La campagne pollue la ville !


Édition du 08 Décembre 2018

La campagne pollue la ville !


Édition du 08 Décembre 2018

On vient de découvrir que l'ammoniac contribue à la formation de smog... [Photo : DR]

L'autre jour, je traversais Saint-Paulin, en Mauricie, et j'ai aperçu du coin de l'oeil un supermarché, ce qui m'a réjoui parce que j'avais besoin de me ravitailler. Mais quand je suis sorti de la voiture, je me suis figé d'un coup : l'air empestait.

Ça sentait plus que la traditionnelle odeur de fumier lorsqu'il est épandu dans les champs. Il y avait quelque chose d'autre, qui me piquait le nez, les yeux et même la peau du visage. J'étais littéralement agressé par cette odeur. J'ai bloqué ma respiration et couru me réfugier dans le magasin.

Cette odeur, c'était celle de l'ammoniac, un gaz incolore et irritant dont l'odeur est perceptible à hautes concentrations. Elle provenait d'un polluant considéré comme «toxique» s'il est inhalé en grande quantité, selon Environnement et Changement climatique Canada (ECC). Pis, d'un gaz qui se combine aisément avec d'autres composants comme les sulfates et les nitrates et forme ainsi des particules fines - 2,5 microns de diamètre, soit trois fois moins qu'un globule rouge - qui se logent sans problème dans les poumons et peuvent finir par se traduire par différentes maladies cardiaques et pulmonaires, voire par des morts prématurées, d'après le magazine américain Science.

La question m'a sauté aux yeux, en notant tout ça : le danger est-il réel pour ceux qui sont régulièrement exposés à l'ammoniac ? J'ai donc creusé, pour découvrir quelque chose de carrément ahurissant, à savoir que personne ne se préoccupe vraiment de ce polluant !

Au Canada, l'ammoniac est le seul des six principaux polluants atmosphériques générés par l'activité humaine à avoir connu une croissance depuis 1990 ; la hausse a été de 20 % jusqu'à aujourd'hui, à 492 kilotonnes, selon une récente étude d'ECC. Qui est le pollueur fautif ? Les experts du ministère sont catégoriques : l'ammoniac provient à 94 % de l'agriculture, et son émission en constante progression est «principalement due à l'utilisation accrue d'engrais azoté de synthèse et à la hausse de la population du bétail».

Bref, les agriculteurs produisent de plus en plus d'ammoniac dans l'indifférence générale. Il se pourrait toutefois que ça change bientôt, car on vient tout juste de découvrir que l'ammoniac des campagnes pollue... jusqu'aux villes !

L'an dernier, des chercheurs ont voulu savoir pourquoi Salt Lake City était maintenant surnommée «Smog Lake City». Ils ont analysé l'air de la capitale de l'Utah et de ses environs, et ont découvert que les trois quarts des particules fines qui composaient le smog étaient du nitrate d'ammonium. Or, celui-ci naît lorsqu'on combine de l'ammoniac avec des oxydes d'azote, lesquels sont massivement produits par les véhicules et les équipements industriels.

Conclusion : l'ammoniac de la campagne voyage dans les airs jusqu'à la ville et produit le smog, avec toute la nocivité qu'on lui connaît (dommages au coeur et aux poumons, avec risque de mort prématurée, d'après Santé Canada). En apprenant cela, les agriculteurs de l'État ont vivement protesté et pointé du doigt les golfs, friands de fertilisants, mais les relevés des scientifiques les ont fait taire : l'essentiel de l'ammoniac à l'origine du smog de Salt Lake City provenait d'une zone agricole distante d'une centaine de kilomètres de la capitale.

Qu'en est-il au Québec ? L'an dernier, Montréal a enregistré 34 jours de mauvaise qualité de l'air, dont 7 jours de smog. Désormais, lorsque ECC lance un avertissement de smog, cela ne touche plus seulement les grands centres urbains, mais carrément des régions entières. En novembre 2017, cela avait par exemple concerné «la vallée du Saint-Laurent, de Montréal jusqu'à Québec, l'Estrie, la Beauce et Montmagny». C'est clair, l'heure est grave.

La Grande-Bretagne est l'un des rares pays à avoir réalisé le danger et à avoir surtout pris le taureau par les cornes. Cette année, une étude de Rand Europe et de la Royal Society a mis au jour le fait que l'ammoniac émis par l'agriculture représentait pour la société un coût «conservateur» de 4,22 $ par kg d'ammoniac en matière de santé et de biodiversité, soit un coût annuel de 1,2 milliard de dollars. La révélation a choqué tout le monde, y compris les agriculteurs.

Résultat : Le gouvernement britannique a aussitôt lancé un plan d'urgence, astreignant le secteur agricole à diminuer ses émissions d'ammoniac d'au moins 16 % d'ici 2030, et ce, en recourant à deux leviers : d'une part, la prise de conscience de la gravité de la situation et, d'autre part, l'obligation de traiter autrement le fumier.

C'est que la solution au problème est on ne peut plus simple : il suffit en effet de «produire, stocker et épandre» autrement le fumier, selon l'étude. On peut notamment nourrir les bêtes d'une autre façon pour qu'elles produisent moins d'ammoniac dans leur urine, stocker de manière plus hermétique leurs déjections et épandre de façon à minimiser les émissions gazeuses. Ce qui a, certes, un coût, mais nettement inférieur à celui que l'ammoniac représente pour la société.

Voilà. La solution existe, elle est purement technique. Elle peut permettre aux Québécois des villes et des champs - à commencer par les Saint-Paulinois - de respirer un air un peu plus pur, ce qui, à mes yeux, n'a pas de prix. Croisons les doigts à présent pour que nos chers ministres de l'Agriculture écarquillent des yeux en découvrant cette chronique et agissent en conséquence...

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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