Retour au bureau: anticiper les risques pour mieux se lancer
François Normand|Édition de la mi‑octobre 2021(Photo: Babumon PT pour Unsplash)
Inquiètes des conséquences potentielles liées au variant Delta, de grandes entreprises ont récemment annoncé le report du retour au bureau de leurs employés. Pourtant, les experts s’entendent pour dire que le coronavirus est là pour de bon. Les entreprises ont donc tout intérêt à se préparer dès à présent à fonctionner dans cette nouvelle normalité. Oui, cela signifie prendre certains risques, dans un monde où le risque zéro n’existe plus. En revanche, on peut gérer ces risques et réapprendre à fonctionner. Voici comment.
« Si je pense uniquement au risque quand je me déplace, je ne prendrai pas mon automobile. Je la prends quand même parce que je pense à mon objectif, à ce qui est important, en sachant que je ne peux pas mitiger tous les risques », explique Maria Philippoussis, psychologue à Phénix Conseil, une firme montréalaise qui offre aux entreprises des services de psychologie industrielle et organisationnelle.
C’est sensiblement la même chose avec la COVID-19 : les sociétés devront développer cette posture mentale si elles veulent retrouver une nouvelle normalité, car le coronavirus est là pour de bon, affirment des spécialistes interviewés par « Les Affaires ».
Pourquoi les entreprises devraient-elles prendre ce risque calculé ? Parce que même si rapatrier des employés adéquatement vaccinés (qui ont reçu au moins de deux doses) comporte certains risques, les avantages surpassent les inconvénients, confirme la documentation économique.
Ainsi, avoir des contacts en personne avec nos fournisseurs, nos collègues et nos clients est bénéfique pour la croissance des entreprises, de même que pour le renforcement des relations d’affaires et du sentiment d’appartenance des employés.
Autre facteur important : le temps qui passe. « Plus nous repoussons le retour au bureau, plus il sera difficile de convaincre les équipes de revenir », fait remarquer Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec (CRHA).
Il y a un autre angle mort. Le télétravail prolongé à grande échelle peut aussi avoir un effet à la hausse sur la masse salariale des entreprises étant donné la turbulence actuelle du marché du travail.
Benoît Cormier, associé à GLM Conseil, une firme de Longueuil qui aide les PME manufacturières du Québec à exécuter leur virage numérique, peut en témoigner, car les coûts de la main-d’œuvre de son entreprise ont bondi en raison du maraudage en ligne. « Nos employés passaient plus de temps sur leur ordinateur, ce qui crée une relation en continu avec l’ensemble des réseaux sociaux où sont présents les chasseurs de têtes. Comme ceux-ci sont agressifs, nous avons dû augmenter le salaire moyen durant la deuxième et troisième vague pour garder nos talents », dit-il.
Puisque GLM Conseil est la « proie » des chasseurs de têtes, la PME a même dû réviser ses contrats en conséquence pour éviter ce piège.
Pas question de faire fi des mesures sanitaires
Bien entendu, accepter de prendre certains risques ne signifie pas de contourner les consignes de la Santé publique et de ne plus respecter du jour au lendemain les gestes barrières. Personne ne veut vivre le cauchemar de l’Alberta, qui a pratiquement levé cet été toutes ses mesures sanitaires et qui en paie maintenant le prix.
La pandémie n’est pas encore terminée, et le réseau québécois de la santé demeure sous pression, sans parler du report ou de l’annulation de rendez-vous qui ne sont pas jugés urgents.
Les entreprises doivent donc continuer d’appliquer à la lettre les mesures sanitaires.
Pour autant, il faut bien comprendre la nature de la quatrième vague de COVID-19 qui afflige le Québec afin d’être en mesure de bien jauger le risque sanitaire dans les entreprises.
Le 4 octobre, 73 % des personnes hospitalisées au cours des 28 jours précédents étaient soient non vaccinées ou avaient reçu leur première dose depuis moins de 14 jours, selon l’INSPQ. Une personne non vaccinée avait 7,8 fois plus de risque de contracter la COVID-19 et courait 27,4 fois plus de risque de se retrouver à l’hôpital qu’une personne ayant reçu au moins deux doses de vaccin.
Cette information est cruciale pour les entreprises qui souhaitent ramener leurs employés adéquatement vaccinés au bureau. Il faut cependant rester très prudent. D’une part, pour réduire les risques de contamination dans votre entreprise et, d’autre part, pour gérer le sentiment d’insécurité qui perdurera encore un certain temps au sein de vos équipes.
