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DESIGN INDUSTRIEL. Si vous pensiez saisir tous les contours du design industriel, détrompez-vous, car ces contours sont de plus en plus flous.
Le terme industriel lui-même est remis en question par la profession. Héritage de la période de naissance de la pratique, à la fin du 19e siècle. À l’échelle internationale, le terme a d’ailleurs été tout bonnement abandonné en 2017, tandis que le Conseil international des sociétés de design industriel devenait l’Organisation mondiale de Design (WDO), avec comme mission de voir le design contribuer à un monde meilleur. Les mauvaises langues diront que c’est pour toucher une audience plus large, devant l’érosion de son nombre d’adhérents.
Pour Bertrand Derome, président de l’Association des designers industriels du Québec (ADIQ) et nouveau secrétaire général de la WDO, il s’agit surtout de mieux refléter la réalité de la profession. « Cela a fait l’objet de nombreux débats, selon M. Derome. Mais dans la pratique, identifier un besoin et trouver des solutions créatives à des problématiques peut se concrétiser par des éléments physiques, mais aussi immatériels. Il y a en effet de plus en plus de chevauchements entre design de produits, de services ou d’expériences ».
La discussion est loin d’être close. Caroline Gagnon, professeure agrégée à l’École de design de l’Université Laval, concède s’être posée aussi cette question lors de l’ouverture, en 2014, du programme en design de produits, notion équivalente au design industriel, dont elle est la directrice. « Avec le temps, les pratiques du design se sont diversifiées et ne sont plus uniquement liées à l’industrie manufacturière. Mais on a fait ce choix, car notre champ d’application reste l’objet plutôt que l’image (liée au graphisme), l’espace (lié au design d’intérieur) ou l’interface numérique », explique celle qui signait en 2016 un article intitulé « Le design est-il en crise existentielle ? »
« Les techniques vont varier, mais les méthodes restent les mêmes », résume son collègue Guillaume Blum, lui aussi professeur à l’Université Laval.
« On enseigne le design plus comme un processus critique, analytique et créatif pour répondre à une problématique », indique pour sa part Tatjana Leblanc, directrice de l’École de design de l’Université de Montréal.
Design thinking : opportunité ou fausse bonne nouvelle ?
Cette conception globale du design comme un processus de résolution de problèmes est d’ailleurs à l’origine de la notion de pensée design, ou design thinking, que l’on voit fleurir dans de nombreuses organisations. Ce n’est pas sans susciter, là encore, son lot de controverses parmi la communauté. « Tout n’est pas à rejeter, mais le problème est que l’on parle ici de design qui est moins fait par des designers que par des gestionnaires », estime M. Blum.
« Il ne faut pas que cela dilue les compétences du designer au profit de designers du dimanche qui n’ont pas cette culture spécifique », ajoute Sylvain Duchesne, partenaire chez Katz Design.
D’autres y voient cependant une façon de promouvoir le design au sein des entreprises. Car le véritable enjeu actuel de la profession est bien là : la reconnaissance de sa pleine valeur ajoutée.
« On milite pour que le design soit intégré de façon plus stratégique au sein des organisations. Beaucoup d’entreprises voient encore le designer comme un technicien qui s’occupe de la mise en forme finale et de l’esthétisme », regrette M. Derome.
Une approche multidisciplinaire
« Pour mieux outiller nos étudiants, nous développons leurs compétences économiques et ethnographiques, autrement dit leurs connaissances des modèles d’affaires et de l’être humain. Ceci, afin qu’ils puissent développer un argumentaire plus rigoureux et jouer un rôle plus en amont de la chaîne de valeur », explique Mme Gagnon.
Pour elle, le designer n’est en effet « ni un artiste, ni un anthropologue, ni un ingénieur… mais à l’intersection de ces trois champs disciplinaires ». En somme, un spécialiste de la pensée complexe.
« C’est un métier de spécialiste qui a besoin d’être généraliste sur des métiers connexes », synthétise Grégoire Baret, directeur du design d’expérience multicanal au sein du Groupe Aldo.
Un type de profil qui peut donc s’adapter aux nouveaux champs d’application de la profession que sont par exemple le design de service ou d’expérience utilisateur (UX). « L’UX, c’est la concrétisation du travail du designer sur une interface différente d’un produit physique », assure M. Derome.
Shopify, par exemple, a compris cette parenté entre design industriel et UX. « On embauche beaucoup de designers industriels, car ce sont de très bons designers UX, illustre Cynthia Savard Saucier, directrice du design utilisateur chez Shopify, qui a, elle-même, un baccalauréat en design industriel. Que les résultats soient des pixels ou du matériel plastique, la manière d’approcher un problème reste la même. »
Une nouveauté doit malgré tout être appréhendée par les designers aujourd’hui : la donnée. « C’est une ressource qui devient naturelle pour la profession, car elle permet de mieux comprendre encore les comportements des utilisateurs », affirme M. Baret.
« Cela ouvre tout un champ des possibles et ajoute du design de service dans des secteurs où on ne l’attendait pas », précise M. Derome en citant en exemples les objets connectés et le modèle des voitures en libre service.
« Notre rôle en fait, c’est de penser le demain. Peu importe le domaine, matériel ou immatériel », concède Tatjana Leblanc.