettes électriques qui feraient régulièrement l’aller-retour entre le métro et ses locaux. Un projet qui n’a pas encore vu le jour, mais qui montre à quel point l’enjeu est de taille pour le développement, pour ne pas dire la survie, des entreprises banlieusardes.
Loin des yeux, loin du coeur
La gare de Saint-Bruno-de-Montarville est au milieu de nulle part, coincée entre le boulevard Sir-Wilfrid-Laurier et l’autoroute de l’Acier. Un beau matin, une automobiliste voit un type bien habillé sortir en courant de la gare pour filer à travers champs, en direction du parc industriel. Intriguée, elle le klaxonne et le fait monter à bord de sa voiture : le jeune homme devait vite se rendre à un entretien d’embauche, il n’avait pas anticipé qu’il n’y aurait aucun autobus pour l’y amener. Par chance, son chemin a croisé celui d’une bonne âme…
Cette anecdote illustre bien le fait qu’il est particulièrement complexe de trouver les talents dont on a besoin lorsqu’on est en banlieue. « Le recrutement, c’est le nerf de la guerre, dit Étienne Crevier, fondateur et PDG du laboratoire d’analyse médicale BiogeniQ. Lorsque nous avons quitté Montréal pour Brossard, 10 % de nos employés nous ont quittés. Nous avons pu aisément les remplacer, car la Rive-Sud était alors un large bassin de main-d’oeuvre. Par contre, aujourd’hui, la donne a changé, il nous faut sans cesse innover pour séduire les nouveaux talents : nous ne faisons pas concurrence par les salaires, mais par le télétravail, ou encore la flexibilité des horaires. »
Cette démarche, l’agence de communication B-367 vient de la pousser à l’extrême. Sise à Beloeil, elle peine à recruter depuis deux ou trois ans. D’où l’idée du « 100 % télétravail » : employés et pigistes sont maintenant dotés d’un bureau virtuel leur permettant de travailler de n’importe où s’ils le souhaitent, le contact entre les uns et les autres étant possible grâce au clavardage, au téléphone et à la vidéo. Seul demeure un petit local beloeillois, dont la mission est avant tout administrative. « Nous faisons le pari de la liberté maximale comme atout de séduction. Un pari que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre », explique Guy Bolduc, le fondateur de l’agence.
Alan Kezber, le fondateur et PDG de Kezber, une firme spécialisée en transformation numérique, a adopté une tout autre approche. « Pour séduire nos employés, nous avons déménagé en banlieue, dit-il. Notre bureau de Ville Saint-Laurent a été déménagé à Brossard juste pour améliorer la qualité de vie des employés. Même chose, notre siège social a quitté Sherbrooke pour aller dans sa banlieue, Magog. Il y a une terrasse sur le toit, la vue donne sur le lac, la nature est à deux pas. Les employés, dont la moyenne d’âge tutoie la trentaine, peuvent ainsi avoir une belle petite vie de famille, saine et plaisante. Et ça, ça fait toute la différence, surtout en période de pénurie de talents. » De fait, Kezber a besoin de moins de trois semaines pour pourvoir à un poste. Une prouesse dans le milieu technologique, de nos jours.
Créer des communautés serrées
Lorsque Maxime Sauveur et son épouse Nathale Phillips ont eu l’idée de créer une boutique privée destinée aux mariées – essai personnalisé de robes et d’accessoires haut de gamme en provenance des États-Unis, de l’Australie, etc. -, ils ont fait un petit sondage pour voir s’il valait mieux s’implanter à Montréal ou en banlieue. La banlieue a gagné, et ils s’en félicitent depuis l’ouverture de Ma chérie bleue, à Rosemère, en 2015 : « Notre clientèle vient de partout : de la Rive-Nord, mais aussi du Nouveau-Brunswick, de Toronto, de New York, etc., et elle est bien contente de ne pas avoir à se taper le trafic de Montréal, dit Maxime Sauveur. Sans parler d’autres avantages, comme le coût moindre du pied carré par rapport à la métropole. »
Cela étant, il leur a fallu travailler très fort sur un point qu’ils n’avaient pas anticipé : leur intégration au sein de la communauté d’affaires locale. « Ça nous a pris deux ans avant d’être bien intégrés, poursuit-il. Un effort qui en valait la peine. Aujourd’hui, nous recommandons à nos clientes des confrères stylistes ou fleuristes du coin, et inversement, ceux-ci parlent de nous à leurs clientes qui parlent mariage. » Et d’ajouter : « Si nous ne nous étions pas positionnés comme de fiers ambassadeurs de Rosemère, nous n’aurions certainement pas connu le succès qu’on a aujourd’hui, en particulier notre progression de 30 % des ventes en 2019. »
Miser sur le sentiment d’appartenance, ça ne suffit malheureusement pas toujours pour évoluer harmonieusement au sein de sa communauté d’affaires. « Je suis née à Laval, je suis une fière Lavalloise, il ne sera jamais question pour moi de travailler ailleurs qu’à Laval, lance Myriam Tellier, copropriétaire de Planette, un fabricant et distributeur de produits ménagers naturels et écologiques. Nous avons ici une foule de services pour créer et développer une entreprise : des bourses, du mentorat, etc. C’est formidable. Mais il y a un hic : nous n’avons aucune idée de ce que font les autres entrepreneurs de Laval. »
L’autre jour, Myriam Tellier participait à un événement d’affaires. Elle y a croisé par hasard un entrepreneur dont les services l’intéressaient au plus haut point, et a réalisé que celui-ci se trouvait… à un kilomètre de chez elle. « Il n’existe pas de bottin des entrepreneurs, rien qui permette de facilement se créer un réseau de contacts pertinents, déplore-t-elle. Ce qui est dommage, car on gagnerait tous à avoir une communauté d’affaires plus tricotée serrée. »
Parfois, les liens sont si lâches qu’il ne sert à rien, ou presque, de tenter d’en nouer des solides. Bien au contraire. En 2016, Jean-Philippe Bergeron, Simon-Pier Ouellet et Vicky Jodry ont eu envie de faire une différence pour la planète, et ils ont créé, à Gatineau, Ola Bamboo, dont la mission consiste à remplacer des objets usuels en plastique par leurs pendants en bambou (ex. : brosses à dents, pailles, etc.). Comme ils importent l’essentiel des matériaux pour effectuer l’assemblage, l’emballage et l’expédition à leur entrepôt, il n’est pas vital pour eux d’être des acteurs centraux de la communauté d’affaires gatinoise.