D’autant plus que plusieurs zones d’ombre persistent. Si les entreprises n’exigent pas le passeport vaccinal à leurs employés, comment s’assurer que celles et ceux qui se présentent au bureau auront bien reçu leurs deux doses? Peut-on vraiment tenir pour acquis que tout le monde dira la vérité et qu’aucune personne non vaccinée ne mentira sur sa condition afin de ne pas être exclue du groupe?
Imaginez cette scène. Les gens reviennent au bureau, tout se passe bien, le sentiment de sécurité est au rendez-vous, et le risque sanitaire est tout à fait acceptable. Dans les jours suivants, après une grosse journée de travail, vous allez prendre un verre entre collègues. Et là, sous l’effet de l’alcool, l’un d’eux admet qu’il n’est finalement pas vacciné…Malaise et colère assurés.
Pour autant, il existe des solutions concrètes pour vous aider à avancer en gérant adéquatement tous ces défis.
Rendre vos employés plus tolérants au risque
Pour faciliter un retour au travail en personne, Maria Philippoussis suggère que les employeurs mettent en place des stratégies de mobilisation du personnel, et ce, dans un cadre qui fait preuve de flexibilité, d’écoute et de bienveillance.
« En étant à l’écoute de leurs employés et en respectant leur couleur [c’est-à-dire, leur individualité, leur humeur, leur réalité], les dirigeants seront en mesure d’établir des stratégies pour bien gérer le retour au travail », souligne la psychologue.
Selon elle, des activités de méditation de pleine conscience (« mindfulness », en anglais) peuvent aussi contribuer à réduire le stress et l’anxiété des employés. Plusieurs études ont conclu aux bienfaits de la pleine conscience, dont une publiée en 2018 par le « Journal of Personality and Social Psychology »(« How Mindfulness Training Promotes Positive Emotions »), une publication de l’American Phychological Association.
Dans la même veine, l’Ordre des CRHA conseille à ses membres dans les entreprises de développer les « soft skills » des travailleurs, c’est-à-dire les compétences humaines et de collaboration. Manon Poirier affirme que le personnel serait ainsi mieux préparé à affronter cette turbulence et les prochaines, et ce, peu importe leur nature. « Trop souvent négligées, quoique bien plus difficiles à développer que les compétences techniques, les compétences humaines sont nettement plus durables et utiles devant l’inconnu », insiste-t-elle.
Ces « soft skills » comprennent la résilience, les habitudes de collaboration, l’agilité, la polyvalence, la créativité, l’intelligence émotionnelle, la pensée critique, sans oublier l’aptitude à résoudre des problèmes au sein des équipes.
Un investissement en SST de longue durée
La santé et la sécurité au travail (SST) devront aussi devenir une plus grande priorité à long terme pour diminuer les risques de contagion, disent les spécialistes — même lorsque la pandémie sera terminée et que la COVID-19 sera endémique, avec des éclosions sporadiques malgré la vaccination de masse.
C’est d’ailleurs la stratégie qu’Énergir, un producteur et un distributeur d’énergie, entend mettre en place, confie la directrice des affaires publiques et engagement communautaire, Catherine Houde. « On a mis les ressources financières et humaines nécessaires au cours des 18 derniers mois pour gérer la pandémie. Les bonnes pratiques que nous avons développées sont là pour de bon et le budget qui s’y rattache devrait être récurrent », dit-elle.
Ecolopharm, un fabricant d’emballages écologiques pour l’industrie pharmaceutique établi à Chambly, en Montérégie, a la même approche préventive pour gérer ses risques sanitaires et retrouver un semblant de normalité dans ses activités. Par exemple, l’entreprise a rendu la vaccination obligatoire pour sa force de vente en contact direct avec la clientèle, c’est-à-dire les pharmaciens canadiens, souligne la présidente de la PME, Sandrine Milante.
« Une fois pleinement vaccinée, ma force de vente a repris ses activités de rencontres professionnelles en personne — ils ont très vite oublié Zoom! —, mais toujours avec le port du masque en tout temps », précise l’entrepreneure.
Diversifier et s’assurer de la fiabilité des fournisseurs
Par ailleurs, les entreprises devront aussi accepter de prendre plus de risque dans leur chaîne d’approvisionnement mondiale, alors que le secteur manufacturier dans les pays asiatiques — où peu de travailleurs sont adéquatement vaccinés — pâtit de ralentissements, voire d’arrêts de la production, en raison de nouveaux confinements.
