L'usine Ford d'Avon Lake (Ohio) est passée en 2003 de la fabrication de la fourgonnette Nissan Quest au VUS Ford Escape. Or, le directeur de l'usine n'avait à cette époque-là aucune expérience dans la production de ce nouveau véhicule. Résultat? «Le nombre d'heures par véhicule (hpv) à Avon Lake a bondi de 58% en 2003», indique l’étude. (Photo: 123RF)
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Q. – «Notre directeur d’usine s’apprête à partir à la retraite. Il avait un style de leadership assez dirigiste et autoritaire. Celui qui est pressenti pour le remplacer est différent, disons un peu plus empathique. Est-ce que ce changement de leader risque d’avoir un impact négatif sur la productivité de l’usine?» – Francis
R. — Cher Francis, je vais répondre à votre interrogation en deux temps. Tout d’abord, il convient de se demander si un gestionnaire, ici un directeur d’usine, a une réelle incidence sur la productivité d’une organisation. Et ensuite, il nous faut regarder, le cas échéant, si un brusque changement de style de leadership peut nuire à la performance des employés, ou pas.
Une récente étude va me permettre d’aborder ces deux points. Pilotée par Soledad Giardili, professeure d’économie à l’Université d’Édimbourg (Grande-Bretagne), elle a justement consisté à analyser les conséquences des mouvements de gestionnaires à la tête d’équipes de travail œuvrant pour des constructeurs automobiles aux États-Unis, entre 1993 et 2007. Voici les faits saillants qui s’en dégagent.
– Une incidence certaine, mais globalement limitée. De manière générale, les décisions prises par un gestionnaire peuvent faire varier, dans un sens positif ou négatif, au maximum de 7% de la productivité globale de l’organisation. Autrement dit, oui, un gestionnaire a lui seul, aussi bon ou mauvais soit-il, ne peut pas booster ou ruiner la performance de toute l’organisation. Ce qui revient à dire que le départ à la retraite du directeur ne peut en aucun cas entraîner une chute dramatique de la productivité de votre usine.
– Une incidence majeure localement. L’équipe de chercheurs de Soledad Giardili a classé les équipes de chaque constructeur automobile dans quatre groupes distincts: les plus productives (A), les productives (B), les peu productives (C) et les moins productives (D). Elle a ainsi mis au jour le fait qu’en général les gestionnaires A voyaient leur équipe utiliser 30% moins de temps pour fabriquer un véhicule que les gestionnaires D ; et que cet écart découlait de leur seul leadership.
– Avantage à l’expérience. Lorsqu’une équipe se doit de fabriquer un nouveau modèle de voiture pour elle, sa productivité chute alors en général de 22%. Cela étant, «l’expérience managériale peut se révéler un atout précieux en période de changement», est-il noté dans l’étude.
Par exemple, l’usine Ford d’Avon Lake (Ohio) est passée en 2003 de la fabrication de la fourgonnette Nissan Quest au VUS Ford Escape. Or, le directeur de l’usine n’avait à cette époque-là aucune expérience dans la production de ce nouveau véhicule. Résultat? «Le nombre d’heures par véhicule (hpv) à Avon Lake a bondi de 58% en 2003», indique l’étude.
«Nos calculs montrent que si le directeur de l’usine avait été un leader expérimenté, le hpv du VUS aurait été inférieur de 24 minutes, si bien que l’usine aurait économisé quelque 3,5 M$ US lors des deux premières années de production», avance l’équipe de Soledad Giardili.
Comment se traduit l’expérience, dans le cas présent? L’étude révèle que les gestionnaires expérimentés manient mieux certains leviers de la productivité, en particulier «le dosage des heures supplémentaires, l’ajout d’équipes de manière ponctuelle et la variation de la vitesse de la ligne de production, en fonction des aléas».
Et cette expérience, bien entendu, vient avec les années passées en poste: chaque fois qu’un gestionnaire passe une année de plus dans une usine donnée, «la productivité de son équipe s’accroît d’en moyenne 1,6 point de pourcentage», selon l’étude.
Bref, Francis, le changement de style de leadership à l’occasion d’un mouvement de leader aura inévitablement un impact sur la productivité de votre usine. Plus le changement sera rapide et brutal — l’erreur trop fréquente de se prendre pour un superhéros —, plus l’impact sera majeur. Voilà pourquoi l’idéal serait une transition en douceur, en invitant le nouveau leader à y aller pas à pas dans les modifications qu’il entend apporter à la direction de l’usine. L’incidence des nouvelles mesures managériales sera ainsi atténuée, d’autant plus qu’il sera dès lors aisé de vite faire marche arrière si jamais une mesure avait un effet indésiré majeur.
En passant, le dramaturge grec Sophocle a dit dans «Œdipe à Colone»: «Pour agir avec prudence, il faut savoir écouter».