Les zones en course pour la position de tête


Édition du 13 Décembre 2023

Les zones en course pour la position de tête


Édition du 13 Décembre 2023

Par Philippe Jean Poirier

Alexandre Vézina, sous-ministre adjoint au MEIE et directeur général du développement économique territorial et des zones d’innovation (Photo: courtoisie)

INNOVATION. Quatre ans après la publication du « Guide de présentation d’un projet de zone d’innovation », le gouvernement du Québec n’a retenu que trois projets… Bien que les candidatures soumises soient de bonne qualité, Québec dit vouloir soutenir des secteurs qui ont une chance de se positionner à l’échelle internationale. Visite dans les coulisses d’un projet gouvernemental à la fois ambitieux et structurant, qui vise à régler le problème historique qu’ont les entreprises québécoises à « passer de l’idée au marché ». 

Imaginons que les géants du Web partagent un immeuble commun et que, chaque midi, Mark Zuckerberg (Facebook), Sundar Pichai (Google) et Satya Nadella (Microsoft) se croisent à la cafétéria et commencent à discuter de leurs problèmes sectoriels respectifs. Que des chercheurs de l’Université Standford — tout juste à côté — se mêlent à la conversation… et que de cette synergie émergent des solutions technologiques complètement inédites. 

D’une certaine manière, c’est la dynamique qui est déjà en place dans la nouvelle zone d’innovation DistriQ à Sherbrooke. Depuis quelques mois, la jeune pousse québécoise Nord quantique et l’entreprise française Pasqal — cheffe de file mondiale en ordinateurs quantiques — occupent des bureaux voisins dans les locaux temporaires de l’Espace quantique 1. « Nous croisons régulièrement nos pairs de Pasqal à l’espace café, raconte Philippe St-Jean, cofondateur de Nord quantique. C’est l’occasion de discuter de défis communs, tels que le financement et le recrutement international. »

Réunir dans un même lieu géographique les infrastructures, le talent et le haut savoir d’un secteur technologique de pointe, c’est l’essence du projet de zones d’innovation lancé par le gouvernement du Québec à l’automne 2019. Plus encore, c’est la réponse québécoise à un problème pancanadien qui a été relevé en 2011 dans le rapport « Innovation Canada : le pouvoir d’agir », mieux connu sous le nom de « rapport Jenkins ». 

« Le Canada est un des pays qui investissent le plus au prorata de ses habitants au chapitre de la recherche fondamentale, explique Normand Bourdonnais, PDG de la zone Technum Québec. Or, malheureusement, les retombées économiques ne sont pas toujours au rendez-vous. Avec la création du Centre de collaboration MiQro innovation (C2MI), il y a une douzaine d’années, et maintenant avec les zones d’innovation, l’idée est de rapprocher les entreprises de la compétence universitaire et de voir comment on peut transférer les connaissances universitaires vers l’industrie. »

 

Passer de la théorie… à la pratique 

Un an après le premier appel à projets, le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (MEIE) du Québec, Pierre Fitzgibbon, affirmait en novembre 2020 à La Presse avoir une « douzaine de projets dans le collimateur ». Trois ans plus tard, seules trois zones ont été mises en place : Technum Québec, à Bromont (systèmes électroniques), DistriQ, à Sherbrooke (technologie quantique), et la Vallée de la transition énergétique (VTE), à Bécancour, Trois-Rivières et Shawinigan (filière batterie). En date du 1er décembre, deux zones additionnelles auraient aussi reçu des réponses positives et seraient en attente d’une annonce gouvernementale : la « zone bleue » sur les technologies marines dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie et la zone d’innovation agroalimentaire à Saint-Hyacinthe.