Au Vietnam, par exemple, le nouveau confinement strict imposé dans la métropole Hô Chi Minh-Ville a forcé certaines entreprises à déplacer leur production dans d’autres marchés, rapporte le Financial Times de Londres.
Les entreprises canadiennes qui y voient un argument massue pour rapatrier de la fabrication de l’Asie vers l’Amérique du Nord risquent de déchanter, car le « reshoring » représente des défis, affirme Éloïse Harvey, cheffe de l’exploitation d’EPIQ Machinerie, un équipementier dans l’industrie de l’aluminium.
« Le premier obstacle à l’éloignement des fournisseurs situés en Asie est notre propre pénurie de main-d’œuvre actuelle ici en Amérique du Nord. Le second est l’augmentation des coûts pour nos clients qui, je crois, hésiteraient à l’accepter », explique la dirigeante de l’entreprise, dont le siège social est situé à Saint-Bruno-de-Montarville, sur la Rive-Sud de Montréal.
Bien entendu, la diversification du nombre de fournisseurs est une stratégie gagnante.
Pour autant, c’est davantage la qualité des fournisseurs — leur fiabilité et leur capacité à préserver l’intégrité de la chaîne d’approvisionnement de leurs clients — qui compte vraiment dans la conjoncture actuelle, affirme Éloïse Harvey. « La capacité des fournisseurs à minimiser leur impact sur notre chaîne d’approvisionnement deviendra un élément clé de leurs mesures de performance dans les mois et les années à venir. »
Même son de cloche du côté de Ygal Bendavid, spécialiste en gestion des opérations et directeur du Laboratoire Internet des objets à l’ESG UQÀM. « COVID-19 ou non, les entreprises doivent améliorer la fiabilité de leur chaîne d’approvisionnement, mais c’est une tâche bien compliquée. » À ses yeux, le rapatriement de la production de l’Asie vers l’Amérique du Nord est plus réaliste si cette production est transférée par exemple de la Chine au Mexique.
Anticiper une hausse des coûts
La prise de risque supplémentaire pour retrouver une certaine normalité implique aussi que les entreprises ne manquent pas de liquidités. C’est notamment la stratégie de la multinationale québécoise Savaria, un fabricant de produits de mobilité qui a des usines en Asie, en Europe et au Canada. « Nous nous assurons d’avoir des réserves financières suffisantes et flexibles, et nous surveillons de près nos dépenses en capital. Nous portons également une attention particulière à nos comptes clients », indique le vice-président aux opérations, Sébastien Bourassa.
Sans parler de constitution d’une réserve financière, l’entrepreneur Julien Depelteau, président de Flexpipe, une PME manufacturière de Farnham, en Montérégie, qui fabrique des produits modulables, affirme qu’il faut nécessairement s’attendre à une hausse des coûts de la main-d’œuvre en raison de l’absentéisme en mode présentiel.
« Par exemple, on tolère beaucoup moins un employé qui coule du nez dans un milieu de travail aujourd’hui, même si on se fait dire que ce sont des allergies », confie-t-il.
Ce risque d’augmentation des coûts en raison de l’absentéisme est d’autant plus élevé si les outils de travail (par exemple, des ordinateurs de bureau) des employés qui retournent au bureau ne sont pas mobiles comme dans le cas des ordinateurs portables.
Du reste, les employés et les dirigeants d’entreprise ne seront pas les seuls à devoir apprendre à être plus tolérants quant au risque sanitaire afin de bénéficier des avantages du travail en personne. Les conseils d’administration devront aussi revoir leur posture en matière de gestion des risques, selon Yan Cimon, professeur titulaire de stratégie à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. « Ces derniers devront éviter un trop grand conservatisme face à l’incertitude et se concentrer sur leur mission de création de valeur, dit-il. Ceux qui sauront accepter une plus grande prise de risques calculés seront en mesure de mieux positionner leurs organisations non seulement pour la reprise, mais aussi pour la “nouvelle normalité”. »
C’est la raison pour laquelle la composition des CA « est plus importante que jamais » dans la conjoncture actuelle, souligne Yan Cimon.
Question d’avoir les deux mains sur le volant. Mais surtout de ne pas trop hésiter à prendre la route malgré certains risques inhérents.