Près de un entrepreneur sur deux (46 %) n’a aucun plan de relève. (Photo: courtoisie)
REPRENEURIAT. Le nombre d’entrepreneurs québécois prêts à passer le flambeau au cours des prochaines années se compte par milliers, la fatigue pandémique et l’incertitude économique ayant accéléré un mouvement déjà bien entamé. L’intention est là, mais la préparation, elle, fait souvent défaut. Ce qui ne sera pas sans conséquence, selon les experts.
Une étude publiée en janvier dernier par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) a confirmé cette tendance à l’échelle canadienne, annonçant un « tsunami de successions » à venir. Selon le sondage réalisé en juin et en août 2022, 76 % des propriétaires prévoient quitter leur entreprise d’ici les dix prochaines années, parmi lesquels 56 % d’ici cinq ans.
Le même coup de sonde révèle que près de un entrepreneur sur deux (46 %) n’a aucun plan de relève et que les propriétaires qui ont un plan écrit (9 %) sont bien moins nombreux que ceux qui se sont contentés d’établir une stratégie informelle (45 %).
Ces données ne surprennent pas Louise Cadieux, professeure retraitée de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et experte en transfert d’entreprise à Soluce fiscalité et comptabilité. « On voit les mêmes résultats depuis les 20 dernières années, dit-elle. Et on sait que plus l’entreprise est petite, plus elle est centrée sur son dirigeant, moins il va y avoir de planification parce que le dirigeant ne sait pas quoi faire ni comment s’y prendre. »
Ce qui change, cependant, note-t-elle, c’est l’échéancier des cédants. Les données de la FCEI indiquent que près de un entrepreneur sur cinq a devancé ses plans de transfert en raison de la pandémie, tandis qu’une proportion semblable a plutôt décidé de les repousser de un an ou plus.
Le directeur général du Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ), Alexandre Ollive, observe quant à lui une accélération des intentions de transfert d’entreprise depuis le début de l’année 2023. Parce que après le stress pandémique et les chaînes d’approvisionnement perturbées, les entrepreneurs ont dû jongler avec une pénurie de main-d’œuvre, une inflation galopante et les craintes de récession. Sans oublier, bien sûr, le vieillissement de la population, qui force nombre d’entre eux à réfléchir à leur propre avenir.
« Nous sommes dans une tempête parfaite qui incite les entrepreneurs à céder », affirme Alexandre Ollive. « Plusieurs entrepreneurs sont fatigués. Ils sont passés au travers d’une période turbulente, y compris ceux qui ont connu une croissance pendant les dernières années », ajoute Louise Cadieux.
Certains propriétaires qui ont consacré 20, 30 ou même 40 ans de leur vie à leur entreprise sentent le besoin de faire un examen de conscience, explique Stéphane Bourgeois, directeur principal du Service de transfert d’entreprise à la Banque Nationale. « Ils se rendent compte qu’ils ne sont peut-être pas les mieux placés pour faire le réinvestissement nécessaire afin de passer au travers des moments plus difficiles. »
Remettre à demain
Pour bien des dirigeants, le manque (ou l’absence) de préparation s’explique par le fait qu’ils remettent à plus tard cette planification pourtant essentielle, constate Stéphane Bourgeois. « L’entrepreneur se croit éternel et ne s’imagine pas se séparer de son entreprise, dit-il. Mais quand un entrepreneur n’est pas suffisamment préparé, il se peut qu’il ne puisse pas vendre son entreprise au moment où sa valeur est la plus grande, parce qu’il n’a pas pris le temps de la rendre la plus belle possible avant la vente. »
« Si je veux bâtir une maison, je n’arrive pas un bon matin avec mon sac à clou pour construire tout de suite », illustre Éric Dufour, vice-président et associé chez Raymond Chabot Grant Thornton, spécialisé en transfert d’entreprise. C’est pourtant ce que plusieurs entrepreneurs font lorsqu’il est question de leur plan de transfert : ils se lancent dans un processus de vente tête baissée, sans avoir préalablement franchi les étapes nécessaires. « On recommande aux entreprises de bâtir à l’avance un réel plan de relève », affirme-t-il.
Le sort des quelque 34 000 entreprises québécoises qui pourraient être transférées entre 2020 et 2025, selon les estimations de l’Institut de recherche sur les PME de l’UQTR, n’est pas seulement déterminant pour les entrepreneurs qui en tiennent les rênes. C’est l’avenir économique du Québec qui est en jeu, scandent en chœur plusieurs experts consultés par « Les Affaires ».
« Des joyaux vont être vendus à des intérêts étrangers parce que des entrepreneurs se sont mal préparés », prévient Éric Dufour. « Si nous sommes dans la création perpétuelle de petites entreprises et qu’on ferme les moyennes et les plus grosses, l’impact économique est très important, acquiesce Alexandre Ollive. Au Québec, nous sommes très bons pour soutenir les jeunes pousses, mais pour garder notre capital économique et faire perdurer nos acquis, nous avons encore des croûtes à manger. »
Plus largement, il faut que le repreneuriat gagne ses lettres de noblesse, au même titre que le lancement d’entreprises à forte croissance qui fait régulièrement les manchettes, plaide Pierre Graff, président-directeur général du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec (RJCCQ). « Tu es entrepreneur ou tu ne l’es pas, dit celui qui a créé en 2021 le Mouvement Repreneuriat pour mousser le transfert d’entreprise à travers le Québec. Lancer une entreprise, c’est écrire un livre en partant d’une page blanche, tandis que reprendre, c’est poursuivre l’histoire d’un livre en cours d’écriture. Dans les deux cas, c’est un travail d’écrivain. »