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Sous le capot de Tesla

Stéphane Rolland|Édition de la mi‑septembre 2020

Pour y voir plus clair, on démonte les différentes pièces des modèles des experts.

Peu de choses soulèvent autant de débats passionnés à la Bourse que l’action de Tesla (TSLA, 441, 76 $ US). Pour y voir plus clair, on démonte les différentes pièces des modèles des experts.

Tout un déclic. Certains investisseurs sont venus à la conclusion que la révolution promise par l’automobile électrique est plus rapprochée qu’on le croirait. Leur conviction a électrisé le titre de Tesla, propulsé de 400 % depuis le début de l’année. Chez les sceptiques, le courant ne passe toujours pas tandis qu’on prononce le mot «bulle» avec autant de passion.

La réalité se trouve probablement quelque part entre les deux, juge Cimon Plante, gestionnaire de portefeuille à Financière Banque Nationale. «Les gens disent qu’il faut choisir un champ entre les optimistes ou les pessimistes. Moi, ce que je dis, c’est que j’aime vraiment l’entreprise, mais son action s’échange au prix où elle devrait être dans cinq ou dix ans.»

Pour illustrer son propos, Cimon Plante souligne que le PDG et fondateur Elon Musk a dit qu’il serait en mesure de réaliser des ventes de 100 à 120 milliards de dollars américains (G $ US) d’ici cinq ans. À partir de ce chiffre, le gestionnaire de portefeuille émet l’hypothèse que les marges d’exploitation demeureront stables aux alentours de 15 % pour un bénéfice d’exploitation de 15 G $ US. En y allouant un multiple de 30 fois, «ce qui est raisonnable pour un titre de croissance», dit-il, on arrive à une valeur boursière de 450 G $ US. Or, la capitalisation boursière atteint déjà 411 G $ US.

L’exemple d’Amazon pourrait être riche en enseignement pour les investisseurs tentés par Tesla, prévient Cimon Plante. «En 1999, on aurait eu raison de dire qu’Amazon serait une société dominante. Par contre, l’action a fortement reculé après l’éclatement de la bulle techno et il aura fallu plusieurs années pour récupérer la valeur du titre.»

Tesla devra donc créer la surprise et surpasser les attentes pour que l’évaluation de son action tienne la route. Si vous croyez à une adoption massive de la voiture électrique et pensez que Tesla dominera ce marché, le potentiel de croissance serait, en effet, assez impressionnant.

David Whiston, de Morningstar, souligne que la production annuelle d’automobiles pourrait franchir le cap des 100 millions de voitures d’ici quelques années. Tesla en a vendu 368 000 en 2019 et émet des commentaires encourageants selon lesquels elle sera en mesure d’atteindre son objectif de 500 000 en 2020, malgré la pandémie.

Bref, Tesla ne s’approprie qu’une infime partie de la tarte, ce qui lui laisse encore beaucoup d’espace pour croître. Les avis divergent sur les prévisions de ventes futures. Celles-ci varient entre deux et sept millions de voitures d’ici cinq ans, selon les différents experts consultés.

La demande chinoise jouera un rôle déterminant dans la taille du marché. Daniel Ives, de Wedbush, croit que la Chine pourrait représenter près de 40 % des ventes de l’entreprise californienne en 2022. Il estime que les marges sont plus élevées en Chine qu’aux États-Unis et qu’en Europe, ce qui pourrait avoir un effet favorable sur la rentabilité de l’entreprise. À lui seul, le marché chinois pourrait valoir 80 $ US par action, estime l’analyste.

On reste dans la politique-fiction, mais les relations tendues entre la Chine et les États-Unis pourraient un jour représenter un obstacle. Pour entretenir les espoirs des actionnaires, Tesla ne devra pas se retrouver dans les tirs croisés d’un conflit commercial entre les deux États.

La concurrence

L’intensité de la concurrence influera aussi sur le nombre de voitures vendues par Tesla. Comme tout ce qui touche l’entreprise, la perception de son avance technologique ne fait pas consensus.

Tesla a une avance technologique d’environ trois ans, croit Tasha Keeney, analyste d’Ark Investment Management, à New York. «Nous nous attendons à ce qu’il y ait des concurrents qui se manifestent, mais nous sommes surpris de la lenteur de leur rattrapage», commente-t-elle lors d’une entrevue téléphonique.