Pourquoi est-ce si long pour désigner une zone ? Québec se traîne-t-il les pieds ? « La barre est très haute, répond Yves A. Sicard, vice-président des zones d’innovation à Investissement Québec (IQ). La question qu’on se pose est la suivante : est-ce que la somme des pièces [d’un projet] nous permet de devenir un champion du monde sur cette thématique-là ? Si la réponse est oui, nous irons de l’avant. » 

Alexandre Vézina, sous-ministre adjoint au MEIE et directeur général du développement économique territorial et des zones d’innovation, offre sa propre perspective. « Les Villes se sont mises dans une sorte de course pour obtenir une zone d’innovation, alors que, dans les faits, il n’y a pas de course. Certains projets sont sur la table à dessin depuis le début, alors que d’autres ont été nommés rapidement. Ce qui est important pour nous, c’est de choisir des zones qui ont une chance de se positionner sur l’échiquier mondial. »

Selon le sous-ministre adjoint, c’est généralement le « manque de vision » qui départage les projets qui ont le feu vert de ceux qui sont toujours en discussion. « La plupart du temps, les promoteurs se contentent de présenter ce qui est en place sur leur territoire — que ce soient les entreprises, les universités et les centres de recherches. Nous avons dû demander à plusieurs d’étoffer leur vision du secteur à long terme. »

Les démarches visant la création d’une zone aérospatiale à Montréal montrent comment un dossier peut évoluer dans le temps. « Dans la première version du projet, une centaine de thématiques de recherche nous avaient été soumises de part et d’autre, raconte Fassi Kafyeke, responsable du dossier à Aéro Montréal. Nous avions alors relevé cinq points communs. Or, dans la plus récente mouture du projet, nous avons décidé de nous concentrer sur les deux points les plus importants : la décarbonation de l’industrie et la mobilité aérienne avancée. »

Définir les axes de recherche est ce qui demande le plus de temps, note Alexandre Vézina. « Si on prend l’exemple de la Vallée de la transition énergétique, il y a 12 universités et centres de recherche qui sont impliqués dans le projet. Réunir tous ces gens et les amener à s’entendre sur des axes de recherche communs a demandé beaucoup de travail », illustre-t-il. 

Finalement, un autre critère de sélection tout aussi important — mais moins ouvertement discuté — est la présence d’une grande entreprise liée au secteur. « La multinationale, c’est la locomotive qui fait avancer l’écosystème au complet, explique Normand Bourbonnais. Se greffe à elle tout un paquet de petites entreprises et de start-up qui bénéficient ensuite de tout ce qui se passe. »

À Bromont, Technum Québec pouvait déjà compter sur la présence d’IBM Canada et de Teledyne Dalsa avant même sa désignation. La VTE est quant à elle parvenue à attirer dans son giron des joueurs de calibre mondial tels que General Motors, Posco Future M. et BASF. À Sherbrooke, le DistriQ a récemment accueilli des leaders mondiaux de la quantique avec la firme de Vancouver 1QBit et la française Pasqal, dont le cofondateur Alain Aspect a gagné le prix Nobel de physique 2022. « Ce n’est jamais l’unique facteur [de refus], dit Alexandre Vézina, mais oui, l’absence d’une grande entreprise associée à un projet de zone fait partie des facteurs menant à une décision négative. »

 

Quels avantages pour les entreprises ? 

La finalité des zones est de favoriser la création d’entreprises québécoises innovantes et d’accélérer leur croissance. Or, précisons que l’initiative gouvernementale ne prévoit pas de mesures incitatives financières directes pour les entreprises. « La mesure incitative est de retrouver dans une zone tous les éléments qu’une entreprise aura besoin pour sa croissance, explique Alexandre Vézina. Un écosystème pour l’aider dans l’incubation, l’entrepreneuriat, le financement, puis surtout dans des infrastructures de recherche et un centre d’innovation industrielle. » 

Avec les 9 millions de dollars (M$) reçus, la VTE doit entre autres réaliser des études sur la création d’un incubateur entrepreneurial et trois centres d’innovation sur des thèmes liés à la filière batterie, l’électrification des transports et la décarbonation industrielle. Technum Québec a pour sa part reçu 255 M$ pour s’équiper de « nouveaux procédés de fabrication de microsystème électromécanique », et DistriQ a réuni 435 M$ pour bâtir — entre autres projets — l’Espace quantique 1, qui inclut « des bureaux privés, des espaces de travail collaboratifs et un laboratoire partagé de développement des technologies quantiques ».

