Vos ressources humaines souffrent-elles de comptabilité mentale?
Nathalie Francisci|Édition de la mi‑septembre 2019CHRONIQUE. Le concept de comptabilité mentale (mental accounting) s'applique généralement aux ...
CHRONIQUE. Le concept de comptabilité mentale (mental accounting) s’applique généralement aux investisseurs et aux financiers lors d’une acquisition ou d’une vente d’entreprise, mais dans les faits, on en souffre tous un peu. Ainsi, psychologiquement, on a tendance à dépenser plus quand on paie par carte de crédit qu’en argent comptant pour un même achat. Par exemple, votre pot Masson rempli de pièces de 2 $ pour acheter vos bonbons préférés ne saurait servir pour acheter les conserves pour le chat, sachant que le pot Masson pour les achats de Minou est vide. Si vous souffrez de comptabilité mentale, vous préférerez financer les boîtes de Minou avec votre carte de crédit plutôt que piger dans votre pot réservé à vos bonbons. Vous me suivez ?
Le recrutement, dans le contexte de marché d’offre de talents et des besoins en main-d’oeuvre des entreprises, est aussi une transaction. Lorsque vient le temps de négocier, le gestionnaire et les ressources humaines, tout comme les candidats, ont tendance à se laisser prendre par des biais comportementaux similaires à ceux qui affectent les chefs de la direction financière et les banquiers d’affaires.
Principe de l’ancrage
L’économiste et théoricien de la finance comportementale Richard Thaler a effectué une expérience dont les résultats montrent que les individus conditionnent leur décision d’achat en fonction du contexte. Dans son étude, 75 % des sujets étaient prêts à payer plus cher leur bière dans un hôtel que dans une épicerie, car le prix de référence y est plus élevé. C’est le principe de l’«ancrage».
Un candidat à l’emploi coûte toujours plus cher que celui qui est disponible. Un peu comme une auto qui perd automatiquement de sa valeur une fois sortie du concessionnaire même si elle n’a jamais encore roulé. En mode d’acquisition de talents, c’est notre perception du contexte qui nous amène à bonifier l’offre en raison du fait que le candidat n’est pas aussi accessible que celui qui est sans emploi.
En situation de pénurie des talents, les candidats de valeur sont aussi rares que les perles roses du lambi des Antilles. Trouver ces joyaux peut prendre de nombreux mois. Fatigué de courir après les candidats et, devant le nombre de postes à pourvoir dans l’organisation, le gestionnaire RH atterrit dans le bureau de son chasseur de têtes préféré qui lui promet une livraison clé en main 12 semaines plus tard. Outre les frais d’honoraires et le temps prolongé pour recruter le précieux cadre (oui, les délais en recrutement sont comparables à ceux de vos travaux de rénovation; c’est toujours plus long et plus coûteux que le budget initial), le gestionnaire RH se retrouvera en fin de processus de sélection avec le cruel dilemme de bonifier son offre salariale de 30 % pour fermer son dossier et satisfaire l’appétit de son client interne qui n’en peut plus d’attendre, ou de risquer de perdre son candidat et recommencer à zéro son processus. Payer plus cher maintenant et fermer son dossier ou attendre encore six mois avant de trouver un nouveau talent pour, au final, peut-être payer quand même 30 % de plus ? Voilà la question !
Le candidat présenté par un recruteur externe coûte-t-il plus que celui qu’il aurait trouvé par lui-même ? Surtout, l’écart du montant de la transaction est-il toujours aussi justifiable ? C’est ce qu’on appelle l’«effet de Halo», qui se produit quand notre perception est influencée par l’opinion que l’on a préalablement pour l’une de ses caractéristiques. Ainsi, la peur de passer à côté d’un bon candidat peut rendre celui-ci plus précieux ou désirable à nos yeux et nous influencer à bonifier notre offre pour ne pas le perdre. Thaler affirme que la peur de perdre la transaction est plus forte que le gain potentiel. Ainsi, le gestionnaire RH est prêt à payer plus cher pour éviter de perdre sa perle du lambi plutôt que de mettre en perspective et en contexte le réel besoin et le processus de sélection. Sans compter que recruter un candidat «super star» procure invariablement un sentiment de puissance et de supériorité similaire à celui d’acheter son plus gros compétiteur.
Même phénomène du côté du candidat. L’individu qui perçoit une occasion de carrière présentant un caractère exceptionnel pour lui ou encore le fait de travailler pour une entreprise reconnue et à succès sera moins enclin à négocier son salaire. Il se trouvera presque chanceux d’être considéré pour le poste et il sera prêt à faire beaucoup plus de concessions.
Il y a dans un processus de sélection une similitude avec celui d’une transaction financière. Le facteur émotif joue un rôle parfois déterminant dans le recrutement, et contrer l’effet de notre comptabilité subjective interne repose sur une évaluation juste de la valeur du candidat, peu importe le contexte, et ce, en toute rationalité à l’abri de nos biais comportementaux.