Ex-patronne de Desjardins et ex-présidente du conseil d’administration d’Investissement Québec, Monique Leroux a présidé, en mai 2020, au début de la pandémie, le Conseil sur la stratégie industrielle afin de relancer une économie canadienne à genou en raison de la COVID-19. Remis au gouvernement de Justin Trudeau en décembre 2020, son rapport proposait une petite révolution industrielle pour donner une direction au Canada. Quatre ans plus tard, l’administratrice de sociétés — au Canada et à l’étranger — fait le bilan de la mise en place des recommandations et pose un diagnostic sur la faible productivité de nos entreprises, d’un océan à l’autre.
Le Conseil a consulté plus de 1000 entreprises, associations et organismes communautaires, communautés autochtones et groupes de jeunes. Quel était son objectif ?
Il y en avait trois, et ce, en trois phases. À court terme, c’était de redémarrer à tout prix l’économie en raison de la COVID-19. À moyen terme, c’était de déterminer les programmes gouvernementaux qui fonctionnaient bien et ceux qu’il fallait optimiser. Enfin, à long terme, c’était de voir comment on pouvait repenser notre économie pour l’amener ailleurs dans les prochaines années et décennies.
Selon le rapport, la stratégie industrielle devait reposer sur quatre piliers. Quels sont ces piliers et ont-ils progressé dans la bonne direction ?
Nous avons recommandé que le Canada devienne une économie numérique axée sur les données, et le chef de file mondial sur le plan environnemental, social et de gouvernance (ESG) dans les domaines des ressources, des énergies renouvelables et des technologies propres. Selon nous, le Canada devait aussi bâtir un secteur manufacturier innovant et à haute valeur ajoutée, en plus de tirer parti de notre avantage en agroalimentaire afin de nourrir la planète dans un contexte de changements climatiques. Ces quatre piliers ont progressé à petits pas, notamment grâce à des mesures incluses dans les budgets fédéraux, comme pour l’innovation et la formation de la main-d’œuvre. Toutefois, cela ne s’est pas fait avec un focus aussi précis que nous avions proposé.
Comment expliquer cette situation ? Y a-t-il eu une résistance au changement ?
À l’époque de nos consultations, plusieurs personnes ont dit qu’elles aimaient plus ou moins le concept de stratégie industrielle, car cela amènerait le gouvernement à choisir les gagnants et les perdants. La stratégie que nous avons proposée n’est pas tout à fait ça. Son objectif était plutôt de définir les grandes forces du Canada et ses possibilités, tout comme la géopolitique qui l’entoure et ce que le pays doit faire pour se doter d’une économie résiliente et durable. Il s’agissait aussi de se demander quelles sont les infrastructures dont nous avons besoin pour être leaders mondiaux, par exemple au chapitre des ports et des aéroports. Bref, de créer les conditions gagnantes pour nos entreprises.
Au fil des ans, des pays comme les États-Unis, la Chine, l’Allemagne, l’Australie et le Royaume-Uni se sont dotés de stratégies industrielles. Pourquoi ? Le Canada devrait-il s’inspirer d’un pays en particulier ?
La pandémie et les changements géopolitiques qui ont suivi ont provoqué une réflexion en profondeur chez les décideurs : on a longtemps laissé le marché fonctionner tout seul, mais là, on a peut-être besoin d’être peu plus stratégique. Pour moi, la stratégie des États-Unis est incontournable étant donné leur proximité géographique et l’intégration de nos deux économies. On peut notamment s’inspirer de ce que font les Américains au chapitre de leurs approvisionnements, qui s’appuient sur le Buy American. Cela a tellement eu d’effet sur l’économie américaine, et pas seulement ces dernières années, mais dans leur histoire. C’est quelque chose qu’on doit regarder de façon beaucoup plus proactive et dynamique au Canada.
Les entreprises canadiennes et québécoises pâtissent d’une faible productivité par rapport à leurs concurrents dans la majorité des pays de l’OCDE. Que faut-il faire, selon vous, pour la stimuler dans l’industrie ?
Les moyens pour stimuler la productivité existent ; c’est plutôt l’attitude des entreprises qu’il faut changer. Elles doivent être plus ambitieuses, plus entrepreneuriales, plus agiles, aussi bien pour la prise de décision que de risque. Pour être plus productif, il faut miser davantage sur les technologies. Or, si on est ambitieux, on va se mesurer aux meilleurs dans le monde. Et, pour y arriver, une entreprise aura nécessairement besoin des technologies. C’est donc l’objectif qui va déterminer le degré d’investissements technologiques de nos entreprises. Voilà pourquoi l’attitude des dirigeants est si importante.
Des économistes affirment que la faible productivité au Canada tient aussi au manque de concurrence locale, de sorte, par exemple, que nos tarifs de téléphonie sont plus élevés qu’en Europe. Êtes-vous d’accord ?
Au sujet des télécommunications, n’oublions pas que nous avons un vaste territoire avec une petite population. Cette situation ne se compare absolument pas à l’Europe, où les tarifs sont effectivement plus bas. En contrepartie, plusieurs des gros opérateurs européens ne veulent plus investir parce que le rendement de l’investissement n’est pas assez élevé. Cela dit, on peut certainement stimuler davantage la concurrence au Canada, ce qui aura à terme une incidence sur la productivité. Comment ? En se dotant d’infrastructures interprovinciales beaucoup plus performantes et en facilitant la mobilité de la main-d’œuvre entre les provinces, notamment dans la construction. Si on élimine le plus possible les contraintes pour les entreprises, qu’elles soient québécoises, canadiennes-anglaises ou étrangères, ça aura à un moment donné des répercussions sur le marché canadien.
HEC Montréal a récemment publié une étude affirmant que la politique industrielle du Québec est un « échec » et « nuit à la croissance économique », notamment en raison de l’interventionnisme de l’État. Sans le vouloir, l’État peut-il effectivement nuire à l’économie, que ce soit au Québec ou ailleurs au Canada ?
Un État doit avant tout créer des conditions gagnantes afin que de nouveaux écosystèmes se développent. On ne parle donc pas ici d’aider un projet industriel plutôt qu’un autre. Le développement hydroélectrique de la baie James à partir des années 1970 en est un bel exemple, qui a été beaucoup plus loin que la seule baie James. Ce développement a créé un immense écosystème d’expertises et d’entreprises, notamment en ingénierie, qui a insufflé tout un dynamisme à l’économie du Québec. Or, si un gouvernement vise uniquement un investissement dans une entreprise et que son projet ne marche pas, eh bien, il perd sa mise. En revanche, si un gouvernement met de l’argent dans une infrastructure stratégique, comme dans l’aéroport Montréal-Trudeau, il investit dans une infrastructure qui bénéficiera à un écosystème beaucoup plus large. Cette approche, c’est la philosophie de la Chine, du Japon et de bien d’autres pays. Et, aux États-Unis, ils sont en train de se réveiller pour investir davantage dans leurs infrastructures. Nous devrions nous inspirer de cette approche, car nos infrastructures n’ont pas de bon sens.