« On a vite réalisé que les grosses commandes venaient des sièges sociaux des entreprises, raconte M. Bergeron. Or, ceux-ci se trouvent beaucoup dans le Grand Montréal. « Il suffisait qu’on ait un rendez-vous chez l’un d’eux à 11 h pour qu’on perde toute la journée en déplacement. Nous nous sommes dit que nous n’étions peut-être pas à la meilleure place. »
La solution ? L’éclatement. Ola Bamboo a maintenu son entrepôt à Gatineau, satisfait de sa situation géographique favorable pour distribuer les produits au Québec comme en Ontario ainsi que du travail de Re-Source Intégration, l’entreprise d’économie sociale qui se charge de l’assemblage, de l’emballage et de l’expédition. Jean-Philippe Bergeron et sa conjointe Vicky Jodry ont déménagé à Victoriaville. « Pour la qualité de vie, mais aussi pour l’équidistance entre Montréal et Québec », dit-il. Quant à Simon-Pier Ouellet, il s’est installé à Beloeil, le lieu parfait pour faire, au besoin, un saut chez ses partenaires d’affaires ou à l’entrepôt.
Le contact est maintenu entre eux grâce à de multiples appels quotidiens, que ce soit au cellulaire ou par Skype. « Au fond, on peut faire des affaires en étant n’importe où, aujourd’hui, explique Jean-Philippe Bergeron. Métropole, banlieue, région, peu importe. L’an dernier, on a passé une semaine à Hawaï, sans aucun stress pour nos affaires : on suivait nos ventes en direct par Internet. »
« D’ailleurs, si j’avais un seul conseil à donner à un entrepreneur qui voudrait s’implanter en périphérie, ce serait de se lancer à fond dans le virage numérique, ajoute Jean-Philippe Bergeron. Parce que ça supprime la distance, et donc le sentiment d’éloignement, voire d’isolement. Et aussi parce que c’est devenu carrément incontournable : regardez ce qui vient d’arriver à La Cordée. »
Bref, faire naître et grandir sa petite entreprise en banlieue, c’est jouable, voire souhaitable, selon le modèle d’affaires envisagé. Les avantages sont multiples et variés, tels la fiscalité, les coûts ou encore la qualité de vie. Cela ne peut toutefois se faire qu’à condition d’éviter les pièges que sont, entre autres, la criante pénurie de main- d’oeuvre, la congestion des transports et l’anémie de certaines communautés d’affaires. Donc, de faire bien attention à s’adapter à l’environnement d’affaires particulier que sont les banlieues.
DÉFICIT MIGRATOIRE
1,24 %
Seulement en 2019, Montréal a perdu 24 000 résidents, l’équivalent de 1,24 % de sa population, au profit de ses villes périphériques, selon l’Institut de la statistique du Québec.
LA CONGESTION DES TRANSPORTS EN BANLIEUE
1,3 G$
Le coût des bouchons de circulation atteignait 1,3 G$ en 2018, alors qu’il était de 580 M$ en 2008. En 2021, il devrait dépasser les 1,5 G$.
C’est quoi, une banlieue ?
Une banlieue est ce que Statistique Canada appelle un « noyau secondaire », c’est-à-dire une zone géographique où l’on trouve une ou plusieurs agglomérations de plus de 10 000 habitants qui jouxtent un « noyau », et ce, sachant qu’un « noyau » est une ville densément peuplée qui compte plus de 50 000 habitants.
Jusqu’où peut se rendre un « noyau secondaire » ? Ce dernier s’étend jusqu’aux « régions rurales », soit les zones qui ne comptent pas d’agglomération de plus de 10 000 habitants. La banlieue est ainsi un territoire si vaste que les deux tiers (67,5 %) des Canadiens sont considérés comme des banlieusards, selon l’étude « Still Suburban: Growth in Canadian Suburbs 2006-2016 » du Council for Canadian Urbanism.