L’équipe d’ARK est reconnue à Wall Street comme l’une des plus optimistes sur le titre et a fait grand bruit en émettant une cible de 7000 $ US sur l’action en 2024 (1 400 $ US depuis le fractionnement de un pour cinq). Son fonds négocié en Bourse (FNB) ARK Disruptive Innovation (ARKK, 91,64 $ US) détient une participation de près de 10 % dans Tesla.

Le chroniqueur automobile Benoit Charrette juge, pour sa part, que l’intensification de la concurrence est beaucoup plus imminente. «Elon Musk a longtemps eu le plancher à lui tout seul, mais là, les constructeurs allemands, américains et asiatiques vont arriver avec des modèles comparables à des prix concurrentiels», dit le chroniqueur qui mettait la touche finale à la prochaine édition de L’Annuel de l’automobile avant de prendre notre appel. «On arrive là, enchaîne-t-il. Quand on regarde la quantité de modèles électriques qui seront en présentation dans les deux prochaines années, il n’y a que ça. C’est treize à la douzaine.»

Les constructeurs n’ont plus vraiment le choix de prendre le virage électrique, explique Benoit Charrette. Les normes d’émission pour tous les automobiles seront resserrées en Europe et aux États-Unis en 2025. Les constructeurs n’auront donc pas le choix de vendre des modèles moins énergivores pour respecter la réglementation.

Par ricochet, la nouvelle concurrence pourrait faire aussi perdre une source de revenu pour Tesla, prévient Ryan Brinkman, de JP Morgan.

Pour éviter des pénalités, certains constructeurs achètent des crédits carbone à Tesla. «À mesure que les constructeurs développeront leur propre véhicule électrique, leur besoin d’acheter ce genre de crédit risque de décliner au fil du temps.» En 2019, ces crédits représentaient des revenus de 594 millions de dollars américains (M$ US) pour l’entreprise.

Prendre le virage électrique ne sera pas si facile pour les grands constructeurs qui ont d’autres chats à fouetter, répond Cimon Plante. Il rappelle que les activités traditionnelles des constructeurs sont coûteuses et qu’elles devront se poursuivre en même temps que les investissements nécessaires pour développer la filière électrique. «Financièrement, c’est très difficile à faire.»

La crise économique leur met d’autres bâtons dans les roues, croit Tasha Keeney. Ces entreprises établies doivent rendre des comptes à leurs actionnaires de trimestre en trimestre et elles doivent gérer leurs coûts. «Ça les distrait de l’objectif de créer la plateforme de la prochaine génération.»

La force de la marque Tesla est un atout indéniable. GM, Toyota ou Ford sont loin de susciter un tel engouement. Le constructeur peut compter sur un réseau de clients enthousiastes et un intérêt médiatique qui lui épargnent des dépenses marketing.

Grâce à cette notoriété, Tesla est parvenue à vendre ses voitures en ligne sans passer par un réseau de concessionnaires, souligne François Têtu, gestionnaire de portefeuille à RBC Dominion valeurs mobilières, en entrevue. Il se demande toutefois si elle n’aura pas besoin de bâtir un réseau pour satisfaire la clientèle à l’avenir. «Plus la flotte est vieillissante, plus il y aura de l’entretien à faire au fil du temps.»

Benoit Charrette partage cet avis. Des conversations qu’il a eues avec plusieurs propriétaires, il retient que certains ont dû faire des démarches laborieuses pour remplacer des pièces défectueuses. Établir un réseau de concessionnaires nécessiterait d’importants investissements, souligne-t-il. «Pour un établissement moderne, on peut parler d’un coût de 12 à 15 M$.»

Batterie et coûts de production

Les avancées technologiques dans la conception de la batterie des voitures électriques pourraient être un facteur important dans le choix des automobilistes. Un des freins à l’achat d’une voiture électrique est la crainte de certains conducteurs que l’autonomie ne soit pas suffisante pour leur déplacement. GM a dévoilé qu’elle serait en mesure de développer une batterie ayant une autonomie de 400 milles (664 km), ce qui excède les 322 miles (518 km) du Model 3 de Tesla.

Le marché suivra de près la Journée de la batterie organisée par Tesla, qui se tiendra le 22 septembre. Des sources ont confié à l’agence de presse Reuters que la direction pourrait annoncer des batteries moins coûteuses qui auront une plus grande autonomie et une plus longue durée de vie.