« À partir du moment où nous avons un lieu avec du matériel informatique ayant la capacité de délivrer une très grande puissance, ça va être très attractif pour les sociétés qui développent des logiciels en quantique », fait valoir Raphaël de Thoury, PDG de Pasqal Canada. Selon lui, les éditeurs de logiciels et les utilisateurs finaux pourront éventuellement « s’installer et travailler ensemble » dans le même bâtiment. 

Sur le plan du recrutement, la venue de leaders sectoriels change complètement la donne. « Quand une PME ou une start-up arrive avec un projet prometteur, certains employés des multinationales vont faire le saut vers la petite entreprise, croit Normand Bourdonnais, qui a vu cette dynamique à l’œuvre alors qu’il était PDG du C2MI. Nous avons vu de petites entreprises innovantes démarrer avec un ou deux employés pour atteindre les 40 ou 80 employés trois ou quatre ans plus tard. » 

Pour Philippe St-Jean, de l’entreprise Nord quantique, l’attrait d’un chef de fil sectoriel se fait sentir bien au-delà de la zone. « En quantique, notre recrutement se fait à l’international, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe ou en Asie. Or, pour une personne que l’on veut convaincre de s’installer ici, c’est rassurant de voir qu’il y a déjà des entreprises importantes présentes dans la zone, et que les infrastructures sont de haut niveau. » 

En cours de route, il y a un effet « boule de neige » qui peut aussi s’installer pour les fournisseurs. « Lorsque plusieurs entreprises partagent un même lieu géographique, ça peut convaincre un fournisseur commun — d’un certain sous-composant — d’envoyer plus souvent un représentant ou même d’y établir une antenne permanente. »

 

La course, c’est maintenant!

En octobre dernier, le gouvernement américain de Joe Biden a annoncé la création de 31 « hubs technologiques » dans 32 États américains. Donc, même si le gouvernement québécois dit qu’il n’y a pas de « course » entre les candidatures, on ne peut nier qu’il y a une course pour se positionner dans la chaîne d’approvisionnement continental ou nord-américain.

« C’est clair que notre intention est de prendre une part de marché sur la chaîne d’approvisionnement dans la batterie », convient Alexandre Vézina. Québec tient le même discours pour les technologies quantiques. « Avec les ordinateurs quantiques de Pascal à Sherbrooke, de Quandela à Sherbrooke et Shawinigan, d’IBM à Bromont et d’Anyon Systems à l'ÉTS, le Québec va être le seul endroit au monde à avoir ces quatre ordinateurs quantiques en service en même temps à la disposition de communautés de chercheurs ou d'entreprises pour mener des projets », avance Yves A. Sicard avec orgueil. Et on peut ajouter un cinquième ordinateur dans la course avec le projet « québécois » de Nord quantique, complète-t-il. 

Grâce à Technum Québec, le gouvernement peut dès maintenant profiter des « changements géopolitiques en Taiwan » pour se positionner dans la chaîne des semi-conducteurs. « Les États-Unis sont parvenus à attirer le plus grand fabricant de puces avancées (TSMC) grâce à un investissement de 40 milliards de dollars (G$) pour deux usines, explique Normand Bourdonnais. Ce que nous voulons faire au Québec, c’est approcher de petites entreprises étrangères complémentaires aux grands fabricants et les convaincre de s’installer ici. Nous pourrons ainsi faire partie de la chaîne d’approvisionnement nord-américaine, à travers des investissements moins importants, mais plus ciblés. » 

Le PDG de Technum Québec salue la réactivité du gouvernement sur tous les dossiers chauds liés aux zones d’innovation. « Quand on cogne à la porte d’un ministère, on a une écoute immédiate. Je travaille en partenariat avec IQ pour l’attraction des entreprises étrangères. Je parle au MES [ministère de l’Enseignement supérieur] pour la formation de la main-d’œuvre qualifiée. Je peux m’adresser au MEIE pour les questions qui touchent à l’énergie et l’innovation. »

Normand Bourdonnais est visiblement enthousiaste quant à la stratégie gouvernementale. « L’avantage des zones, c’est l’alignement de toutes les ressources québécoises pour travailler à positionner le Québec dans des industries innovantes. On sent de la part du gouvernement un désir de faire des zones d’innovation des piliers de développement économique pour le Québec des années 2100. » Voilà une vision « à long terme » qui ne manque pas d’ambition.