Plus Tesla produira de batteries, plus elle sera en mesure de réduire les coûts de production de ses voitures électriques, ajoute Tasha Keeney. Elle évoque le principe de la courbe de Wright qui veut qu’une augmentation d’une quantité d’items produits entraîne une diminution des coûts. «Les voitures électriques vont devenir plus abordables à produire. Dans les prochaines années, elles seront moins chères que les voitures à combustion, ce qui amènera une demande massive pour les voitures électriques.»

De grands investissements

Combler la demande d’un marché presque vierge a toutefois un coût. Pour réussir à atteindre une production de masse, Tesla devra déployer des milliards de dollars chaque année en investissement et en recherche, prévient David Whiston, de Morningstar. «Ces dépenses seront nécessaires, même pendant les récessions.»

À cet égard, la flambée du prix du titre – même en supposant qu’il est surévalué – arrive à point nommé pour l’entreprise, car elle engendre une forme de cercle vertueux, croit John Murphy, de BofA Securities. Plus l’action monte, moins il devient coûteux de lever du capital pour financer la croissance, croissance qui est récompensée par la suite par un prix de l’action encore plus élevé.» L’analyste précise toutefois qu’il s’agit d’une forme de «prophétie autoréalisatrice». La tendance peut tout aussi bien s’inverser, si l’humeur du marché venait à changer.

Tesla a d’ailleurs profité de l’appréciation de ses actions en circulation pour annoncer l’émission de 5 G $ US en nouvelles actions. Ce financement a incité John Murphy à relever son cours cible de 350 $ US à 550 $ US, même s’il maintient sa recommandation «neutre».

Des innovations à venir

Chez les partisans de Tesla en Bourse, plusieurs pensent que l’entreprise deviendra bien plus qu’un simple constructeur de voitures électriques. C’est le cas de Philippe Houchois, de Jefferies, qui est l’un des rares analystes à émettre une recommandation d’achat. Il pense que Tesla pourrait mettre à profit son expertise et vendre des batteries à d’autres constructeurs. Il note que Panasonic, qui est aussi un fournisseur de Tesla, contrôle près 80 % du marché de la batterie. Il croit que Tesla pourrait vouloir percer ce marché qui pourrait atteindre 90 G$ US en 2025 et 235 G$ US en 2030, évalue l’analyste. Elon Musk n’a pas exclu cette avenue.

Pour sa part, Tasha Keeney croit que le lancement d’un éventuel service de voiturage comme celui d’Uber est grandement sous-estimé par le marché. Elon Musk a évoqué cette possibilité une première fois en 2016. En 2019, le PDG a dit qu’il en lancerait un «avec certitude» en 2020, mais n’a pas commenté le sujet dernièrement. «C’est une activité qui générerait des marges plus élevées que les voitures électriques et il s’agirait de revenus récurrents», anticipe-t-elle.

Même si Uber est bien établie, l’analyste pense que Tesla présentera une offre concurrentielle. «Il est moins coûteux de conduire une Tesla qu’une Toyota Camry. Elle serait en mesure de mieux payer les conducteurs.»

Un des avantages du service sera la cueillette de données de conduite à partir des tableaux de bord numérique qui se trouvent dans les voitures. Ces données pourraient accélérer le développement de la voiture autonome, enchaîne Tasha Keeney. «Une automobile dans un service de taxi a un taux d’utilisation beaucoup plus élevé, ce qui lui permettrait de recueillir des données à un rythme beaucoup plus rapide. C’est un scénario où le gagnant emporte tout.»

Avec la voiture autonome, Tesla a déjà une longueur d’avance grâce aux logiciels dans les voitures de ses clients qui lui fournissent d’utiles données. En Google, elle affronte toutefois un concurrent plus dynamique que les grands constructeurs. Tasha Keeney estime que la division Waymo a le prototype de voiture autonome le plus avancé. «Par contre, elle n’a pas l’échelle de Tesla pour la cueillette des données. Elle est également obligée de nouer des partenariats avec des constructeurs. Nous croyons que l’intégration verticale (toutes les composantes dans la même entreprise) est un avantage par rapport au partenariat.»

Bien des projets sont possibles, reconnaît John Murphy, de BofA Securities, mais leurs réalisations sont incertaines, prévient-il. Benoit Charrette ajoute que certaines promesses d’Elon Musk ne se sont pas encore réalisées. «C’est un innovateur, on ne peut pas lui enlever ça, mais il est un peu brouillon et certaines des annonces qu’il fait sont livrées en retard.»