 

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Pourquoi mettre l’accent sur un lieu géographique ? 

Dans son « Guide présentation d’un projet de zone d’innovation », Québec définit une zone comme étant un « territoire géographique délimité ». « La première raison, c’est pour le choc des idées en matière d’innovation, puis des produits », explique Alexandre Vézina. 

« L’autre raison, c’est pour proposer un milieu de vie attrayant pour les gens que l’on veut attirer. » C’est ici que le critère de développement durable prend tout son sens : « Les promoteurs doivent nous démontrer comment ils vont développer un milieu de vie intéressant du point de vue du développement durable et de l’acceptabilité sociale. » En d’autres mots, comment une zone contribue à une croissance propre et durable.

 

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Survol des zones en attente (en date du 1 décembre 2023)

 

Feu vert

Zones ayant reçu une réponse positive « informelle »…

 

Zone d’innovation en agroalimentaire

Lieu : Saint-Hyacinthe

Thèmes : sécurité alimentaire, durabilité, qualité de l’offre alimentaire

« L’agroalimentaire est une filière à la fois mature et très compétitive. Le positionnement est donc différent d’un secteur émergeant. Le MEIE nous a demandé de préciser nos grandes thématiques, ce qu’on a fait. Et notre proposition a été acceptée. »

— Maryse Dumont, cheffe de projet

 

Zone bleue (Novarium)

Lieu : Rimouski et Grande-Rivière

Thèmes : Navigation durable, bioressources à fort potentiel de croissance 

« Initialement, deux projets [d’innovation maritime] avaient été proposés en Gaspésie et dans le Bas-St-Laurent. Le gouvernement nous a demandé de les fusionner. Depuis notre dernier dépôt, une recommandation positive a été émise et nous attendons maintenant une désignation “politique”. »

— Amélie Desrochers, directrice exécutive de Novarium

 

Feu jaune

Zones à l’étude…

 

Zone d’innovation minière

Lieu : Rouyn-Noranda

Thèmes : mines autonomes et intelligentes, critères ESG et économie circulaire 

« Notre dossier est toujours en analyse et des précisions ainsi que de légères bonifications devront y être apportées en vue d’une désignation officielle. »

— Ville de Rouyn-Noranda

 

Zone d’innovation aérospatiale

Lieu : Mirabel, Saint-Hubert et Montréal

Thèmes : décarbonation de l’industrie, autonomie et mobilité aérienne 

« Notre dossier a été redéposé au comité d’analyse en octobre dernier et nous attendons maintenant une décision. »

— Fassi Kafyeke, Aéro Montréal

 

 

Feu rouge

Zones refusées…

 

Zone d’innovation en santé dans l’est de Montréal

« Si un nouveau partenaire se manifestait pour le projet actuel ou pour tout autre projet émergent en sciences de la vie, le ministère accompagnera les promoteurs. »

MEIE (EST MÉDIA)

 

 

Zone d'innovation en santé préventive et durable à Québec

« Il n’y a pas de zone d’innovation à Québec dans les cartons (…) rien n'a émergé depuis plusieurs années. »

— Pierre Fitzgibbon (Radio-Canada)

 

Zone d'innovation en cybersécurité à Gatineau

« Le privé n’était pas au rendez-vous. »

— Pierre Fitzgibbon, ministre du MEIE (Radio-Canada)

 

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Une zone d’innovation en santé au Carré Laval?

« Le Carré Laval a reçu une aide financière du MEIE pour la revalorisation de ses terrains dans le cadre d’un programme distinct de celui des zones d’innovation. À ce jour, la Ville de Laval n’a pas soumis de proposition au programme des zones d’innovation du MEIE. La Ville poursuit ses efforts pour réunir des conditions du programme, notamment au chapitre des investissements. »

— Ville de Laval

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